© Sergey Grachev pour l'Express

Goulag: le dernier survivant de la Kolyma

Agé de 101 ans mais toujours vert, Pavel Galitsky est le plus ancien rescapé du terrible camp soviétique de la Kolyma, dans l’est de la Sibérie. Témoignage.

Dans la banlieue de Saint-Pétersbourg, c’est un centenaire fringant qui vous ouvre la porte de son modeste appartement. Epaules carrées, regard perçant, voix puissante, poignée de main robuste: malgré le déambulateur qui, depuis peu, le maintient en équilibre, Pavel Galitsky paraît vingt-cinq ans de moins que ses 101 printemps. Mieux encore : né sous le règne du tsar Nicolas II, ce « jeune homme » surfe sur Internet et parle régulièrement sur Skype avec son arrière-petite-fille, installée aux Philippines. « Je suis sans doute l’internaute le plus vieux du monde », plaisante-t-il. Qui se douterait que Pavel Galitsky est le dernier survivant des camps du goulag dans la région de la Kolyma, où il a passé quinze ans ?
Souvent comparée à Auschwitz, sans les chambres à gaz ni les fours crématoires, la Kolyma est en particulier connue par les récits de Varlam Chalamov (1). Dans l’extrême orient de la Sibérie, où la température descend parfois à moins 50 °C, le froid, la faim et l’épuisement dus aux travaux forcés tuaient en masse ceux qui étaient déportés dans ce camp du goulag, situé à près de 10 000 kilomètres de Moscou. Entre 1937 et 1953, près de 3 millions de personnes – des Soviétiques, surtout, mais aussi des prisonniers de guerre allemands – y sont mortes à la tâche. La Kolyma n’était pas un « camp », à proprement parler, mais une multitude d’établissements disséminés dans la taïga, où détenus politiques et de droit commun travaillaient ensemble dans d’innombrables mines d’or. Selon Robert Conquest, historien britannique, le taux de mortalité des condamnés atteignait 30 % la première année et s’approchait de 100 %, la deuxième…

Avant son arrestation, Pavel avait vécu presque normalement. Né en 1911 au sein d’une fratrie de onze enfants, il garde un souvenir poignant de la révolution bolchevique : alors qu’il n’a que 10 ans, il assiste à l’arrestation de son père, prêtre orthodoxe, qu’il ne reverra jamais. Adolescent, il intègre les Jeunesses communistes et s’efforce de faire oublier le métier de son père. Puis il devient forgeron dans une usine de Leningrad (Saint-Pétersbourg) en 1932, année de son premier mariage – deux autres suivront. Etant l’un des rares ouvriers capables de lire et d’écrire, il est promu chef d’équipe, avec une centaine de camarades sous ses ordres, et rédacteur en chef du journal de l’usine : « Tout le monde croyait à l’avenir radieux du communisme, moi le premier ! Staline était notre dieu ; nous buvions ses paroles. »

Tout change en 1937. Sous la Grande Terreur stalinienne, les « grandes purges » ciblent les ennemis politiques du régime, réels ou imaginaires. Ainsi Pavel Galitsky est-il arrêté sans comprendre pourquoi. Accusé à tort de se livrer à la propagande contre-révolutionnaire, il subit le supplice de la toupie, attaché sur une chaise à roulettes que ses interrogateurs font tourner pendant des heures. Jugé sans la moindre enquête, il est condamné à la déportation.

Une terrible odyssée commence. Après un an de travaux forcés sur un chantier de construction de chemin de fer, dans les steppes orientales, il atteint Vladivostok, port d’embarquement vers Magadan, capitale administrative de la région de Kolyma. Le voyage s’effectue à bord de cargos aménagés en navires négriers. « Imaginez 6 000 esclaves nourris au pain sec, installés sur huit niveaux de couchettes en bois, dans une odeur pestilentielle de bile et de vomi, et vous aurez une idée de ce voyage d’une semaine sur la mer d’Okhotsk, démontée. »

« Les amitiés étaient rares, chacun tentait de survivre »

A Magadan, Pavel est affecté, avec 1 500 autres bagnards, à une colonie pénitentiaire située dans une région aurifère proche du cercle polaire. L’hiver 1938 est terrible : « En septembre, il neigeait déjà. Trois mois plus tard, le thermomètre est descendu à moins 67 °C. Le 1er janvier 1939, notre contingent ne comptait plus que 450 survivants. »

Les prisonniers logent dans des tentes en toile. Quant aux gardiens, qui dorment dans des baraques en bois, ils traitent comme des animaux les détenus politiques tels que Pavel, et encouragent les droits communs à en faire autant. Parmi les prisonniers, l’entraide est inexistante : « Les amitiés étaient rares, chacun tentait de survivre. » L’ordinaire se compose de pain, de harengs salés et d’une bouillie appelée « balanda ». Insuffisant pour apaiser la faim qui brûle l’estomac et l’esprit. A ce régime, les plus fragiles, notamment les intellectuels, ne résistent pas. Un jour, Pavel Galitsky surprend un ancien directeur d’usine assis parmi les excréments : « Il triait la matière fécale avec un bâtonnet afin d’en extraire les grains de céréales qui n’avaient pas été digérés. J’ai croisé son regard, derrière ses lunettes. Alors, il m’a dit en pleurant :  »Je ne suis plus un homme ; ils ont fait de moi un animal. » Il est mort peu après. »

En 1940, après l’occupation des républiques baltes par l’Armée rouge, Estoniens et Lettons sont envoyés dans la Kolyma. « En les voyant, j’ai compris qu’ils ne tiendraient pas le choc. Et, effectivement, ils sont tombés comme des mouches. Il fallait être russe pour supporter Kolyma. » Un jour, un ouvrier sibérien qui travaille dans la mine de Pavel obtient, de la part des gardiens, un bocal de bouillie, en échange de pépites d’or : « Il a mis le précieux bocal sous son lit. Mais le lendemain, il a découvert qu’un rat trempait dans son repas. Il a extrait le rongeur du balanda. Puis il l’a bu goulûment… » L’image est restée fixée dans sa rétine.
Par quel miracle Pavel a-t-il survécu ? « Contremaître dans le civil, j’ai vite été nommé à cette même fonction au sein du goulag. J’avais sous ma responsabilité trois mines d’or, où ma capacité d’organisation et mon énergie étaient appréciées. » Ce qui n’empêche pas les caïds parmi les détenus de le menacer constamment. « En 1942, pendant la bataille de Stalingrad, j’ai dit que si Staline n’avait pas décapité le commandement de l’Armée rouge, nous n’en serions pas là. Un salaud m’a dénoncé et j’ai été placé un mois à l’isolement. »

Après la guerre, les conditions de détention sont assouplies, poursuit le centenaire, qui, à la mort de Staline, en 1953, est enfin libéré. « Dommage qu’il soit mort si tard. Pendant mes plus belles années, j’ai été entouré tous les jours de gardiens en armes et je n’avais qu’une obsession : trouver un bout de pain pour survivre. »
Sous Khrouchtchev, le rescapé continue sa vie de contremaître. D’abord à Kolyma, où il est contraint de rester jusqu’en 1954, puis dans une carrière à ciel ouvert en Russie occidentale. Enfin, il devient vice-directeur d’une fabrique de béton à Toula, à 200 kilomètres de Moscou. « Quand les choses étaient mal organisées, j’étais appelé à la rescousse. » En 1982, Pavel, septuagénaire, rentre à Leningrad et devient balayeur à l’Académie des sciences. Après l’éclatement de l’URSS, il publie ses Mémoires à compte d’auteur (500 exemplaires vendus).

Aucun signe de fatigue n’est perceptible chez l’increvable Pavel malgré trois heures d’interview. Impressionné par son moral d’acier, on lui demande quel est le secret de sa joie de vivre. La réponse fuse : « Qui vous dit que je suis heureux ? Ma vue baisse et je ne peux plus lire. Il ne me reste que la télé, et ce n’est pas très gai. Tout compte fait, j’aimerais mourir maintenant. »

De notre envoyé spécial Axel Gyldén avec Alla Chevelkina, (1) Récits de la Kolyma, par Varlam Chalamov (Verdier, 2003).

Son regard sur un siècle d’histoire politique russe

Lorsque Nicolas II abdique, en 1917, Pavel Galitsky est trop jeune pour avoir une opinion sur le dernier des Romanov. Et à la mort de Lénine, en 1924, il n’a que 13 ans… En revanche, son idée est faite sur les « tsars rouges » qui lui ont succédé.

Joseph Staline (1924-1953) « Au début, c’était notre dieu. Nous buvions ses paroles. Mais ce salaud m’a pris les meilleures années de ma vie. Quand il est mort, j’ai enfin respiré. »

Nikita Khrouchtchev (1953-1964) « Sa plus grande réalisation est d’avoir libéré des millions de prisonniers du goulag. C’est lui qui m’a ressuscité.

« Leonid Brejnev (1964-1982) »Comme on dit chez nous, Brejnev c’est ni ryba ni miaso [« ni poisson, ni viande », autrement dit : c’est rien].

« Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991) »I l m’est sympathique. J’éprouve de la compassion à son égard parce qu’il a payé les pots cassés… Brejnev avait dilapidé toute les ressources du pays.

« Boris Eltsine (1991-1999) »Un ivrogne. Il a détruit le pays. Grâce à lui, cependant, une année passée au goulag compte triple dans le calcul des indemnités de retraite. »

Vladimir Poutine (2000-2012) « Malheureusement, nous n’avons pas mieux… Il pense d’abord à lui et à remplir les poches de ses camarades. Nous, le peuple, on nous laisse les trognons de pommes… »

Sergey Grachev pour l’Express

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