Le réformiste Hassan Rohani tente de s'affranchir de la tutelle hostile de l'ayatollah Ali Khamenei, Guide suprême de la révolution (ici, en portrait). © A. Kenare/AFP

Hassan Rohani, le rebelle du sérail

Le Vif

Largement réélu le 19 mai dernier, le président iranien a officiellement entamé son deuxième mandat ce 3 août. Il doit maintenant éventer les pièges semés sous ses pas par les gardiens du dogme ultraconservateur. Rude bataille…

Au-delà de sa dramaturgie solennelle et compassée, la scène, qui date de la mi-juin, dévoile en une poignée de secondes l’âpreté de la mission qui échoit à Hassan Rohani, confortablement réélu à la présidence un mois plus tôt. En cette soirée de ramadan, une cérémonie de rupture du jeûne réunit, en présence d’une foule de fidèles, l’élite politico- cléricale de la République islamique d’Iran. Il y a là Ali Larijani, le patron du Majlis – le Parlement -, son frère Sadegh, le très dogmatique chef du pouvoir judiciaire et, bien entendu, le Guide suprême de la révolution, Ali Khamenei, détenteur de la réalité du pouvoir. Le sortant fraîchement reconduit vient de disserter sur l’impérieuse nécessité d’attirer les investissements étrangers. Au pupitre, l’ayatollah Khamenei, voix traînante et lueur ironique dans le regard, lui donne la réplique.  » Le docteur Rohani a longuement évoqué l’économie du pays, raille le Guide. Il nous dit qu’il faut faire ceci, qu’il faut faire cela. Mais à qui s’adresse-t-il donc, sinon à lui-même, maître de l’exécutif ?  » La pique suscite des clameurs approbatrices dans les travées et fait naître sur le visage du réformiste ainsi tancé, assis à la gauche de son procureur, un sourire pincé. Le plus rude, pourtant, reste à venir. A l’orée de la décennie 1980, poursuit l’orateur coiffé du turban noir des seyed – les descendants du Prophète -,  » le président de l’époque a polarisé notre société en deux camps et divisé la nation entre partisans et opposants ; cela ne doit en aucun cas se reproduire « . Allusion transparente à Abolhassan Bani Sadr, destitué en juin 1981, astreint à l’exil et établi depuis lors à Versailles. Comment ne pas voir dans cette évocation du passé récent une mise en garde ? La semonce porte. Le 23 juin, lorsque l’élu à l’épaisse barbe grisonnante et au sourire suave prend part à la marche de la  » Journée internationale al-Qods (Jérusalem) « , vouée chaque année à dénoncer l’occupation israélienne en Palestine, une escorte hostile lui emboîte le pas, l’abreuvant de slogans peu amènes. Dont celui-ci :  » Rohani-Bani Sadr, félicitations pour votre parenté !  » Bronca marginale, certes, mais qui contraint le  » cheikh américain « , autre apostrophe infamante entendue alors, à remonter dans sa limousine et à s’éclipser.

Loin de l’apaiser, la victoire éclatante dans les urnes, le 19 mai, de l’hodjatoleslam Rohani – dignitaire de rang moyen dans la hiérarchie chiite – aiguise l’ambiguïté qui hante depuis près de quarante ans la théocratie persane. Dans un Iran mondialisé, bousculé par une jeunesse avide de liberté et de modernité, la primauté de l’aura religieuse sur la légitimité élective, fondement du régime, ne va plus de soi. 57 % des suffrages dès le premier tour, près de 5 millions de voix de plus qu’en 2013 : les disciples du chantre de la  » modération  » ont voulu croire que l’ampleur de son succès – et le revers cinglant infligé à Ebrahim Raïssi, le favori du  » système  » – élargirait sa marge de manoeuvre, à défaut de lui donner les coudées franches. Conviction confortée par le triomphe des listes réformistes, sensiblement féminisées, lors des scrutins municipaux organisés le même jour ; tenues jusqu’alors par les conservateurs, les municipalités de Téhéran et d’Ispahan sont ainsi tombées dans l’escarcelle des  » rohanistes  » et des adeptes de l’ancien président réformateur, Mohammad Khatami (1997-2005).

Le président peut s'appuyer sur une assise électorale raffermie et sur une jeunesse avide de modernité.
Le président peut s’appuyer sur une assise électorale raffermie et sur une jeunesse avide de modernité.© F. Bahrami/Anadolu Agency/AFP

Illusion d’optique. Car les gardiens du temple ultraconservateur livrent depuis lors à l’élu du peuple une guérilla de harcèlement, intensifiant ainsi le travail de sape engagé durant une campagne fertile en invectives. Deux griefs récurrents, relayés avec zèle par les médias d’Etat, tournent en boucle. Primo, du fait de leur coupable laxisme, le docteur en droit de l’université de Glasgow (Ecosse) et les technocrates qui l’entourent favorisent la diffusion pernicieuse, dans le tissu social, des valeurs frelatées de l’Occident. Secundo, l’accord nucléaire conclu en juillet 2015 avec les  » 5 + 1  » – Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France et Allemagne -, priorité absolue du premier mandat, n’a en rien adouci le quotidien des déshérités ; et ce en dépit de l’allégement du fardeau des sanctions internationales.

Un signe parmi cent : si, à l’annonce du verdict électoral, l’ayatollah Khamenei a louangé ses compatriotes pour leur civisme, il s’est abstenu de féliciter le vainqueur. Malgré les promesses réitérées au fil de ses meetings, celui-ci ne parvient toujours pas à imposer la levée de l’assignation à résidence infligée depuis plus de six ans à Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, les deux figures de proue du  » Mouvement vert « , l’insurrection civique déclenchée au printemps 2009 par la réélection frauduleuse de l’archéo-populiste Mahmoud Ahmadinejad. Certes, Hassan Rohani préside ès qualités le Conseil suprême de sécurité nationale – dont il fut le secrétaire seize années durant -, seul organe habilité à mettre un terme à cette réclusion, mais il s’y trouve en minorité. De plus, les décisions de cette instance politico- militaire restent soumises à l’aval du Guide… Lequel ne manque jamais une occasion de lui savonner la planche. Pour preuve, sa parabole militaire pour le moins retorse du 7 juin. Ce jour-là, Khamenei professe que tout soldat peut agir selon sa conscience en cas de défaillance de son commandement ; et faire, si besoin,  » feu à volonté « . L’émoi provoqué par cette métaphore est tel que l’entourage de l’ayatollah s’échine aussitôt à en atténuer l’impact, martelant qu’elle ne constitue nullement un appel à l’anarchie…

Dans un monde mondialisé, la primauté de l’aura religieuse ne va plus de soi.

Peu enclin à courber l’échine, Hassan Rohani riposte du tac au tac. Lui aussi sait manier les références historiques, voire sacrées, au risque d’écorner les tabous les plus tenaces. Quelques jours après la rebuffade publique du ramadan, voilà qu’il invoque devant un parterre d’universitaire la figure révérée d’Ali ibn Abi Talib, cousin, gendre et protégé du Prophète, quatrième calife de l’islam et premier imam chiite.  » Nous appartenons, souligne alors Rohani, à la religion d’Ali, dont l’autorité reposait sur la volonté et l’adhésion du peuple.  » A bon entendeur, salam ! De même, le mollah connecté, rompu à l’usage de Twitter et de Facebook, répète à l’envi à l’attention des boutefeux du camp d’en face qu’il est bien plus ardu d’instaurer la paix que de battre les tambours de la guerre.

Signe de l’escalade en cours : Rohani défie frontalement le corps des Gardiens de la révolution, ou pasdaran, le bras armé du pouvoir. Cette nébuleuse tentaculaire contrôle directement ou indirectement, par le biais de sociétés écrans au besoin, 50 % de l’économie nationale, d’autant que la quarantaine infligée à la République islamique lui a permis de consolider sa rente de situation, très au-delà du métier des armes. Son emprise s’exerce ainsi sur des domaines aussi divers que le BTP, l’ingénierie, les transports, les télécommunications, la banque, l’agroalimentaire ou l’énergie. La coterie militaro-affairiste voit donc d’un très mauvais oeil l’irruption d’investisseurs venus d’ailleurs, tout comme les privatisations préconisées par la présidence.

Une stratégie à haut risque ? Sans nul doute. Mais s’il persiste à jouer son va-tout, Rohani ne manquera pas d’atouts. A commencer par une assise électorale raffermie et un impeccable pedigree de fils du sérail révolutionnaire. Sérail dont ce compagnon d’exil de l’imam Ruhollah Khomeini, icône intouchable, connaît intimement les recoins et les rouages, pour avoir été tour à tour député puis vice-président du Parlement, pilier du Conseil suprême de défense au temps de la guerre Iran-Irak (1980-1988), commandant des forces aériennes, mais aussi membre de l’Assemblée des experts et du Conseil de discernement, deux des socles institutionnels du régime.

Leadership régional

Les attentats suicides du 7 juin (ici, la cérémonie d'hommage aux victimes) brouillent l'image de stabilité dont se prévaut l'Iran.
Les attentats suicides du 7 juin (ici, la cérémonie d’hommage aux victimes) brouillent l’image de stabilité dont se prévaut l’Iran.© Anadolu Agency/AFP

Pour autant, diverses inconnues, d’ordre géopolitique pour la plupart, compliquent l’épineuse équation que le successeur d’Ahmadinejad s’évertue à résoudre. Il ne peut désavouer l’engagement massif des pasdaran et de leurs supplétifs auprès du tyran syrien Bachar al-Assad, ni les ingérences iraniennes en Irak ou au Yémen ; et pas davantage se démarquer du volontarisme qu’affichent les stratèges des Gardiens quant à l’élargissement de l’arsenal de missiles balistiques made in Iran. De même, en cette période d’extrême tension entre la puissance chiite et le royaume saoudien, prétendants l’un et l’autre au leadership régional, cet avocat du dialogue se doit d’afficher envers Riyad une intransigeance au-dessus de tout soupçon. Quant aux attentats suicides meurtriers du 7 juin – 17 tués -, perpétrés simultanément devant le Majlis et dans l’enceinte même du mausolée de Khomeini, ils érodent à son détriment  » l’avantage comparatif  » dont la République islamique se prévaut volontiers. Revendiqué par les djihadistes sunnites de l’Etat islamique, ce double assaut, imputé par les ultras au trio  » satanique  » formé par l’Arabie saoudite, les Etats-Unis et Israël, brouille son image d’îlot de stabilité au coeur d’un océan moyen-oriental tempétueux.

Mais rien n’assombrit autant l’horizon de Rohani que l’hostilité compulsive de Donald Trump et de son administration, alliés objectifs du clan des faucons téhéranais. Washington n’en finit plus d’appeler à  » l’isolement  » de l’Iran et de dégainer l’épée de Damoclès de sanctions économiques maintenues, voire renforcées ; ce qui tétanise les banques internationales, menacées d’amendes punitives écrasantes, et entrave la finalisation de marchés vitaux. Autant dire que la signature, le 3 juillet, d’un contrat gazier de 4,2 milliards d’euros avec un consortium franco-chinois emmené par Total fait figure de salutaire ballon d’oxygène.

Si féroce soit-il, le duel à fleurets à peine mouchetés entre réformistes précautionneux et zélotes du statu quo occulte une bataille à l’enjeu autrement décisif : la succession d’Ali Khamenei, âgé de 78 ans et dont on sait la santé précaire. A Téhéran, maints analystes prêtent à Hassan Rohani l’intention de briguer la dignité de Guide. Si tel est le cas, et s’il y parvient, le moment sera venu de créer à son profit un prix Nobel de l’habileté tacticienne.

Par Vincent Hugeux.

Un frère dans le viseur

Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. Faute de pouvoir traîner Hassan Rohani devant les tribunaux, l’appareil judiciaire, fer de lance du clan ultraconservateur, s’en prend à son cadet et « conseiller spécial », Hossein Fereydoun, 54 ans, arrêté le 16 juillet. Libéré dès le lendemain contre une caution d’un montant de 8 millions d’euros, cet ancien diplomate, proche des milieux d’affaires, reste accusé de divers « délits financiers ». La justice lui reproche notamment d’avoir imposé à la tête de deux banques d’Etat des obligés, évincés depuis lors pour faits de corruption. Le choix d’une telle cible n’a bien entendu rien de fortuit. « M. Frère » fut notamment, côté Téhéran, l’un des acteurs clés des discussions sur l’accord nucléaire ; et noua en cette qualité des liens cordiaux avec les négociateurs américains. Tout pour déplaire…

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