© SAMUEL SZEPETIUK

« Gagner sa vie sans travailler est un tabou majeur de notre société »

Le Vif

Les intercommunales, Publifin, le salaire chinois d’Axel Witsel… Vivons-nous dans un monde sans morale ? Selon le philosophe Mark Hunyadi, la volonté d’éthique n’a jamais été aussi présente mais elle est morcelée. Sous les coups de ces éthiques en toc, nous subirions un monde non choisi, de plus en plus technologique. La solution ? Repenser ensemble.

Dans La Tyrannie des modes de vie (1), vous évoquez une éthique omniprésente, mais une  » petite éthique « .

Oui. Notre éthique est libérale au sens politique et individualiste. C’est l’éthique des droits de l’homme, de la non-discrimination, l’éthique de ne pas causer du tort à autrui. Cette éthique individualiste protège nos droits et libertés. Je l’appelle  » petite éthique  » car même si elle a les grands noms de la philosophie pour elle, comme Kant, elle a perdu de vue le monde dans sa substance. A savoir la société, l’avenir de l’humanité, ces objets globaux qui n’ont rien à voir avec la défense des droits individuels. Quand on doit juger un phénomène comme le posthumanisme, on a besoin d’un point de vue global, on doit savoir ce que nous voudrions que l’humanité soit. Et là, on voit que les droits et libertés individuels sont impuissants. Ils ne disent rien sur la désirabilité d’un humain technologique, d’un cyborg.

Comment porter et partager une  » grande éthique  » ?

Je vois une personne capable de tenir un propos global : le pape. Lui a la possibilité de s’exprimer sur l’écologie, la fraternité humaine, sur l’amour. Mais il le fait en étant adossé à une religion, une métaphysique qui l’autorise à tenir ces propos. Etant philosophe, on n’est pas dans cette position pontificale. Nous devons trouver une manière de reconquérir la possibilité d’un point de vue commun sur le monde. Or, ce point de vue nous est barré par l’éthique libérale, notamment avec sa grande séparation canonique du public et du privé. Toutes les questions de choix individuels, ma vie, mes idéaux, sont privatisés. Ce qui reste public sont les règles de la coexistence qui permettent à ces individualités de vivre ensemble malgré les différences de conception de la vie. Mais la réalité d’aujourd’hui nous met face à des phénomènes collectifs. La technologisation de l’humain s’impose à nous collectivement et nous n’avons jamais eu la possibilité de nous exprimer à son propos. Face à ce défi, les attitudes individuelles n’ont aucun poids. A la fois le libéralisme nous empêche d’aborder ces questions et on n’a pas d’institution qui nous permettrait de thématiser, de débattre de ces enjeux collectifs.

Mais débattre à quel niveau ?

A une échelle continentale, au minimum. Dit comme ça, ça a l’air absurde, mais l’ONU existe. Le philosophe américain Francis Fukuyama avait proposé une ONU des nouvelles technologies. Une institution, ce n’est pas forcément des bâtiments, du béton, des représentants. Des Etats généraux mondiaux du numérique pourraient mettre ces choses en débat. Pour l’instant, ces enjeux sont aux mains du Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon). Leur propos est le bien-être de leur entreprise, pas de l’humanité. Le confort numérique est l’hameçon qui nous appâte, ce que Spinoza appelle les affects joyeux. Il y a du plaisir, une jouissance à utiliser ces technologies, mais cet hameçon nous tire vers une vaste technologisation du monde. C’est leur projet, pas le nôtre.

Une ONU de l’éthique, ce ne serait pas la création d’une usine à gaz pour concilier des points de vue inconciliables ?

C’est une des difficultés. Nous ne serons pas d’accord, mais il ne faut pas trouver un mode de vie commun. Il faut trouver une institution qui problématise en commun.

Internet, c’est aussi Wikipédia, des projets collaboratifs. Qu’Internet soit une pluralité de pratiques, n’est-ce pas sa noblesse ?

Pour Mark Hunyadi, les enjeux collectifs doivent se débattre à une échelle continentale, et il pointe l'ONU comme une institution clé.
Pour Mark Hunyadi, les enjeux collectifs doivent se débattre à une échelle continentale, et il pointe l’ONU comme une institution clé.© ANDREW BURTON/GETTY IMAGES

C’est pourquoi tout n’est pas sans espoir. Comme le présente le philosophe français Bernard Stiegler, les technologies Internet sont un pharmakon, terme grec qui désigne autant le remède que le poison. Le numérique dans son usage des big data, des données massives et de la numérisation de la vie est un poison. Cela conduit à une automatisation de l’existence, de la société. Hannah Arendt, qui a réfléchi sur le totalitarisme, estime que ce n’est pas la limitation des libertés qui fait le totalitarisme, mais le fait de rendre les comportements humains automatiques sans réflexion, sans jugement.

Le fait religieux ne questionne-t-il pas nos fondamentaux comme la mort, l’amour ?

Cette permanence du religieux montre une dimension inéliminable de l’existence humaine et sociale : celle du sens. Les grandes religions monothéistes sont des pourvoyeuses de sens, sens qui n’est pas un algorithme, un calcul. Ce sens dogmatique, pontifical ou autre, est une mauvaise réponse parce qu’il n’est pas à la hauteur de la complexité d’aujourd’hui. On cherche quelque chose qui puisse offrir le cadre de la positivité d’une éthique commune, de décider des enjeux majeurs de l’humanité, sans écraser ni la diversité des convictions, ni la pluralité humaine.

Avoir ce lieu de réflexion nous aiderait à réagir sur les questions morales liées à l’argent, comme Publifin ou le salaire d’un joueur de football comme Witsel ?

Notre rapport à l’argent est relativement implicite, naturel. On est né avec cette idée qu’il faut travailler pour gagner sa vie. Quand des affaires comme Publifin éclatent, ça thématise notre rapport à l’argent. Avec les débats autour de l’allocation universelle, on voit aussi les résistances. Cette allocation découple le travail du revenu. Le travail devient facultatif. Or, gagner sa vie sans travailler est un tabou majeur de notre société, un non-dit immense. Le couple travail/rémunération nous paraît naturel mais il n’en est rien. Ce modèle date de l’industrialisation. Il est très récent.

Publifin, c’est le côté face de ce couple argent/travail qui n’a jamais été négocié ?

De nouveau, ça choque parce que le salaire est lié au mérite, au travail. Si on était une humanité parvenue à maturité, ces questions fondamentales qui déterminent nos existences ne seraient pas subies par un destin, par la volonté du système mais devraient pouvoir être débattues, calmement, raisonnablement, en écoutant tout le monde, en proposant des alternatives. Les crises que nous vivons marquent l’esprit et la mémoire d’une communauté. D’une manière générale, elles incitent à la réflexion. Je ne désespère pas que de crise en crise, nous devenions plus mûrs. Nous sommes dans une position vantant l’autonomie de l’individu, sa capacité de libre choix mais nous sommes dans une situation de totale hétéronomie. On peut choisir la couleur de sa chemise et de sa voiture, mais sur les grands enjeux de l’existence individuelle et collective, on nous impose des modes de vie auxquels se conformer.

Faute de penser notre mode de vie, souffrirait-on de schizophrénie entre nos valeurs et nos pratiques ? On nous pousse vers l’argent, l’alcool, le sexe, tout en en dénonçant les excès…

Ce sont les symptômes d’une période où chacun utilise la  » petite éthique  » pour se recroqueviller sur lui-même. Un rabougrissement qui aboutit à un chauvinisme du bien-être. Il se caractérise par une érosion croissante de la transcendance. Je ne parle pas de la grande transcendance, de l’au-delà ou de la religion. Par transcendance, j’entends la capacité de sortir de soi, de s’ouvrir, une capacité indispensable à la vie sociale. Aucune société ne fonctionne sans relation. Et cette transcendance quotidienne tend à s’éroder. Par exemple, il y a une grande schizophrénie sur la question des réfugiés, qui ne sont pas des migrants. Ils quittent une situation intolérable que tous fuiraient. Et notre continent se replie sur lui-même. Ceux qui veulent inscrire la religion chrétienne dans la Constitution européenne sont aussi ceux qui dressent des barrières aux frontières et laissent des enfants se noyer. On se ferme au message le plus élémentaire du christianisme qui est de s’ouvrir à autrui. C’est ça la perte de la transcendance. Notre intérêt vaut plus que la vie de milliers de réfugiés en péril.

N’y a-t-il pas un risque de réduire les libertés individuelles en renforçant un projet global ?

Le drame est qu’on considère que la liberté individuelle est le sommet de l’échelle normative. Elle serait la chose la plus importante à préserver. Je ne nie pas son importance, mais nous pourrions respecter nos libertés individuelles et instituer un étage démocratique pour discuter le type de société souhaitée. Sans cette réflexion globale, la liberté de choix est un mensonge. De très bons auteurs ont démontré que la technique se développe comme un système. Si une invention satisfait un besoin, elle se répand. Par capillarité, la technologie s’impose. Et le choix est illusoire. Le chômeur, qui cherche un emploi et qui, par éthique, se retire du monde technologique, n’est pas apte au travail. Il y a une attente de comportement très forte que les systèmes technologiques imposent.

Vous demandez de remettre la philosophie au coeur de la cité, de recréer un espace pour penser les enjeux globaux.

Je l’assume complètement. Nous ne sommes pas des fourmis. Ce qui fait d’un humain un humain est sa vie noétique. Sa vie de l’esprit. Sa capacité de délibérer, de ne pas être d’accord. D’imaginer quelque chose qui n’est pas. La capacité de se tromper, d’être curieux, d’expérimenter, d’aller chercher. L’économie fait de nous des êtres pavloviens. Via nos vies numériques, on clique, on like, on réagit à des signaux qui servent l’économie mais pas la vie de l’esprit.

(1) La Tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps, par Mark Hunyadi, éd. Le Bord de l’eau, 2015, 120 p.

Propos recueillis par Olivier Bailly.

Bio Express

1960 : Naissance à Genève, de parents réfugiés hongrois. Etudes à Genève, Paris, Francfort.

2004 à 2007 : Professeur de philosophie morale au Québec.

2004 : Publie Je est un clone. L’éthique à l’épreuve des biotechnologies (Seuil)

2007 : Professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’UCL.

2012 : L’homme en contexte (Cerf).

2015 : La Tyrannie des modes de vie (Bord de l’eau).

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