Mohammad Reza Davarzani, ministre iranien des Sports, manie allègrement la fatwa sportive. © ATTA KENARE/BELGAIMAGE

Football et politique : l’Iran, le domaine fermé des mollahs

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Seizième volet : pourquoi le football est un enjeu ultrasensible en Iran, qu’il s’agisse des relations avec Israël ou du statut de la femme. Et comment il est devenu un instrument de résistance.

Etre footballeur de haut niveau à l’étranger et jouer pour l’équipe nationale d’Iran n’est pas une sinécure. Ehsan Hajsafi et Masoud Shojaei l’ont appris à leurs dépens, l’été dernier. Ces deux internationaux iraniens jouent alors pour l’équipe grecque de Panionios, qualifiée pour l’Europa League. Le 27 juillet 2017, ils affrontent le Maccabi Tel Aviv au troisième tour qualificatif de l’épreuve. Sur la pelouse du club israélien, dans l’indifférence générale, ils perdent un à zéro. Une semaine plus tard, ils sont éliminés à la suite d’une nouvelle défaite par le plus petit score, à domicile. Tel est le lot des forçats de l’anonymat footballistique.

A Téhéran, pourtant, l’audace de ces joueurs passe mal. Le pays ne reconnaît pas l’Etat d’Israël et, de ce fait, les rencontres sportives entre les deux pays sont interdites. C’est la raison pour laquelle les équipes nationales israéliennes participent, depuis 1994, aux compétitions européennes. Cette incongruité a une raison historique : dans les groupes asiatiques dont Israël était naturellement membre, les boycotts étaient trop nombreux – Irak, Iran, Indonésie, Soudan… – et le pays se retrouvait souvent qualifié sans jouer. Après leur joute greco-israélienne, avec leur club, Hajsafi et Shojaei sont interdits d’équipe nationale. L’injonction émane en droite ligne du ministre iranien des Sports, Mohammad Reza Davarzani.  » Ils ont franchi la ligne rouge, justifie-t-il. Ces 38 trente-huit dernières années, aucun de nos sportifs nationaux n’a accepté de jouer contre des sportifs du régime sioniste.  » Un couperet.

Le rebelle Shojaei

Lors des deux matchs suivants, face à la Corée du Sud et la Syrie, Ehsan Hajsafi est malgré tout sur le terrain : il a exprimé des excuses publiques sur les réseaux sociaux.  » Le peuple de notre pays était furieux, à juste titre, et a jugé correctement que « l’incident » n’aurait pas dû avoir lieu « , écrit-il, un rien pathétique. Masoud Shojaei, lui, ne foule pas la pelouse. Le milieu offensif de 33 ans est pourtant le capitaine de l’équipe d’Iran. Mais il est radié à vie, faute d’avoir reconnu sa  » faute « . Une fatwa sportive. C’est une lourde perte pour la Coupe du monde en Russie, alors que l’Iran se trouve dans un groupe relevé avec l’Espagne, le Portugal et le Maroc. Le Portugais Carlos Queiroz en est conscient : sélectionneur de l’équipe, il lance, fin décembre 2017, un appel solennel au Guide suprême de la révolution islamique, l’ayatollah Ali Khamenei, pour qu’il gracie le joueur. En vain. Il est vrai que le pays traverse une période sous haute tension, entre attaques verbales du président américain Donald Trump, bras de fer avec Israël et conflit à distance avec l’Arabie saoudite. Ce n’est pas une ère de concessions.

Masoud Shojaei, transféré en janvier 2018 à l’AEK Athènes, est, en outre, un rebelle. Un activiste qui n’en est pas à son premier fait d’armes. Il n’hésite jamais à utiliser sa notoriété pour tenter de faire évoluer son pays, constamment tiraillé entre le conservatisme des mollahs et les aspirations de la jeunesse à un futur plus ouvert.

Le 17 juin 2009, l’Iran se rend en Corée du Sud pour tenter de se qualifier pour la Coupe du monde 2010, en Afrique du Sud. Il faut vaincre ou mourir. Mais l’époque est singulière, là encore : l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinedjad, violemment antiaméricain, vient d’être élu à la présidence. Le pouvoir est accusé de fraude électorale. Un  » mouvement vert  » voit le jour pour soutenir l’opposant Mir Hossein Moussavi. Des manifestations ont lieu un peu partout, en Iran et dans le monde. C’est la  » révolution Twitter « , comme on la baptise, tant le réseau social lui sert de caisse de résonance. Sur la pelouse de Séoul, sept joueurs arborent un bracelet vert en guise de soutien aux manifestants, dont l’inévitable Shojaei. Les manifestations sont réprimées. Les joueurs, eux, sont boudés par leur fédération pendant quelque temps mais, contrairement aux rumeurs, ils ne subissent pas de sanctions disciplinaires. Ce 17 juin, ils mènent 0-1, mais sont éliminés après avoir encaissé un but du Coréen Park Ji-sung, à huit minutes de la fin. L’Iran prend sa revanche quatre ans plus tard en se qualifiant pour le Mondial brésilien.

Pour la première fois de son histoire, le pays des mollahs participera en Russie à une deuxième Coupe du monde d’affilée. Mais cette fois, il ne rencontrera pas le grand Satan américain, éliminé lors des qualifications. La victoire de l’Iran contre les Etats-Unis (2-1), lors du Mondial 1998 en France, reste un des sommets de l’histoire politique du football. Une guerre, par défaut.

Masoud Shojaei, Iranien évoluant en Grèce, a été exclu de l'équipe nationale pour avoir joué contre un club israélien.
Masoud Shojaei, Iranien évoluant en Grèce, a été exclu de l’équipe nationale pour avoir joué contre un club israélien.© FELIPE TRUEBA/ISOPIX

L’absence des femmes

Le sport roi, révélateur des sociétés oppressantes. Le 1er décembre 2017, à Moscou, l’ancien international anglais Gary Lineker, devenu consultant réputé pour la BBC, présente le tirage au sort du Mondial en compagnie de Maria Komandnaya. Une journaliste russe au charme très slave. Avant le show, de nombreux messages venus d’Iran circulent sur les réseaux sociaux pour lui demander de ne pas s’habiller de façon trop provocatrice. Pas par hasard : en 2014, les Iraniens avaient été privés de la retransmission du tirage en raison du décolleté jugé trop frivole de la top-modèle brésilienne Fernanda Lima, assaillie ensuite de messages la traitant de  » prostituée « . Pour éviter que cela ne se reproduise, même le talentueux attaquant Sardar Azmoun, le  » Messi iranien « , conjure Maria Komandnaya de se couvrir – il la connaît bien, lui qui évolue au Rubin Kazan. Respectueuse, la présentatrice de la cérémonie arbore une robe noire très classique. En vain : la cérémonie est malgré tout censurée en Iran.

C’est le reflet d’une société déchirée, mal à l’aise dans son rapport au corps féminin. Les stades sont d’ailleurs toujours inaccessibles aux femmes, en dépit de mouvements sociaux à répétition qui ont plaidé pour l’abandon de cette coutume d’un autre temps. Cette interdiction religieuse date de la révolution islamique de l’ayatollah Khomeini, en 1979. Elle vise à éviter un  » mélange corrompu entre les deux sexes « , selon les ayatollahs. Hors-jeu, magnifique film du cinéaste iranien Jafar Panahi, Ours d’argent au festival de Berlin en 2006, est le témoignage de ce combat hautement symbolique. Alors qu’il y a peu, l’Arabie saoudite entrouvrait aux femmes la porte de ses stades…

Masoud Shojaei, capitaine iranien valeureux et déchu, est de ce combat-là aussi. Lors d’une rencontre avec le président Hassan Rohani, en juillet dernier, avant son éviction de l’équipe nationale, il a formulé le regret que sa femme et ses filles n’aient jamais pu assister à ses exploits dans un stade iranien. Cet appel-là est, lui aussi, resté lettre morte.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire