Sergio Ramos et Gerard Piqué, une improbable alchimie. © David Ramos/getty images

Football et politique : en Espagne, la force de l’union

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux pays qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Vingt-troisième volet : comment les tensions entre unitaristes et régionalistes façonnent le visage de l’Espagne. Et pourquoi son triplé historique Euro-Mondial, 2008, 2010 et 2012, démontre que le football permet de serrer les rangs.

Gerard Piqué – Sergio Ramos. Ne cherchez pas très loin, c’est la charnière de défense centrale la plus performante de ces dernières années. La plus complémentaire, aussi. Piqué, mari de la chanteuse colombienne Shakira, est le dandy des pelouses, élégant, efficace, prêt à cisailler les équipes adverses avec ses relances. Ramos est le bad boy par excellence, rageur, provocateur, toujours prêt à faire basculer un match d’un coup de tête percutant. L’Espagne leur doit ses plus beaux succès.

Ce duo idéal est pourtant le fruit d’une improbable alchimie entre les deux principaux clubs du pays, le Barcelone de Piqué et le Real Madrid de Ramos. Un équilibre subtil entre l’indépendantisme catalan, incarné par le premier, et l’unitarisme royaliste du second. Dans l’histoire contemporaine, ce fut en permanence une source de tensions à canaliser. La guerre civile de 1936-1939 et les quarante années de franquisme qui en ont découlé laissent des traces, aujourd’hui encore. Dans l’arène politique comme sur les terrains de football.

La question catalane

La scène se passe le 1er octobre 2017. Les Catalans sont appelés aux urnes par leur gouvernement pour se prononcer au sujet de l’indépendance de la région. La tension est maximale. Madrid juge le référendum illégal et a envoyé des milliers de policiers pour tenter de l’empêcher. Les partisans du maintien de l’unité espagnole boycottent le scrutin. Et le Camp Nou, traditionnel lieu de rassemblement des proindépendantistes, accueille à huis clos une rencontre de la Liga entre le Barça local et Las Palmas. A l’issue de la rencontre remportée par les Catalans 3-0, Gerard Piqué ne peut cacher ses larmes. En ville, des violences ont lieu.  » Quand on vote, on peut voter oui, non ou blanc, mais on vote, clame-t-il. Dans ce pays, pendant de nombreuses années, on a vécu sous le franquisme, les gens ne pouvaient pas voter et c’est un droit que nous devons défendre. Je suis Catalan, je me sens Catalan et, aujourd’hui plus que jamais, je suis fier des gens de Catalogne.  »

Moins d’une semaine après, le défenseur se fait huer à Madrid, lors des entraînements de l’équipe nationale préalables à une rencontre de qualification pour la Coupe du monde, contre l’Albanie.  » Piqué, tocard, l’Espagne est ta nation !  » chantent les supporters. Certains déploient une banderole :  » Piqué, je ne veux pas que tu t’en ailles, je veux que tu sois viré.  » Le défenseur, qui multiplie les expressions politiques sur les réseaux sociaux, se fait gentiment rappeler à l’ordre par son compère Ramos :  » Peut-être que ce n’est pas la meilleure chose pour le groupe, mais chacun est libre de dire ce qu’il veut.  » Piqué menace de se retirer de la sélection s’il devient un problème. Mais sur le terrain, tout s’estompe. Espagne – Albanie : 3-0. Avec la charnière Piqué-Ramos.

La question catalane n’en reste pas moins une bombe à retardement pour le foot ibérique. Tant la question est sensible, marquée par les répressions passées du franquisme. De plus en plus irrationnelle aussi : on se demande dans quel championnat jouera le Barça, si la Catalogne devient indépendante. L’emprisonnement et l’exil de ses principaux leaders résonne jusque dans les stades. Lors du match aller du quart de finale de la Champions League contre la Roma, le 4 avril , le Camp Nou est orné de slogans  » Libertat  » aux couleurs catalanes. Ailleurs aussi, la colère s’exprime : Pep Guardiola, ancien entraîneur mythique du Barça et désormais en poste à Manchester City, porte un ruban jaune pour dénoncer l’excès de la répression. Il est sanctionné par la Fédération internationale de football (Fifa) pour  » port d’un message politique « . Montant de l’amende : 22 500 euros.  » OK « , se contente-t-il de répondre. Tout en continuant à porter le ruban incriminé, les matches suivants.

Manifestation proindépendantiste, le 15 avril, à Barcelone.
Manifestation proindépendantiste, le 15 avril, à Barcelone.© ALBERT GEA/reuters

Le triplé historique

Ces tensions existentielles n’ont pas empêché le football espagnol de dominer la planète football depuis vingt ans. Comme si cette rivalité entre Barcelone et Madrid était une forme d’émulation. Les deux équipes n’ont-elles pas remporté six des dix dernières Champions League (trois titres chacune) ? En 2012, à l’issue du triomphe espagnol à l’Euro, organisé conjointement par la Pologne et l’Ukraine, la presse est en extase :  » L’Espagne peut prétendre sérieusement au titre de meilleure équipe de tous les temps.  » Il est vrai que le 4 – 0 sèchement asséné en finale à l’Italie donne l’impression d’une équipe invincible. En 2008, la Roja avait mis un terme à quarante-quatre années d’abstinence en battant l’Allemagne un à zéro en finale de l’Euro. Surtout, lors de la Coupe du monde en 2010, en Afrique du Sud, un but du génial Andrés Iniesta au bout des prolongations lui avait permis de battre les Pays-Bas. Pour coudre une première étoile mondiale sur son maillot rouge.

C’est le sacre d’un style de jeu développé par le sélectionneur Luis Aragonés pour profiter pleinement de la qualité des joueurs à sa disposition : des petits gabarits. En multipliant les passes rapides, il permet à l’équipe de détenir au maximum la possession du ballon avant de crucifier l’adversaire.  » Estamos tocando tiki-taka tiki-taka « , s’exclame en 2006 un commentateur de la télévision espagnole, fasciné par ce mouvement incessant, comme celui tacatac, ce jouet reliant deux boules et les faisant rebondir l’une contre l’autre le plus longtemps possible. Tiki-taka : le nom est resté. Le style a atteint un niveau inégalé au FC Barcelone de Guardiola.

Ce triplé historique est-il le fruit d’une bulle financière ? Tout au long de ces années triomphantes, la Liga est à deux doigts d’imploser sous le poids des dettes de ses principaux clubs. Fin août 2011, la première journée est même reportée en raison d’une grève des joueurs. Au même moment, l’Espagne ploie sous l’effet de l’explosion d’une autre bulle, immobilière celle-là, qui avait dopé artificiellement l’économie. En 2008, année du premier titre espagnol, plus d’un quart du parc résidentiel est vide. Mais ces dernières années, une gestion rigoureuse de la dette publique et un mécanisme très strict de la dette fiscale des clubs au niveau des clubs ont permis à l’Espagne d’éviter de sombrer. Footballistiquement, le pays profite de droits télévisés en pleine explosion et du merchandising. Il cultive ses nouvelles pépites nationales – Isco, Asensio… – tout en profitant de la présence sur son territoire de locomotives sans pareilles : Lionel Messi et Cristiano Ronaldo.

Cette force du collectif permettra-t-elle à l’Espagne de triompher, cet été, au Mondial russe ? Et, peut-être, de permettre la cicatrisation des plaies actuelles au pays ?

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