Fetullah Gülen © Charles mostoller/Reuters

Fetullah Gülen: « Peut-être que Dieu veut nous punir »

Le Vif

Il est l’homme le plus recherché de Turquie et le plus grand ennemi du président Erdogan. Le prédicateur controversé, Fethullah Gülen, exige des sanctions contre la Turquie. « On a expulsé des milliers de personnes des ministères, de l’armée, de la police et de la Justice. Ca devait être préparé depuis longtemps. »

Monsieur Gülen, en tant que simple imam vous avez fondé une communauté religieuse mondiale de plus d’un million de croyants. Qu’est-ce que cela vous fait d’être traité d’ennemi public ?

FETHULLAH GÜLEN : Je me sens dupé. En Turquie, j’étais un prédicateur reconnu par les autorités. Vous pouvez le lire dans les livres basés sur mes sermons : je condamne toutes les formes de terrorisme. J’ai soutenu les présidents turcs Süleyman Demirel et Turgut Özal quand ils ont défendu la démocratie. Celui qui traite les gens qui prêchent la paix de terroristes est lui-même terroriste.

En 1999, vous avez déjà été accusé d’avoir voulu renverser le gouvernement.

À cette époque, les plus hautes instances judiciaires de Turquie m’ont acquitté.

Les Turcs laïques vous qualifient d’islamiste. Ils considèrent votre mouvement Hizmet comme antidémocrate.

Cela ne rime à rien. J’ai toujours rejeté l’islam politique. Celui qui confond politique et religion porte atteinte aux deux, et surtout à la religion. Notre mouvement Hizmet souhaite renforcer la tolérance et le sentiment de responsabilité. Il va à l’encontre du mouvement d’imposer une croyance aux autres.

Pourquoi êtes-vous devenu prêcheur, et pas politicien?

Dans les années septante, j’étais imam dans une mosquée où les croyants de toute conviction politique venaient prier. Quand le président de l’époque Erbakan m’a proposé un siège au parlement si je soutenais son parti, j’ai refusé pour éviter de brusquer une partie de la communauté. L’apprentissage et l’enseignement sont mon but dans la vie et un rôle actif dans la politique n’en fait pas partie.

Dans ce cas, pourquoi avez-vous soutenu Erdogan et son AKP, né d’un mouvement islamique ?

Il avait promis de préparer le terrain pour rejoindre l’Union européenne. Quand je plaidais en faveur d’une adhésion à l’UE, les partisans d’Erdogan m’ont traité de « non islamique ». Selon eux, l’adhésion allait à l’encontre de l’islam. Plus tard, Erdogan a changé d’avis. Il espérait qu’Hizmet le proclame leader de tous les musulmans.

Quel rapport entretenez-vous avec lui?

Ni mes amis ni moi ne sommes proches d’Erdogan, malgré tout ce qu’on prétend. Je l’ai rencontré plusieurs fois avant qu’il ne devienne premier ministre en 2003. Quand il a fondé l’AKP, il a promis la démocratie, il voulait renforcer les droits de l’homme et limiter le pouvoir politique de l’armée. C’est pourquoi mon mouvement l’a soutenu. Mais ce n’est qu’après la troisième victoire électorale en 2011 qu’il a trahi ses promesses et qu’il a pris le chemin inverse : il s’est éloigné de l’état de droit pour établir un système présidentiel.

Le gouvernement Erdogan dit que vous avez ordonné le putsch du mois de juillet.

Si c’est ce que vous prétendez, il faudra que vous le prouviez. Quelle que soit la personne derrière ce putsch, elle a trahi le gouvernement et les principes d’Hizmet. J’ai condamné la tentative de putsch quand il était en cours. Ensuite, j’ai exigé qu’une commission internationale composée d’experts américains et allemands étudie ce qui s’est passé. La Turquie n’a même pas réagi. Vous savez qu’Erdogan a qualifié le putsch de cadeau du ciel, quand il a atterri à Istanbul cette nuit-là ?

Prétendez-vous que le président soit responsable?

Jusqu’à présent, je l’avais uniquement considéré comme une possibilité, mais maintenant j’en ai la certitude. Selon les dernières déclarations d’un officier turc, le chef d’état-major et le chef des services secrets se sont rencontrés dans le quartier général de l’armée. Ils savaient tout ce qui allait suivre. Le putsch a donné la possibilité à Erdogan d’agir à sa guise. Des milliers de gens sont expulsés des ministères, de l’armée, de la police et de la Justice. On a arrêté des avocats, des hommes d’affaires, des journalistes et des épouses de partisans d’Hizmet. Il faut que ce soit préparé depuis longtemps.

Vous vivez aux États-Unis depuis 1999. Comment est venue la rupture avec Erdogan ?

En 2006, il a commencé à nommer les hauts fonctionnaires en fonction de ses sympathies personnelles. L’autoritarisme d’Erdogan ne faisait que s’empirer. J’ai compris que l’AKP voulait mettre tout le pouvoir entre ses mains. Je lui ai écrit une lettre pour le supplier de rétablir le système démocratique. Ensuite, ses gens ont menacé de fermer nos écoles si nous ne soutenions pas le système présidentiel. Nous avons refusé.

Le gouvernement turc et les critiques laïques prétendent que ces vingt dernières années, le mouvement Hizmet a systématiquement sapé l’état. Est-ce exact ?

Je démens catégoriquement cette accusation. Ma doctrine ne va pas à l’encontre de la constitution. Si un fonctionnaire sympathisant d’Hizmet agit illégalement ou immoralement, je suis le premier à le condamner. Mais s’il n’agit ni illégalement ni immoralement, il ne « sape » rien. S’il fait de la promotion au sein de l’état turc, il ne viole aucune loi.

À quoi accordez-vous le plus d’importance? À la sharia ou à la constitution ?

Je désapprouve les régimes comme l’Iran ou l’Arabie saoudite où ce sont des leaders religieux qui décident de la ligne politique. L’état doit respecter la religion et autoriser qu’elle soit pratiquée librement – peu importe la religion. Si les convictions religieuses veulent une place dans la société, elles doivent respecter les droits de l’homme.

Depuis des semaines, la Turquie exige votre extradition. Craignez-vous que les États-Unis cèdent ?

Je ne crois pas que les États-Unis renieront leur état de droit et m’extraderont parce que cela leur semble politiquement opportun. Au cas improbable où ils souhaiteraient m’extrader, je paierai mon billet pour la Turquie. J’ai 78 ans, je n’ai pas peur de la mort.

Aujourd’hui, considérez-vous les États-Unis comme votre pays?

J’ai choisi de vivre en exil et la Turquie me manque tous les jours. Je me suis fait des amis ici, mais le mal du pays reste.

Les chrétiens, les juifs et les bouddhistes peuvent-ils pratiquer leur religion dans un état musulman idéal ?

Qu’entendez-vous par état islamique idéal ? Il est évident que l’islam guide ses partisans dans leurs décisions politiques aussi, mais tous les musulmans doivent choisir librement, sans contrainte.

Les athées peuvent-ils démentir l’existence de Dieu?

Oui, chaque humain, l’athée aussi, est une créature de Dieu. Celui qui reproche aux autres de ne pas croire est indécis.

Y a-t-il des limites à la liberté de culte? Peut-on se moquer du prophète ?

Aucun musulman n’est insensible à la façon dont on représente son prophète. Les musulmans ont droit au respect, mais les critiques contre les images injurieuses peuvent être uniquement civilisées.

Le Coran est-il la parole incontestée de Dieu ?

Il est difficile de mettre le Coran en question. Tous les musulmans voient le Coran comme la parole de Dieu. Ils doivent accepter la révélation et suivre les commandements. L’interprétation de ces commandements est une autre question.

Une femme peut-elle devenir chef d’État d’un pays musulman?

Les femmes peuvent exercer toutes les fonctions, y compris celle de présidente.

La méfiance contre votre mouvement règne à une époque de terrorisme religieux. Comment voyez-vous l’état de l’islam ?

Je m’inquiète. Peut-être que nous les musulmans nous avons fait du mal. Peut-être que Dieu veut nous punir. Dieu le sait, nous pas. De toute façon, nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes sans soutien de l’état de droit démocratique.

Est-ce également le cas pour la Turquie?

La Turquie ne se tiendra à nouveau aux standards européens et ne remplira les conditions de l’OTAN que si l’UE, l’OTAN et les États-Unis exercent de la pression. J’appelle l’Occident à intervenir. Sans sanctions, Erdogan ne rétablira pas l’injustice commise.

Regrettez-vous certaines choses que vous avez prêchées dans le passé ?

Dans mes sermons de l’époque, j’ai condamné l’Occident sans aucune nuance. Aujourd’hui, j’ai une vision différente. Mais tout humain est le produit de son temps. Dans ma jeunesse, les Américains, les Russes, le Vatican et les juifs étaient tenus responsables de la souffrance des musulmans. J’ai été influencé par les campagnes diffamatoires et les théories de complot.

Pourquoi avez-vous changé d’avis ?

Mes contacts personnels avec les chrétiens et les juifs m’ont appris que je devais corriger ma pensée. Dans toutes les religions, il y a des gens qui donnent le mauvais exemple, et d’autres le bon. La question, ce n’est pas si quelqu’un est musulman ou pas. C’est ce qu’il fait qui est important.

Evelyn Finger du quotidien Die Zeit

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