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Fermer les frontières de l’Europe : pour ou contre ?

Faut-il mettre fin à l’espace Schengen, synonyme de libre circulation des personnes en Europe… et donc des terroristes ? Entre besoin urgent de sécurité et souci fondamental de liberté, les avis sont contrastés. En voici deux, diamétralement opposés sur la question des frontières.

Les ministres européens de l’Intérieur et de la Justice se réunissent ce vendredi à Bruxelles afin de « renforcer la réponse européenne » à la menace djihadiste, tout juste une semaine après les attentats de Paris qui ont révélé d’importantes failles sécuritaires sur le Vieux Continent. Les ministres décideront vraisemblablement de renforcer les contrôles aux frontières, pour les personnes entrant et sortant de l’espace Schengen, à la demande du gouvernement français.

Hier, l’Assemblée nationale a d’ailleurs voté une prolongation de trois mois de l’état d’urgence en France, lors d’un vote organisé en accéléré. Le dispositif annoncé élargit notamment la marge de manoeuvre des forces de l’ordre pour des assignations à résidence, pour une extension des gardes à vue liées à des présomptions de terrorisme, et en matière de perquisitions.

Ceci dit, le président français n’a pas pour autant décidé de fermer hermétiquement les frontières de l’Hexagone. L’accueil des migrants, a indiqué François Hollande dans son discours prononcé devant le Parlement, « exige, ce qui n’est pas le cas encore aujourd’hui, une protection effective des frontières extérieures » de l’Union européenne. « Si l’Europe ne contrôle pas ses frontières extérieures, alors, et nous le voyons aujourd’hui sous nos yeux, c’est le retour aux frontières nationales, quand ce ne sont pas les murs, les barbelés qui sont annoncés. Ce sera alors la déconstruction de l’Union européenne. »

Des pressions fortes se font ressentir pour revenir sur les accords de Schengen, signés en 1985 mais entrés en vigueur seulement dix ans plus tard. Faut-il, au nom de la sécurité, renoncer à la liberté de déplacement dans les 26 pays européens signataires de ces accords historiques, comme le Premier ministre français l’envisage ? Les avis divergent, forcément. Nous en avons sélectionné deux, opposés.

[POUR] Ron Noble (ex-Interpol) : l’absence de contrôle revient à « suspendre un panneau souhaitant la bienvenue aux terroristes. Et ils ont accepté l’invitation ! »

Dans une tribune publiée jeudi sur le site du New York Times, Ronald K. Noble, secrétaire général d’Interpol de 2000 à 2014, estime que les accords de Schengen « sont, dans les faits, une zone internationale passport-free permettant aux terroristes de perpétrer leurs attaques sur le Continent, puis de s’enfuir ». L’absence de contrôle systématique est, selon lui, « comme suspendre un panneau souhaitant la bienvenue aux terroristes en Europe. Et ces terroristes ont accepté l’invitation ! »

L’ex-patron de l’organisation internationale de police criminelle juge dès lors que « ce système de frontières ouvertes devrait être suspendu » et que « chaque pays qui y participe devrait commencer, dès maintenant, à contrôler systématiquement tous les passeports au moyen d’une base de données de passeports volés et perdus développée par Interpol ». Cette base de données, développée suite aux attentats du 11 septembre 2001, contient désormais des informations sur plus de 45 millions de passeports et documents d’identité que 169 pays ont déclarés perdus ou volés.

Les accords de Schengen, idée louable à l’origine, engendrent aujourd’hui un danger réel et immédiat, prévient Ron Noble : « Les passeports volés ou contrefaits provenant de l’espace Schengen comptent parmi les formes d’identification les plus recherchées par les terroristes, trafiquants de drogue et d’êtres humains et autres criminels. L’an dernier, huit pays de l’espace Schengen apparaissaient dans le Top 10 des nations déclarant des vols ou pertes de passeports dans les bases de données d’Interpol. »

Par comparaison, le Royaume-Uni – non signataire des accords de Schengen – a, dès les attentats terroristes de 2005 (qui avaient fait 52 morts et plus de 700 blessés), utilisé les banques de données d’Interpol pour contrôler tous les passeports à ses frontières. Le pays « vérifie désormais 150 millions de passeports par an – davantage que les autres pays de l’Union européenne réunis – et détecte plus de 10.000 personnes par an, qui tentent de pénétrer sur son territoire avec des documents de voyage non valables », chiffre Ron Noble.

« Avoir ouvert les frontières sans organiser les contrôles nécessaires, aide et encourage les terroristes », conclut-il. « L’échec à contrôler correctement les passeports et à vérifier les identités aux frontières est tout simplement irresponsable face au terrorisme global. Fort de mes 14 années d’expérience à la tête d’Interpol, je sais que les terroristes ont nettement plus de chances de prospérer tant que les nations échoueront à contrôler de près l’identité de celles et ceux qui franchissent leurs frontières. »

[CONTRE] Peter Coy (Bloomberg) : « Il faut abattre les murs que les terroristes voudraient encore rehausser ! »

De l’autre côté du spectre, on rencontre notamment Peter Coy, responsable de l’économie au sein du magazine Bloomberg Businessweek. A l’opposé de Ron Noble, il estime, dans une opinion publiée par le magazine américain et mis en ligne sur son site Internet, que « les attentats de Paris ne doivent pas mener à une Europe fermée ».

« La priorité de toute personne et de toute société est de survivre », admet-il. Pourtant, bâtir des murs, qu’ils soient réels ou virtuels, n’est pas une solution : « Un mur qui s’élève est avant tout la preuve que quelque chose de mal est en train de se passer. Le terrorisme n’est pas seul concerné, bien sûr. (…) Mais le terrorisme est ce qui a placé la construction de murs, idée d’abord marginale, sur le devant de la scène. Barrières concrètes, clôtures d’acier, barbelés, projecteurs, chiens de garde et patrouilles le long des frontières sont, tous, la preuve physique des dommages que le terrorisme a causés au sentiment que nous vivons ensemble dans un monde unique. »

Dresser à nouveau des murs entre pays européens, qu’ils soient réels ou virtuels, aurait de nombreuses et profondes conséquences négatives, prévient Peter Coy. « Ces murs toucheront ceux qui obéissent aux lois davantage que les terroristes, qui trouvent généralement le moyen de les contourner ». Pire encore, « isoler des communautés et nations entières parce que des terroristes potentiels y sont présents, provoque souvent un retour de flamme, engendrant une haine plus forte encore que celle dont ils sont supposés nous protéger. Voilà ce qui rend le terrorisme si diabolique : telle une maladie auto-immune, il contraint les sociétés civilisées à adopter des comportements autodestructeurs. »

Agir contre l’immigration frapperait à la fois les riches et les pauvres, continue le journaliste : « Les pays riches, en plein vieillissement, ont besoin de travailleurs jeunes, tandis que les migrants ont besoin d’emplois et d’argent à envoyer à leur famille. » Ainsi, le revenu par habitant en Irlande serait inférieur de 50% à ce qu’il est aujourd’hui si le pays n’avait pas rejoint en 1973 ce qui deviendra plus tard l’Union européenne. L’espace Schengen lui aussi représente des bénéfices économiques certains en matière de tourisme, de commerce et de libre mouvement des travailleurs.

« Si Schengen disparaît, les liens commerciaux et d’investissements pourraient se disloquer eux aussi, car les nations perdraient peu à peu le sens de l’unité européenne », écrit Peter Coy, citant un analyste en géopolitique, pour qui, « une fois que vous abolissez les principes fondateurs de l’UE, cela provoque un effet domino ».

Au lieu de creuser la distance qui les en sépare, les gouvernements américain et européens « doivent renforcer leurs liens avec les communautés immigrées, afin de détecter les signes avant-coureurs de désaffection, de colère et de radicalisation », conclut Peter Coy. « En d’autres termes, il faut abattre les murs que les terroristes voudraient encore rehausser. »

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