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Fillon : un désir de droite

Le Vif

Ce n’est pas un succès, c’est un triomphe : au premier tour de la primaire, François Fillon obtient 44 % des voix, dans une élection qui a attiré plus de 4 millions de votants. Récit d’un moment historique.

François Fillon et Alain Juppé se sont déjà bourré la gueule ensemble. Pas le dimanche 20 novembre au soir, mais en septembre 1993. Le premier est alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le second s’occupe des Affaires étrangères. En pleine cohabitation avec François Mitterrand, ils accompagnent le président socialiste au Kazakhstan. Lors du dîner officiel, ils voient défiler des boissons locales qui les laissent pour le moins circonspects, rechignent à tester le lait de dromadaire, tandis que le chef de l’Etat français, déjà malade, peut compter sur son majordome pour remplir son verre d’une eau venue de Paris. Les agapes terminées, Fillon et Juppé rentrent à l’hôtel, ne trouvent pas le sommeil et se rejoignent dans la même chambre pour… faire un sort à la vodka – le pays n’a pas oublié qu’il appartenait encore, quelques années plus tôt, à l’URSS.

Souvenirs d’anciens combattants. Le 27 novembre, seul François Fillon devrait trinquer à la victoire, à l’issue d’une performance qui trouvera sa place dans l’histoire de la vie politique française. C’est en cela que le régime de la Ve République montre sa force, et aussi ses limites : il produit des champions revenus du diable Vauvert, qui l’emportent à un moment en ayant raison seul contre tous et en acquièrent la conviction d’une certaine supériorité. Il y a quelque chose de Jacques Chirac dans le succès, au premier tour de la primaire, de François Fillon rattrapant tous ses rivaux, comme le maire de Paris avait, en 1995, finit par dévorer un Edouard Balladur déjà en train d’ajuster son costume présidentiel ; il y a aussi quelque chose de François Hollande, l’homme aux 3 % de 2011. Lui sera Monsieur 9 %, son score à la fin de 2015 et encore en janvier 2016.

Le 20 novembre, il est Monsieur 44 %. Il devient l’incarnation d’un désir de droite. « Pour faire de la politique, il faut avoir une bonne gueule », lui a dit un jour Jacques Chirac. Il l’a. Il se met ainsi en situation idéale pour gagner le 27 : une énorme avance en voix, une dynamique aussi soudaine qu’irrépressible, un adversaire, Alain Juppé, privé de sa meilleure carte, l’antisarkozysme. Il ne déteste pas son compétiteur du second tour. Mais, comme les hommes politiques ont toujours de la mémoire, il n’a pas oublié non plus que son prédécesseur à Matignon ne lui avait pas téléphoné quand il a été sorti du gouvernement, en 2005, seulement lorsqu’il a été réélu dans la Sarthe. Il sait aussi qu’un maire est dans une logique du compromis permanent ; lui, au contraire, défend une ligne, sans chercher à mettre tout le monde d’accord.

L’idée de devenir président date du quinquennat Sarkozy

 » Il n’est pas nécessaire de partir le premier, c’est souvent un désavantage », constatait-il dans la dernière ligne droite. Le moins que l’on puisse dire est qu’il aura respecté cette maxime à la lettre. Il a réussi à mener une campagne à ce point hors radars que les sondeurs ont attendu la dernière semaine avant le premier tour pour tester ses scores du second. Pendant des mois, il prêche dans le désert. Il multiplie les groupes de travail, décline minutieusement son programme. Décline, surtout. A l’automne 2014, une étude qualificative jette un froid dans son équipe : les Français ne connaissent rien de son positionnement, alors qu’il est le plus précis dans ses propositions. Il a toujours dit que l’heure de vérité sonnerait avec les débats télévisés de la primaire. L’avenir lui donnera raison.

Il n’attend pas, comme Nicolas Sarkozy, que ses meetings soient retransmis à la télévision pour éviter les improvisations hasardeuses. Il se livre, sagement, doctement, au jeu des questions-réponses avec la salle. « Je ne choisis pas des sujets faciles. » « Les syndicats de l’éducation devront répondre d’un crime contre la jeunesse. » « J’ai essayé de conduire ma vie politique avec un principe fondamental, l’honneur. » Il ne sera pas élu gagman de l’année. De ce point de vue-là, et seulement de ce point de vue, François Hollande n’a rien à craindre. Au retour d’un déplacement à Aubusson, dans le centre de la France, pour la campagne des municipales de 2001, le Sarthois avoue : « Faire une blague au cours d’un meeting a longtemps été inconcevable pour moi. » Ce qui est nouveau, c’est qu’il parvient tout de même à dérider son public. Certes, il ressort toujours les mêmes blagues, mais c’est déjà un progrès.

Son triomphe, s’il fut long à construire, éclate en cinq semaines. Le premier débat, le 13 octobre, lui permet de s’installer dans le match. Dans la conclusion du deuxième, le 3 novembre, il ose évoquer, face caméras, la perspective de « réussir ensemble ». Personne ne l’attaque ce soir-là, ce qui constitue encore le meilleur moyen de sortir vainqueur d’une confrontation. Trois jours plus tard, il répond aux questions de l’animatrice Karine Le Marchand dans Une ambition intime, sur M6. « On me dit que Sarkozy, Juppé, Le Maire le font, j’ai donc dit oui », se justifie-t-il. Quatre heures de tournage pour vingt-huit minutes d’interview.

Un vent d’euphorie gagne ses équipes. L’homme clé de sa campagne, Patrick Stefanini – qui a déjà piloté celles de Jacques Chirac en 1995 et en 2002 -, doit tempérer les ardeurs : « La qualification pour le second tour est encore loin. »

François Fillon scrute Alain Juppé, qui donne l’impression d’avoir déjà gagné. « Il apparaît de la vieille école, entre arrangements et alliances », confie-t-il. Merci Sarko ! Le député de Paris n’a pas porté les coups, mais en a récolté les bénéfices – une vieille habitude chez lui, diront ses ennemis. Les quinze derniers jours ressemblent à la ligne droite des Hunaudières, sur le circuit des 24 Heures du Mans. Nicolas Sarkozy ne voit rien venir, qui guette le ralliement des partisans de son ancien Premier ministre. Le 14 novembre, à six jours du scrutin, l’un des plus proches conseillers de l’ancien chef de l’Etat observe : « Je ne vois pas de risque que Sarkozy soit pénalisé par la percée de Fillon. Mais il serait un adversaire plus dangereux que Juppé au second tour. » Au même moment, un filloniste du premier cercle lâche : « Depuis 2012, Sarkozy sait qu’il n’aurait aucune chance face à nous, cela éclaire tout ce que nous avons subi ces quatre dernières années. »

Il cite Georges Pompidou dans chaque meeting

François Fillon ne répète pas depuis le berceau qu’un jour il sera président. A l’en croire, c’est seulement au milieu du quinquennat de Nicolas Sarkozy que l’idée est née en lui. Il est alors en train de devenir le chef de gouvernement le plus durable de la Ve République, derrière l’inégalable Georges Pompidou. De tous les compétiteurs de la primaire, il est celui qui a la plus longue expérience locale. Maire de Sablé pendant presque vingt ans – lors de sa première élection municipale, en 1983, il croise sur un marché une femme qui lui lance : « Qu’est-ce que tu as l’air con ! » Et se jure alors de ne plus mener campagne pour lui-même sur un marché. Président du conseil général de la Sarthe pendant six ans. Président du conseil régional des Pays de la Loire pendant quatre ans.

C’est pourquoi sa défaite surprise de 2004, quand son succès aux régionales en Pays de la Loire semble acquis, le déstabilise : à cet instant, il se retrouve sans mandat local, sans «  »racines ». Il est aussi, lui l’ancien benjamin de l’Assemblée nationale française en 1981, qui a déjà coché la case Sénat entre 2005 et 2007, le candidat ayant cumulé le plus d’années au gouvernement, avec toutes sortes de responsabilités. Même les plus chevronnés s’y sont perdus. En 1996, il accompagne Jacques Chirac au Japon. Le président fait les présentations devant des chefs d’entreprise : « Voilà le ministre de la Recherche. » Pas de chance, il est alors aux Télécommunications. Le soir, Chirac l’introduit auprès de l’impératrice : « Le ministre de la Recherche et des Communications. » Encore raté.

En 2002, fort de ses douze ans passés à la commission de la Défense de l’Assemblée, il se croit promis le portefeuille de la chose militaire et c’est donc en toute logique qu’il devient… ministre des Affaires sociales. Pendant la primaire de 2016, il a promis une grande innovation : nommer des ministres « compétents ».

L’homme qui va incarner la nouvelle droite n’a donc rien d’un perdreau de l’année. Et la nouvelle droite n’est pas toujours très neuve. Il cite Georges Pompidou dans chaque meeting et, au dernier jour de la campagne, Valéry Giscard d’Estaing le soutient. Depuis dix ans, il correspond, sur le fond comme sur la forme, au centre de gravité de la droite française. Entre 2007 et 2012, à Matignon, il est régulièrement plus populaire que le président Sarkozy. Ces dernières années, il se retrouve en adéquation avec certains mouvements qui restructurent l’opposition, à commencer par la Manif pour tous. Il obtiendra le soutien du mouvement Sens commun issu de celle-ci. Le 21 au matin, tout en lui apportant son vote, l’ancienne garde des Sceaux de Nicolas Sarkozy, Rachida Dati, met en garde au détour d’une phrase contre le retour d’une « droite blanche ».

La synthèse entre le Fillon d’hier et celui d’aujourd’hui

Il a évoqué « le délabrement moral de notre société » et « le redressement national ». Depuis toujours, il combat le dénigrement de l’autorité de l’Etat et la culture de la dérision : dans les années 2000, celle des Guignols, qui, à ses yeux, ridiculisaient Chirac président tout en rendant sympathique Ben Laden ; en 2016, celle de l’humoriste Charline Vanhoenacker, dont il se demande ce qu’elle vient faire dans l’émission politique de David Pujadas sur France 2. L’époque est à la gravité. A la fin de septembre, il publie Vaincre le totalitarisme islamique – il a longtemps cherché la bonne expression pour désigner l’ennemi.

Serait-il devenu un nouvel homme de synthèse ? Rien à voir avec François Hollande : la synthèse la plus difficile à réaliser est celle entre le Fillon d’hier et le Fillon d’aujourd’hui. Celui qui cherche à bâtir « un lien de confiance avec les partenaires sociaux » au nom de la droite sociale après le 21 avril 2002 – qu’il interprète alors comme un signe de « désarroi » et non de « droitisation » – et celui qui assume désormais l’affrontement avec les syndicats ; celui qui a voté non à Maastricht en 1992 et celui qui défend à présent la constitution d’un directoire politique de la zone euro. Il s’est longtemps voulu ministre de « la réforme tranquille » : c’était sans doute à l’époque où il aimait la « tisane » – le mot qu’il a employé cette année pour renvoyer Juppé à sa supposée tiédeur.

Sa personnalité n’a jamais fait l’unanimité. Lui fut souvent reprochée sa stratégie d’évitement. En 2002, lorsque le nouveau ministre de l’Intérieur attire tous les regards, Fillon confie : « Sarkozy ne sera jamais président. Il se met tellement en avant. » La seconde phrase a plus d’importance que la première. Avant, dans l’ultime intervention de sa vie politique, d’appeler à voter pour lui, Nicolas Sarkozy a passé une bonne partie de ses quinze dernières années à le débiner : c’est d’ailleurs sur l’ex-Premier ministre que l’ancien conseiller Patrick Buisson s’est le plus autocensuré lorsqu’il s’est agi de rapporter des propos tenus par le chef de l’Etat, dans son livre La Cause du peuple. Et c’est ainsi que ce grand orgueilleux a trouvé une motivation inépuisable. Il ne sera plus jamais un collaborateur. Il ne veut même plus être l’égal de Sarkozy. Il entend désormais prouver qu’il fera mieux que lui.

PAR ÉRIC MANDONNET

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