Rencontre tendue entre Poutine et Obama en septembre 2015 en marge de l'assemblée générale de l'ONU à New York. © PHOTO NEWS

Guerre froide, le retour

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Confrontation indirecte en Syrie, conflit gelé en Ukraine, manoeuvres de déstabilisation… on se croirait revenu aux heures les plus tendues de la confrontation Est-Ouest. Certes, le contexte a changé. Mais les risques de dérapages vertigineux ne sont pas exclus.

Le monde vit sur le fil du rasoir. Quid, demain, si le scénario de l’attaque d’un Soukhoï Su-24 par les Turcs en novembre 2015 se répète et met aux prises la défense antiaérienne russe high-tech déployée dans l’ouest syrien et un appareil américain de la coalition internationale contre Daech ? Une alerte mondiale rapidement maîtrisée ? Une extension du conflit du Moyen-Orient après l’éclatement de la fragile entente antidjihadiste ? Ou la troisième guerre mondiale déjà prédite par certains médias russes ?

Mensonges, déstabilisation…

La prophétie de Moscou répond, on l’aura compris, à des nécessités de politique intérieure. Nouvel ordre mondial, libéralisation économique, cadre de coopération européen… le contexte diplomatique de 2016 est fort éloigné de celui qui a prévalu sur le Vieux Continent après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’Occident et URSS se toisaient et se disputaient le leadership idéologique sur la planète. Il n’empêche que le recours actuel à la notion de guerre froide n’est pas usurpé. La politologue française Marie Mendras y voit même une inclination des Européens à  » revenir à des paramètres connus  » dans l’espoir que la confrontation ne sera que froide (1). Les méthodes qui ont caractérisé près d’un demi-siècle de l’histoire du XXe siècle sont d’ailleurs clairement à l’oeuvre aujourd’hui. Voilà une histoire de mensonges, de manipulations et de déstabilisation.

Des avions russes Sukhoï Su 25 sur la base syrienne de Hmeimim. Le budget russe de la Défense a quasi doublé entre 2010 et 2014 mais il reste encore dix fois moins important que celui des Etats-Unis.
Des avions russes Sukhoï Su 25 sur la base syrienne de Hmeimim. Le budget russe de la Défense a quasi doublé entre 2010 et 2014 mais il reste encore dix fois moins important que celui des Etats-Unis. © TASS/REPORTERS

Mensonges ? C’est Vladimir Poutine qui nie la présence de ses petits hommes verts dans la reconquête de la Crimée ukrainienne au printemps 2014 pour reconnaître, un peu plus tard, que des soldats russes y ont bien participé. Manipulations ? Ce sont les dirigeants occidentaux, Français, Britanniques et Américains en tête, qui convainquent les Russes, en 2011, au Conseil de sécurité, de voter la résolution 1973 de l’ONU (établissant une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’est de la Libye) pour, en définitive, renverser Mouammar Kadhafi et gruger leurs alliés de circonstance. Déstabilisation ? Ce sont des hackers russes qui piratent, du moins les en soupçonne-t-on, le Comité national démocrate en pleine campagne présidentielle aux Etats-Unis alors que Donald Trump ne cache pas son admiration pour le président russe, etc., etc.

Les Russes maîtres en Syrie

Si les prémices de l’état de tension actuel remontent à la crise géorgienne de 2008, il s’est considérablement exacerbé ces dernières semaines autour du conflit syrien. Trois temps forts en ont montré la progression. En août 2013, Vladimir Poutine persuade Américains et Français de renoncer à mener une opération militaire de représailles contre le régime de Bachar al-Assad, accusé d’avoir utilisé des armes chimiques pour arrêter l’avancée des rebelles à l’est de Damas. La  » ligne rouge « , dont le dépassement avait été brandi comme une menace par Barack Obama, se transforme en une ligne molle, politique et militaire. En septembre 2015, Vladimir Poutine en profite pour intervenir directement dans le conflit. L’aviation russe est mise à contribution pour lancer la reconquête, par le régime syrien et ses supplétifs, des territoires perdus. En juin 2016, cette stratégie se traduit par la vaste offensive qui doit mener à la reprise des quartiers rebelles de la deuxième ville du pays, Alep. Enfin sensibilisés aux dangers de l’emprise russe, les Américains négocient en urgence un cessez-le-feu qui, à peine conclu, est rompu à la suite de violations réciproques, comme pour mieux permettre à Moscou et Damas de pousser plus avant leur avantage. Poutine prend sa revanche après le guet-apens libyen. Et parvient à agir en toute impunité, hors les menaces rhétoriques de poursuites pour crimes de guerre. Même pas peur…

Crimée ukrainienne et russe

Nous vivons dans un monde multipolaire où la domination des Etats-Unis reste majeure et singulière »

La latitude concédée au président russe en Syrie répète la faible mobilisation européenne et américaine pour défendre la Crimée. Quand un Vladimir Poutine impérial parade à Sébastopol le 9 mai 2014 à l’occasion du 69e anniversaire de la victoire alliée sur les nazis, quelques jours à peine après un référendum biaisé et le rattachement du territoire ukrainien à la Russie, c’est un triple message qu’il adresse aux Occidentaux. La  » Russie puissance qui compte  » est de retour ; le passé a montré qu’une alliance est possible et profitable ; mais gardez-vous d’étendre votre influence dans notre hinterland vital. Géorgie, Moldavie, Ukraine, anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, toutes nations où vivent des fortes minorités russophones, doivent donc impérativement rester dans le giron russe. Pour l’avoir ignoré avec une forme certaine d’arrogance, Européens et Américains se retrouvent aujourd’hui avec un  » conflit gelé  » au coeur du Vieux Continent et une jeunesse ukrainienne proeuropéenne formidablement frustrée.

Le 9 mai 2014, Vladimir Poutine célèbre le 69e anniversaire de la libération de l'Europe du nazisme dans la Crimée ukrainienne que la Russie vient d'annexer. Une démonstration de la puissance restaurée. © IVAN SEKRETAREV/ISOPIX
Le 9 mai 2014, Vladimir Poutine célèbre le 69e anniversaire de la libération de l’Europe du nazisme dans la Crimée ukrainienne que la Russie vient d’annexer. Une démonstration de la puissance restaurée. © IVAN SEKRETAREV/ISOPIX© IVAN SEKRETAREV/ISOPIX

Là aussi, il est question de mensonge et de trahison. A Mikhaïl Gorbatchev, chantre de la perestroïka qui signa la fin du communisme, les Occidentaux auraient promis le respect des zones d’influence respectives en Europe. Qu’en est-il advenu ? Extension de l’Otan, élargissement de l’Union européenne au mépris de la soif de respectabilité des Russes. Pas étonnant que le dernier dirigeant soviétique prévienne aujourd’hui qu’il est minuit moins cinq avant une confrontation directe et que, de tous les peuples du monde, les Russes soient les plus réfractaires à la politique des Etats-Unis (seulement 1 % de sondés l’approuve selon un sondage de l’institut Gallup en 2015 dans 132 pays). Dans ce contexte, Vladimir Poutine croisant le fer avec les Américains est au pire un dirigeant respectable, au mieux une icône. Pourquoi l’homme fort du Kremlin se priverait-il de pareil assaut de popularité, surtout lorsque la crise économique et le poids des sanctions ternissent le quotidien de ses concitoyens ?

Libéralisme rassembleur

La chute de l’URSS a entretenu la conviction en Occident que l’adhésion de la fédération de Russie à l’économie de marché sous son premier président, Boris Eltsine, signait le triomphe de la démocratie et la fin de l’histoire. L’opposition ayant été savamment épuisée par le clan Poutine, la Russie n’est plus aujourd’hui qu’une  » démocrature « . Mais le pays reste un acteur du libéralisme économique, ce qui atténue forcément l’ampleur du choc entre  » empires « .  » On s’éloigne d’une vision de guerre froide qui voyait le libre-échange comme simple instrument de resserrement de la cohésion d’une sphère d’influence américaine « , observe Amy Greene, chargée de mission à Sciences-Po Paris (2). Le monde ne vit plus aujourd’hui une confrontation binaire entre deux blocs idéologiques aux ambitions hégémoniques. Les Etats-Unis s’autorisent à courtiser ce bastion désuet du communisme qu’est Cuba. La Russie ne se gêne pas pour amadouer la Turquie, éminent pilier de l’Otan. Des Européens louangent Vladimir Poutine en tant que héraut de la défense de la chrétienté contre l’islam et ils ne se revendiquent plus du communisme mais, le plus souvent, de l’extrême politique inverse.

Bref, nous vivons dans un monde multipolaire où la domination des Etats-Unis, même logiquement concurrencée par le développement de la Chine et des pays émergents, reste majeure et singulière. Moins dans les domaines diplomatique et militaire après les errements du président George W. Bush et la politique de retrait de son successeur Barack Obama qu’à travers les imparables atouts du soft power. Il suffit de scruter notre quotidien. L’émergence dans le paysage des Gazprom et autres Lukoil n’est pas près de rivaliser avec la déferlante de marques américaines, surtout issues des nouvelles technologies, dont, à nos risques et périls, nous dépendons.

(1) Le Monde des 16 et 17 octobre.

L’ampleur de la menace russe fait débat
Léonid Brejnev et Richard Nixon en 1973. URSS et Etats-Unis représentaient alors des modèles idéologiques concurrents.
Léonid Brejnev et Richard Nixon en 1973. URSS et Etats-Unis représentaient alors des modèles idéologiques concurrents.© COURTESY EVERETT COLLECTION/REPORTERS

Guerre froide, info ou intox ? Les spécialistes divergent, se fondant principalement sur l’état des armements en présence. Pour André Dumoulin, attaché de recherche à l’Institut royal supérieur de défense et chargé de cours à l’ULg, « il n’y a pas de menace en soi ». « Nous sommes face à un Etat qui joue, mais de manière contrôlée, sur le registre de la guerre hybride qui associe forces spéciales, désinformation, guerre secrète et même levier d’action humanitaire. Poutine n’a rien d’un va-t-en-guerre, il sait jusqu’où il peut aller, il est tout sauf imprévisible. Il avance ses pions dans une zone molle afin d’asseoir l’influence d’une Russie qui se sent menacée, en quête d’un glacis protecteur, mais il n’a aucune envie ni aucune velléité d’envahir l’Europe et ne dispose pas du potentiel militaire pour passer à l’acte. La Russie d’aujourd’hui n’est en rien l’URSS d’hier et Poutine n’a pas le profil des dirigeants soviétiques. » « A l’époque de la guerre froide, ajoute le chercheur, le continent européen était surarmé, transformé en un immense entrepôt militaire. On n’en est pas là aujourd’hui. L’Otan a pris une série de mesures autant symboliques que dissuasives en tenant compte également des difficultés budgétaires. Elle en est au stade de décisions réactives, symboliques et médiatisées.  »

Jean Marsia, colonel à la retraite et ex-conseiller Défense du Premier ministre Elio Di Rupo, estime, de son côté, que « la menace actuelle est beaucoup plus complexe, mouvante et dangereuse. La guerre froide était sous contrôle, elle ne concernait guère que l’Europe, militairement sanctuarisée. Les deux superpuissances évitaient de s’y affronter mais le faisaient indirectement et violemment, en Corée, au Viêtnam, en Amérique latine. Aujourd’hui, l’Est et l’Ouest se confrontent, sans déclarer une nouvelle guerre froide ni rétablir un rideau de fer, par des mesures réciproques, symboliques, de rétorsion économique. L’effort militaire annoncé par l’Otan n’est en rien comparable à celui de la Russie qui affirme sa volonté de revenir à l’état de puissance de l’Union soviétique. Mais, à certains égards, la puissance militaire russe est bien plus dangereuse que ne l’était son équivalent soviétique. Car elle est en train d’acquérir, en plus de l’avantage numérique, un avantage technologique. »

Pierre Havaux.

De la Géorgie à la Syrie

Le rappel de la chronologie des événements aide à comprendre les enjeux de la confrontation actuelle. Premier temps : Poutine assoit son pouvoir. Ses deux premiers mandats présidentiels (2000 – 2008) servent au successeur de Boris Eltsine à consolider la sécurité intérieure et à redresser l’économie russe. Ils sont marqués par la deuxième guerre de Tchétchénie (août 1999 – mai 2000) et par la mise au pas de la république du Caucase. C’est une période de collaboration avec les Américains, notamment en matière de lutte antiterroriste après les attentats du 11-Septembre.

Deuxième temps : Poutine restaure le prestige de la Russie. Une erreur du président Mikhaïl Saakachvili – une offensive contre les rebelles prorusses de l’Ossétie du Sud, territoire géorgien – donne un précieux prétexte au Premier ministre russe (Dmitri Medvedev l’a remplacé à la présidence) pour briser l’élan pro-occidental de la Géorgie. En entretenant un foyer de tensions en Ossétie du Sud et en Abkhazie, autre région géorgienne, il ruine les aspirations d’adhésion à l’Otan de Tbilissi. En 1999 et en 2004, l’Alliance atlantique a, il est vrai, déjà attiré dans son giron la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, puis la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et les pays baltes, tous anciennes républiques ou pays satellites de l’URSS.

Troisième temps : Poutine se profile acteur mondial. La crise géorgienne n’arrête pas l’expansionnisme occidental, aux yeux de Moscou. En mai 2009, l’Union européenne a lancé sa politique de partenariat oriental qui vise à arrimer les derniers pays d’Europe de l’Est au projet communautaire. En novembre 2013, le renoncement, sous la pression russe, du gouvernement ukrainien de Viktor Ianoukovitch à l’accord d’association avec l’UE provoque la révolte de la place Maïdan, puis la fuite du président. La réplique russe est cinglante : annexion de la Crimée et soutien à la sécession de l’est de l’Ukraine, dans le Donbass. Comme pour la Géorgie, l’instabilité ainsi entretenue met fin aux projets d’adhésion à l’UE ou à l’Otan. La réaction faiblarde des Européens et des Américains donne des ailes à Vladimir Poutine : s’ensuivra l’aventure syrienne.

(2) Dans Les Etats-Unis dans le monde, sous la direction de Frédéric Charillon et Célia Belin, CNRS éditions.

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