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France : et pendant ce temps … Marine Le Pen monte !

Le Vif

La France cumule chômage en hausse, moral en berne, crispation sur son modèle familial. Sans bruit, Marine Le Pen, la leader du Front national, engrange. Le regard de la société sur elle change. Hier diabolisée, la voici désormais « pipolisée ». Ici et là, FN et UMP discutent. Jusqu’où mènera la banalisation poussée à l’extrême ?

Saint-Germain-des-Prés. Par ici coule la Seine et, le soir venu, déambulent en voisins les silhouettes élégantes de couples pressés d’aller dîner. Là, dans l’intimité d’un petit appartement parisien en duplex, le 8 avril, un repas organisé chez Paul-Marie Coûteaux réunit quelques convives, parmi lesquels Marine Le Pen et Philippe Martel. Martel, ancien chef de cabinet d’Alain Juppé au ministère français des Affaires étrangères. Martel, l’homme qui raconte avoir voyagé jusqu’à Berlin en novembre 1989 en présence de Nicolas Sarkozy, lors de la chute du Mur. Coûteaux, le propriétaire du duplex et l’allié électoral du FN via son microparti, le Siel, a, lui, été le collaborateur de Philippe Séguin, feu le président de l’Assemblée nationale, et de Charles Pasqua, l’ancien ministre français de l’Intérieur. Marine Le Pen, soucieuse de ne pas veiller tard, quitte la soirée vers 22 h 30. Non sans que l’ancien conseiller d’Alain Juppé lui ait proposé l’envoi d’une note. Comme ça, pour aider.

Il ne plaît guère à Paris d’apprendre que la fille du diable fréquente son élite. Pas plus qu’il ne sied à l’intéressée que soient trop divulguées ses mondanités et ses accointances avec la caste. Son caractère martial ne l’empêche pourtant pas d’optimiser sa vie sociale : « Marine adore être invitée et faire partie du système », relate l’un de ses conseillers favoris. Elle a été élue présidente du FN il y a deux ans. La dédiabolisation étant en grande partie aboutie, voici venu le temps du Front trivial. Un Front commun, ordinaire, parvenu, pour reprendre le titre d’un post du blog de l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie, à une forme d' »extrême banalisation ».

Jean-Marie Le Pen menait l’existence d’un personnage de roman. Sa fille a le quotidien d’un chef d’entreprise. Une businesswoman qui bluffe sur ses bénéfices, quand aujourd’hui elle délivre ce récit : « Je suis retombée l’autre jour sur un article datant de 2002, où j’écrivais qu’il fallait stopper la diabolisation. Tout ceci est un long processus… Ce processus n’est pas terminé. » Cette prudence surjouée pourrait faire écho à une confidence de Jean-Luc Mélenchon rapportée par Mediapart. Devant des journalistes qui suivaient le congrès de son parti, à la fin de mars dernier, Mélenchon remarquait : « Le vent souffle dans nos voiles tant que vous la dédiabolisez, et que vous me diabolisez… »

« Le FN, c’est Metallica qui chante du Jenifer »

L’intégration pérenne de la présidente du Front trivial au casting médiatico-politique a franchi un palier. On l’a vue accéder sans accroc à l’infotainment, le monde des programmes où l’on s’informe en même temps que l’on rit. Le dernier week-end de mars, Marine Le Pen se trouve chez Thierry Ardisson, sur Canal +, tranquillement assise à côté de Nicolas Bedos, dos à un public bon enfant, qui, jure un cadre frontiste, n’était pas gonflé de sympathisants réquisitionnés pour faire la claque. Sur le plateau de Salut les terriens, Ardisson vanne : « Désormais, tout le monde le sait, la présidente du Front n’est pas raciste. Vous n’avez pas peur que les militants l’apprennent ? » Nicolas Bedos souffle un coup de chaud, puis un petit coup de froid, en direction de sa voisine : « Vous êtes trop sympathique, mais, de temps en temps, vous manquez un peu d’imagination. » Ardisson compare : « Tous les deux ensemble sur le même plateau, c’est formidable, parce que c’est vrai qu’à l’époque on n’aurait jamais imaginé Guy Bedos et Jean-Marie Le Pen. » Enfin, l' »édito » de Gaspard Proust. Expert en fulgurances, le chroniqueur en lâche une : « Le FN, c’est Metallica qui chante du Jenifer. » Marine Le Pen a un nom de famille effrayant comme un groupe de hard rock, mais son prénom la ramène au rayon de la variété. Gaspard Proust, qui avait un fan au FN en la personne de Florian Philippot, déjà venu l’applaudir en spectacle, en gagne ce soir-là une deuxième : la présidente est morte de rire.

Moins rigolard, le président des sénateurs Europe Ecologie-les Verts, Jean-Vincent Placé, en tombe de son canapé : « J’ai été stupéfait de la soupe servie. Stupéfait de cette institutionnalisation, de cette empathie. Stupéfait de l’absence de réaction des commentateurs. Pour moi, cette émission est un tournant. »
Invitée partout sauf à Radio J et à Vivement dimanche
Chez Alain Vizier, attaché de presse pour les Le Pen de père en fille, le Salut les terriens du 30 mars confirme simplement une évolution des choses : « La dernière fois que Marine était venue à une émission présentée par Ardisson, c’était pour Tout le monde en parle, en 2006. L’accueil avait été plus frais. »

Pour la femme politique, ce genre d’émissions présente un double intérêt : il n’y a rien à préparer et l’on touche un public différent de celui de l’émission politique de France 2 Mots croisés. Sur l’accueil par Ardisson, Marine Le Pen concède qu’il fut bon et assure : « Depuis mon score à la présidentielle (NDLR : 18 %), il y a moins de crispation… » Il y a moins de barrières qui résistent, aussi. Deux, pour être précis. D’une part, la station communautaire juive Radio J, qui avait dû annuler en mars 2011 la venue de la n° 1 du FN dans son émission politique dominicale, présentée par Frédéric Haziza. Outre un coup de fil (et de pression) de Bernard-Henri Lévy à ce dernier, c’est toute une partie de la communauté et de la rédaction de la radio qui ne voulaient pas de la fille de l’homme du « détail » sur ses ondes. L’affaire est aujourd’hui au point mort. Mais, en marge d’une interview pour La Chaîne parlementaire, en octobre 2012, Haziza a glissé hors antenne à Marine Le Pen : « Je n’ai pas vos idées, je ne les aurai jamais, mais je continue à considérer qu’il faut vous recevoir sur Radio J, pour que vous répondiez aux questions que se posent nos auditeurs. »

Le Front banalisé se voit par une addition de petits riens

Le Vivement dimanche de Michel Drucker est la seconde barrière infranchissable. Pour l’animateur de France 2, sa judéité ajoutée à l’empathie que nécessite son canapé rouge demeurent incompatibles avec la famille Le Pen.

Ici et là, le Front national s’introduit sans effraction. Le parti s’infiltre lentement, tisse son maillage. Partout, tout le temps. Bastien Millot, communicant proche de Jean-François Copé, le président de l’UMP, et ami de la socialiste Anne Hidalgo, décrit ainsi « l’OPA que le Front est en passe de réussir sur certaines structures associatives rurales, telles que des amicales de sapeurs-pompiers ou des associations de retraités ». Le Front s’est inséré dans des interstices de la société désertés par les religions, les syndicats ou les autres partis politiques. « Les interstices de souffrance », précise le collaborateur d’une ministre. Quelque part en France, un policier de la sous-direction de l’information générale, la structure qui a succédé aux Renseignements généraux (« RG »), détaille l' »infusion » des idées frontistes. Un phénomène qui peut subitement s’accentuer, à l’intérieur d’une entreprise, « lorsque la direction installe dans les distributeurs des sandwichs halal, tandis qu’elle néglige d’autres revendications de la part des ouvriers, de type salarial notamment ». Chargé de surveiller le climat social, le fonctionnaire relève « une forte volatilité des profils, avec la même personne qui peut être délégué syndical tout en votant Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle avant de rebasculer sur un vote socialiste ».

Le Front banalisé se décline également par une addition de petits riens. Comme ces hôtels de province qui ne renâclent plus, d’après les logisticiens du parti, à accueillir une délégation de dirigeants en leurs murs. Comme ces restaurants recherchés qui acceptent de débloquer une table non réservée à Marine Le Pen. Comme cette partie de la droite, qui, le 1er février, a applaudi une intervention de Marion Maréchal-Le Pen à l’Assemblée nationale. Comme ce patron d’un groupement d’entreprises cotées en Bourse, qui a déjeuné en février avec un proche de la présidente afin de signaler son soutien et proposer ses services. Comme ces halls d’aéroport traversés sans encombre par la fille de celui, qui, dans les mêmes lieux, encaissait immanquablement quelques huées.

C’est dire si la crainte qui entoure le Front national s’est considérablement estompée. Et quand 65 % des Français (sondage Harris Interactive/LCP) déclarent trouver Marine Le Pen « courageuse », cela signifie même qu’elle rassure. A tel point que, si la présidentielle avait lieu demain, la candidate du FN serait à égalité avec François Hollande, selon l’Ifop. Parmi les nouveaux fans, des gens de gauche. L’élection législative partielle organisée dans l’Oise (nord de la France) à la fin de mars a déstabilisé tous les analystes, qui ont observé un important report des voix de gauche vers la candidate FN, au second tour. L’UMP Eric Woerth, élu de ce département, est perdu : « Quelque 25 à 30 % des électeurs PS du premier tour ont voté FN au suivant. Comment dire ensuite à un électeur de droite qu’il ne faut surtout pas voter FN quand même des électeurs de gauche le font ? »

La conséquence de l’affaire Cahuzac s’appelle Le Pen

Dans l’intimité des cabinets ministériels, l’analyse du vote d’extrême droite s’invite dans les discussions politiques. Pour le conseiller d’un ministre important, la conséquence de l’affaire Cahuzac s’appelle Le Pen : « Le prochain choc n’interviendra pas le jour des municipales, mais quand, au soir des européennes, le Front national sera la première force électorale du pays. Voilà une organisation dont le débouché politique ne passe même pas par une alliance avec l’UMP : elle canalise suffisamment de votes pour s’en passer. » Dans son cockpit, Marine Le Pen s’entraîne à décoller. Dédiabolisation ? OK. Infiltration ? OK. Ceux qui lui font passer son brevet de pilote ne devront pas s’étonner qu’un jour elle sache voler.

TUGDUAL DENIS

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