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Fondation de Rome: du mythe à l’Histoire

Le Vif

Le mythe fondateur de la naissance de Rome – un sillon tracé par Romulus définissant l’enceinte de la ville – peut désormais être mis en perspective avec les découvertes archéologiques.

Si la sagesse proverbiale nous enseigne que Rome ne s’est pas faite en un jour, elle reste muette quant aux circonstances de sa fondation. En effet, celle-ci a longtemps été voilée par le brouillard des mythes, les secrets les plus anciens de la Ville éternelle demeurant enfouis au plus profond de son sous-sol. Il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour qu’une série de découvertes archéologiques puisse être confrontée aux légendes rapportées par les annalistes grecs et romains.

L’image de Rome est indissociable de celle de la fameuse statue en bronze de La Louve du Capitole allaitant les jumeaux Rémus et Romulus. La tradition veut que ce dernier ait donné son nom à la cité romaine, qu’il aurait fondée en traçant un sillon à l’aide d’une charrue. Cet acte fondateur, qui se serait déroulé en 753 avant notre ère, a d’ailleurs été retenu par les Romains comme point de départ de leur calendrier.

Or, selon Varron, grand érudit latin du tournant de notre ère, ce sillon fondateur serait un rite emprunté aux Etrusques. L’historien Pierre Grimal raconte : « Les auteurs anciens nous ont abondamment décrit le rituel. Ils nous disent comment le fondateur lui-même, revêtu d’une toge drapée selon un mode antique, commence à prendre les auspices, afin de s’assurer, par des signes visibles, que les dieux ne s’opposent pas à l’établissement d’une ville à l’endroit choisi. Puis il saisit les mancherons d’une charrue au soc de bronze, tirée par une génisse et un taureau blancs, et trace un sillon tout autour de la ville future, là où doivent s’élever les remparts. A l’emplacement prévu pour les portes, le fondateur soulève le soc afin de ménager un accès libre de toute consécration. Une fois le célébrant revenu à son point de départ, la ville est virtuellement fondée (1). »

LES PREMIÈRES FORTIFICATIONS

Cette description peut être mise en perspective avec les découvertes archéologiques réalisées au pied du mont Palatin, en plein c£ur de Rome, depuis les années 1980. Des fouilles, dirigées par Andrea Carandini, professeur à l’Université La Sapienza, à Rome, ont mis au jour les vestiges de ce qui pourrait avoir été un système de fortifications. Celui-ci se compose d’une superposition de trois murs, bâtis en gros blocs de tuf à des époques successives. Le plus ancien est daté aux environs de l’an 675 av. J.-C., le plus récent entre 550 et 530 av. J.-C. Or, au-dessous de ces trois murs, un autre, bien plus grossier, a été découvert. A la différence des trois premiers, son épaisseur de 1,50 m est constituée d’un mélange d’argile laissant voir des traces de poutres de bois, et il est impossible à dater. Cependant, les archéologues ont eu la chance de trouver dans ses fondations deux petits vases et deux fibules de bronze, broches grâce auxquelles les anciens fermaient leurs vêtements. L’analyse de ces objets a permis de dater la construction de ce mur primitif aux environs de 750 av. J.-C., soit la période retenue par la tradition. Plus en aval, un gigantesque terre-plein artificiel a, au VIe siècle avant notre ère, servi de base à tout un quartier de demeures archaïques. A la base du mur le plus ancien, de grosses pierres semblent avoir servi à en délimiter préalablement le parcours. « Comment ne pas penser, dans ces conditions, à la fondation de Rome par Romulus, fondation que la tradition littéraire illustre et symbolise par l’institution du pom£rium (2), cette fortification constituant la limite sacrée de la nouvelle ville ? (3) », s’interroge Alexandre Grandazzi, professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne.

Cet emplacement pourrait donc être celui du fameux sillon et du rempart primitif, mis au jour par Andrea Carandini, qui auraient déterminé les limites juridiques et sacrées de la future Rome. L’idée se heurte aux réserves, voire au scepticisme, de certains historiens vis-à-vis des conclusions de Carandini. Ainsi pour Jacques Poucet, professeur à l’université catholique de Louvain (UCL), « le dogme proclamé dès le début des fouilles en 1988, à savoir que les vestiges remontant au troisième quart du VIIIe siècle sont les restes de la muraille et du pom£rium de Romulus et qu’avec eux on tient la preuve archéologique que le récit annalistique sur la fondation de Rome est véridique » constitue un « postulat initial, qui n’est en fait qu’une intuition première relevant de l’acte de foi (4) ». L’historicité du rempart romuléen semble donc source de débat.

LA PREMIÈRE MAISON DES VESTALES

Toujours est-il que d’autres vestiges, dont ceux d’une cabane datée de la fin du VIIIe siècle, ont été mis au jour dans la plaine du Forum, sur le site dit de la Regia, face à l’entrée du temple de Vesta, la déesse vierge du foyer. Pour Andrea Carandini, cette cabane aurait été la toute première maison des vestales (prêtresses vouées au culte de Vesta). A proximité ont également été dégagés les vestiges de ce qui aurait pu être le siège d’une salle de conseil et aurait précédé d’un siècle le palais qui, selon la tradition, aurait été construit au VIIe siècle av. J.-C. pour le roi légendaire Numa Pompilius .

D’autre part, les auteurs anciens sont unanimes à affirmer que le rituel de fondation de la cité fut enseigné aux Romains par les Etrusques, sous son double aspect, pratique et religieux. Si l’on veut imaginer Rome lors de sa fondation, il faut la doter de quatre portes, situées là où le fondateur a soulevé le soc pour ménager un accès. Car le sillon de terre déchirée, domaine des divinités infernales, offre une protection magique : il est religieusement infranchissable. L’urbanisme étrusque et romain nous est bien connu. Les portes y sont généralement orientées selon deux axes sacrés cardinaux : un cardo, orienté nord-sud, et un decumanus, orienté est-ouest. Ils sont établis grâce à une groma, équivalent antique de l’équerre d’arpenteur, qui permet de projeter des alignements selon ces axes et leurs perpendiculaires. Le tracé des futures « rues » dessine ainsi le plan d’une ville en damier dont les cases peuvent être réparties en lots égalitaires entre les citoyens. Une telle régularité facilite en outre la défense.

Malgré le nom de Roma quadrata (la Rome carrée) que la tradition a retenu pour l’enceinte primitive, rien ne laisse supposer qu’une telle rigueur géométrique ait pu être respectée en l’appliquant sur le relief d’une colline déjà habitée. D’ailleurs, entre le tracé « technique et géométrique » et le tracé du sillon magique, le seul trait commun est la détermination de deux axes, précise Pierre Grimal pour qui il est possible « que cette particularité ait permis d’intégrer dans un rituel plus ancien une technique qui, en elle-même, n’avait rien de sacré ».

Or le sol du Palatin a longtemps gardé secret les vestiges de cette période fondatrice. Ce n’est qu’en 1907 que des archéologues avaient pu y mettre au jour des fonds de cabanes, des trous de poteaux et des traces de foyer, datés du VIIIe siècle avant notre ère grâce à des céramiques retrouvées dans les mêmes couches. Cet ensemble surnommé aujourd’hui « cabanes de Romulus » évoque la casa Romuli aux murs de torchis et au toit de chaume que les Romains du Ier siècle avant notre ère conservaient pieusement, selon leur contemporain Cicéron. Cet écrivain et homme d’Etat disposait, comme tous les annalistes de son époque, de sources légendaires vieilles de plusieurs siècles. Comment savoir si, avec le temps, celles-ci n’avaient pas été manipulées à des fins politiques ?

De la difficulté d’être archéologue à Rome

Au XIXe siècle l’archéologie ne maîtrisait pas encore les techniques d’analyse qui lui auraient permis d’identifier les traces de la fondation de Rome. En outre, elle se heurtait à une difficulté de taille. En effet, perpétuellement détruite et reconstruite, Rome n’a jamais cessé d’être habitée depuis plus de deux millénaires et demi.

Dès l’Antiquité, on y construit en superposant les ouvrages. C’est ainsi que les thermes de Dioclétien sont bâtis sur deux anciens temples, tandis que les thermes de Trajan s’élèvent sur les ruines du palais de Néron. Autant dire que le sous-sol de la Ville éternelle ressemble à un véritable « mille-feuille » dont chacune des couches renferme une infinité de richesses archéologiques et dont les strates les plus profondes, donc les moins accessibles, correspondent justement à l’époque de la fondation.

Or, jusqu’à la fin du XIXe siècle, nombre de « fouilles » se résumaient à de véritables chasses aux trésors, menées tambour battant et sans grands égards pour les différentes couches traversées. Mal répertoriée, l’origine des découvertes s’est ainsi brouillée. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, des milliers de pièces ne portent pour toute mention que l’étiquette « Rome ». Retracer la simple histoire de leur découverte pour parvenir à en cerner le contexte peut ainsi nécessiter de très laborieuses recherches.

SEPT COLLINES FONDATRICES

Cependant depuis les années 1960, le rythme des découvertes s’est accéléré, apportant de nouveaux éléments. L’archéologie scientifique a mis à profit les grands travaux d’expansion de la ville pour mettre au jour de nombreux sites dans l’ancien Latium et au c£ur même de la cité. Ces découvertes confirment aujourd’hui que la Rome primitive s’est constituée sur un ensemble de collines occupées depuis longtemps de façon continue. L’habitat s’y est densifié progressivement jusqu’à ce qu’au milieu du VIIIe siècle avant notre ère une communauté ait souhaité établir une limite, symbolique à défaut d’être infranchissable. « Le ou les personnages à l’origine de l’établissement du mur du VIIIe siècle restent inconnus, bien qu’ayant historiquement existé », écrit Alexandre Grandazzi, en formulant l’hypothèse que cette convergence entre archéologie et légende puisse attester de l’existence d’un « moment romuléen » animé par un personnage qui se sera lui-même ou que la postérité aura surnommé « Romulus ».

La question se pose aussi de savoir si la future Rome s’est formée à partir de plusieurs centres urbains, sur chacune des collines, ou bien d’un noyau unique. Avant la fondation, le site ne comporte que des fermes isolées, réparties sur chacune des sept collines (le Palatin, le Capitole, l’Aventin, le Quirinal, le Viminal, l’Esquilin et le Caelius). L’ensemble domine le Tibre et l’Anio, son affluent, au milieu d’un paysage de lacs et de marigots. Cette occupation ancienne a pu être mise en évidence grâce, notamment, à la découverte, sur le Capitole, de tessons dont les plus anciens remontent au XVIe siècle avant notre ère.

Les « villages » sont séparés par des vallées et des cours d’eau que la croissance de la future cité transformera, au fil du temps, en rues dallées bordées de constructions tandis que la population augmente. S’agit-il déjà d’un monde romain ? Pas encore, car ce site archaïque appartient, comme une partie de la péninsule, au monde protohistorique puis à celui de la civilisation étrusque, civilisation qui ne se constitue jamais en nation et se diffuse en une multitudes de cités toujours divisées. Le terme de « monde romain » ne prendra son sens véritable qu’ultérieurement. Pour le moment, les villages d’agriculteurs se regroupent. Le processus aboutit, dans la Rome primitive comme partout dans le monde étrusque et grec, à l’émergence de véritables cités. Ce phénomène, qui se généralise au VIIIe siècle, est désigné par les spécialistes par le terme de « synoecisme ».

UNE COMMUNAUTÉ COMPOSITE

Giovanni Brizzi et Gianbattista Cairo, respectivement professeur et chercheur à l’université de Bologne, expliquent : « Durant la phase précédant la fondation légendaire, il n’y a pas, dans le Latium, de frontières politiques mais seulement certains regroupements religieux : les « ligues ». Le territoire où surgira Rome comporte des centres d’agrégations progressifs où trois tribus (Ramnes, Tities et Luceres), avec trois noyaux linguistiques différents, forment une communauté composite. Plutôt qu’à l’hypothèse d’une fondation ponctuelle, et bien qu’un rituel de fondation ait pu exister, nous pensons qu’il peut y avoir eu plusieurs villages dont le plus puissant aurait été celui du Palatin qui, par synoecisme, aurait prédominé progressivement sur les alentours. »

Par Lionel Crooson

(1) Les Villes romaines, Pierre Grimal, éd. PUF, 2001.

(2) Du latin post murum, « après le mur », le pom£rium est, dans la tradition littéraire, l’espace consacré en dehors du mur de Rome, où il n’est permis ni de bâtir ni de cultiver.

(3) La Fondation de Rome, A. Grandazzi. Ed. Les Belles Lettres, 1991.

(4) Quand l’archéologie, se basant sur la tradition littéraire, fabrique de la « fausse histoire » : le cas des origines de Rome, par Jacques Poucet. Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve), numéro 16, juillet-décembre 2008 .

Cet article est paru dans le VIF extra consacré à Rome du 13 janvier 2012.

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