Guy Verhofstadt © Franky Verdickt

Guy Verhofstadt: « Cessons cette comédie au sujet de la Turquie »

Peter Casteels
Peter Casteels Journaliste freelance pour Knack

Guy Verhofstadt ne renonce pas. Le rêve d’après-guerre d’une Europe unifiée s’effrite et les frontières extérieures du continent doivent affronter l’une des plus grandes menaces depuis la Seconde Guerre mondiale. Si pratiquement personne ne veut plus de pouvoir pour l’Union européenne, notre ancien premier ministre continue à croire que c’est la seule solution. « Nous n’aurons déjà plus à gérer l’opposition des Britanniques. »

Guy Verhofstadt: « Peut-être que je porte un regard trop optimiste sur l’issue du Brexit, mais c’est peut-être le moment de remettre les structures de l’Union européenne en question d’une façon impossible jusqu’ici. Nous ne devons pas nous résigner au préjudice économique et géopolitique infligé à l’Europe. Quoi qu’il arrive, nous devons convenir d’une modification du traité lors des négociations avec le Royaume-Uni, ce qui nous donne une chance de réformer. C’est vraiment une importunité immense. »

Tout le monde n’en est pas convaincu. Où se situe exactement cette opportunité ?

Pour commencer, il faudra élaborer un nouveau statut pour le Royaume-Uni. Pour moi, ce sera un statut d’associé particulier. Celui-ci ne concernera pas uniquement les relations commerciales et l’accès au marché interne. On continuera à coopérer en matière de politique étrangère et de défense aussi. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau : cela ressemble très fort au statut auquel pensaient les fondateurs de l’Union dans les années cinquante. C’est inspirant non ? Personne ne s’en rappelle, mais le Royaume-Uni était déjà membre associé de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) avant de devenir membre à part entière en 1973. Le nouveau statut pourrait également s’appliquer à d’autres pays tels que la Norvège ou la Turquie.

La Turquie ?

Nous menons des négociations d’adhésion avec ce pays alors que tout le monde sait qu’elles aboutiront à un échec. Cessons cette comédie et utilisons ce statut d’associé comme solution intermédiaire pragmatique.

Celui-ci serait peut-être bien pour la Pologne et la Hongrie aussi. Ces pays se comportent comme s’ils ne voulaient plus faire partie de l’UE.

Nous devons essayer de les garder dans l’Union. C’est aussi ce que souhaite la majorité de leur population : récemment, 250 000 Polonais ont participé à une manifestation pro-européenne. Cet été, nous avons même eu la surprise de constater que ces pays oeuvrent à une communauté de défense européenne. Pressés par l’assertivité – ou l’agressivité – de Vladimir Poutine, ils plaident pour plus de coopération européenne.

Seulement sur le plan de la défense. Sinon, ils veulent récupérer un maximum de pouvoir au niveau national.

Nous devons saisir toutes les opportunités qui se présentent. La sortie des Britanniques, qui n’ont jamais été de grands défenseurs de l’intégration européenne, est aussi une opportunité. Nous ne serons plus importunés par leur opposition.

L’opposition n’est-elle pas beaucoup plus profonde? Depuis des années, l’Allemagne et la France ne sont plus d’accord sur le cap que l’Europe doit prendre.

C’est le drame de la confédération européenne. C’est déjà grave que les 28 états membres aient tous autant à dire au Conseil européen, mais si les deux pays qui forment le moteur historique de l’UE ne sont plus d’accord, il ne se passe plus rien. On l’a bien vu pendant la crise de l’euro. La France voulait une approche de gauche et l’Allemagne de droite, ce qui a résulté en une gestion lamentable de la crise, surtout si on la compare à la façon dont les États-Unis – qui sont aussi une fédération – ont géré la crise bancaire : en quelques mois les républicains et les démocrates se sont mis d’accord sur une recapitalisation des banques pour 400 milliards de dollars, un plan d’investissement de 900 milliards d’euros et une injection de la Banque Nationale de pas moins de 1300 millions de dollars. Entre-temps, les banques ont remboursé l’argent, alors que huit ans après le début de la crise, les banques européennes ne sont toujours pas recapitalisées. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une banque espagnole ou italienne ou une caisse d’épargne allemande ne soit en difficulté. Aujourd’hui, les États-Unis possèdent une croissance économique dont l’Europe ne peut que rêver. Pourquoi ? Étudions cette question rationnellement.

On va vous aider un peu: l’Europe n’est pas une véritable fédération. Nous ne parlons pas la même langue, et nos cultures sont trop différentes.

La langue, c’est le peuple c’est ça? C’est évidemment inexact. En Inde, on parle 20 langues et 2000 groupes de population et quatre religions vivent ensemble. C’est une démocratie solide. Aux États-Unis, l’espagnol sera bientôt la langue la plus parlée. La culture européenne est plus unifiée que l’américaine. D’ici aux rives de la Volga, nous avons la même architecture, les mêmes listes de littérature, et nous écoutons la même musique. Nous nous sommes laissé convaincre par les nationalistes et les populistes que ce n’est pas le cas.

Êtes-vous un nationaliste européen? Vous parlez avec autant d’amour de la culture européenne qu’un nationaliste au sujet de son pays ?

Quel mal y a-t-il à aimer la musique de Mozart? Mais je ne qualifierai jamais notre culture de supérieure. On a écrit de la musique ou de la littérature magnifique de l’autre côté de l’Océan Atlantique ou en Chine. C’est une contradiction dans les termes de me traiter de nationaliste.

Le nationalisme continue à séduire. Avez-vous sous-estimé la force de l’État-nation ?

Je ne suis pas étonné que certains soient attirés par la rhétorique simpliste des nationalistes. Tant qu’on ne propose pas d’alternative européenne sérieuse, les gens voudront toujours se réfugier derrière leurs frontières nationales. Aujourd’hui, les politiciens européens leur disent que tout va bien et qu’ils ne doivent pas s’inquiéter. Quelle absurdité ! L’Union européenne n’est pas du tout une success-story. D’autres politiciens courent après les nationalistes et commencent à tirer sur l’Europe. Tout est soi-disant de la faute de l’Europe alors que notre budget ne représente qu’à peine 1% du PIB européen. Et comme 80% de notre budget est consacré aux projets présentés par les états membres, il ne reste presque pas de marge pour une politique de l’UE.

L’automne dernier, vous avez déclaré que la zone euro devait être réformée sous peine de retourner aux monnaies nationales. Renoncerez-vous à l’Europe un jour ?

Non, j’admets que les obstacles sont grands, mais nous réussissons aussi à expliquer pourquoi il faut une autre Europe. Nous voyons beaucoup de réactions positives sur les réseaux sociaux. En Tchéquie, en Pologne et même en Grèce, on assiste à l’éclosion de nouveaux partis pro-européens qui pourraient avoir beaucoup de succès.

Les Grecs n’ont toujours pas instauré les réformes qu’on leur demande, et l’Europe ne leur concède pas d’allègement de leur dette.

En dehors de l’Europe, personne ne comprend cela. L’économie grecque s’élève à moins de 2% du PIB européen, et nous ne sommes même pas capables de résoudre ce problème. Savez-vous que cette année encore, la croissance en Grèce sera négative ? Mais comme l’Europe est obsédée par les chiffres après la virgule, et impose une mentalité de comptable à la Grèce, la situation traîne en longueur. L’Europe n’exige pas les réformes vraiment nécessaires.

De quelles réformes parlez-vous?

Aujourd’hui, la Grèce ne lutte pas contre le clientélisme et la corruption. Le secteur public a toujours trop de pouvoir. Non, on baisse encore un peu plus les salaires et les retraites, et on augmente même les impôts pour les petites et moyennes entreprises qui ont déjà tant de mal. Tant la classe politique grecque qu’européenne se moquent d’aider ce pays à progresser.

Il y un an, Angela Merkel souhaitait la bienvenue à un million de réfugiés en Allemagne. Êtes-vous toujours en colère contre elle ?

Je ne vois pas quelle alternative on aurait pu avoir au ‘Wir schaffen das’. Dix mille réfugiés étaient coincés, principalement dans et autour de gare fermée de Budapest. Les forces de l’ordre hongrois les ont parfois traités comme des animaux. Quand Viktor Orban les a mis dans un bus en direction de la frontière autrichienne, la réaction de Merkel était la seule bonne réponse. Mais ensuite, l’Europe a commis quelques erreurs stratégiques. La Commission a tenté de faire passer un plan de répartition du Conseil européen sans mesures de soutien. Elle aurait dû commencer par élaborer une gestion commune des frontières extérieures, puis une véritable politique d’asile européenne avec les mêmes règles dans tous les états membres et finalement, un plan de répartition obligatoire. Mais nous avons voulu commencer par la fin et le reste n’a pas eu lieu.

Vous qualifiez le deal avec la Turquie de « cynique », mais regardez le résultat : le nombre de réfugiés diminue.

Tout le monde voit bien que ce deal ne traite que les symptômes, non? Le nombre de réfugiés baisse parce qu’Erdogan les retient provisoirement – violemment d’ailleurs – à la frontière turco-syrienne. Mais cette approche n’élimine pas la cause : la guerre que fuient les gens. On n’a d’ailleurs pas encore payé la facture du deal avec la Turquie : Erdogan souhaite une libéralisation du visa pour les Turcs, et faire progresser les négociations d’adhésion à l’UE en échange de son travail. Quand il verra que l’Europe ne peut pas répondre à toutes ses attentes, il laissera à nouveau passer les réfugiés.

Vous souhaitiez intervenir en Syrie? Est-ce toujours le cas ?

Quand en 2011, j’ai appelé à soutenir militairement l’Armée libre syrienne, l’opposition laïque au régime d’Assad, j’ai été insulté. Je serais un va-t’en-guerre. Même ma tentative de faire livrer des lunettes de nuit a été balayée. Entre-temps, l’ALS a sombré, et l’EI a profité de ce vide. À présent, nous n’avons plus un, mais deux ennemis en Syrie. Les interventions militaires sont infiniment plus complexes qu’il y a cinq ans. Cela n’empêche pas les Russes et les Américains d’intervenir, car ils savent que ce sont les Européens, et non eux, qui en porteront les conséquences. Il est évident que l’Europe doit davantage prendre ses responsabilités, mais aujourd’hui nous ne disposons pas de la bonne architecture sécuritaire, c’est-à-dire une armée européenne, pour nous en charger.

Depuis les attentats de Bruxelles, on dit que par le passé la Belgique et le reste de l’Europe ont beaucoup trop peu investi en sécurité interne et en lutte contre le terrorisme. Êtes-vous d’accord ?

L’OCAM a été fondé quand j’étais premier ministre et les premiers procès de terrorisme ont été menés à cette époque. En 2007, j’ai fait annuler le feu d’artifice de la Saint-Sylvestre à Bruxelles parce que le risque de menace était trop élevé. Savez-vous ce qu’on m’a répondu ? Que j’exagérais. Aujourd’hui, on met la vie privée de chacun en péril sous prétexte de lutte antiterroriste alors que tous ces terroristes sont évidemment connus depuis longtemps des services en question. Seulement, les services des différents états membres ne communiquent pas entre eux. La nuit des attentats de Paris Salah Abdeslam a été arrêté par la police française, mais il a pu continuer parce que son signalement ne circulait qu’en Belgique. Et la police allemande n’avait pas transmis aux Français qu’elle avait intercepté une voiture remplie d’armes automatiques et d’un GPS à destination de Paris. La liste de ce genre d’incidents est interminable. Nous devons donc développer une capacité européenne qui puisse monter des opérations sur tout le territoire européen. Les terroristes ne connaissent pas de frontières, mais nos services de sécurité si.

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