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Femen : la révolution féministe, les seins nus

Porte-drapeaux d’un néo-féminisme qui milite torse nu, Sacha Chevtchenko et son groupe d’activistes pourfendent le machisme gouvernemental, le boom du tourisme sexuel, la corruption des élites. Le pouvoir tolère de moins en moins ces opposantes de choc.

Blonde comme le blé ukrainien, grande et photogénique, Sacha Chevtchenko, 21 ans, pourrait facilement devenir mannequin et enchaîner les shootings de mode. Mais l’ambition de cette diplômée d’économie, qui vit dans un HLM de Kiev, la capitale, est autrement plus élevée: Sacha fait la révolution. Prolétaire en stilettos, elle entend en effet poursuivre la révolution féministe commencée en Ukraine voilà trois ans. Et cela, au moyen d’un mode opératoire original et plutôt sexy: l’action directe en talons aiguilles, avec les seins à l’air.

Avec les activistes de Femen, un mouvement d’agit-prop dont elle est à la fois la cofondatrice, l’un des piliers et l’image de marque, Mlle Chevtchenko n’hésite pas, en effet, à envahir les plateaux de télévision, à perturber des cérémonies officielles, à manifester devant les grilles des ambassades. Objectif: dénoncer, pêle-mêle, le machisme ambiant, le boom du tourisme sexuel, la prostitution galopante, la corruption des élites, le recul de la démocratie.

« L’Ukraine n’est pas un bordel! »

Certains coups d’éclat des amazones de Femen, toujours médiatisés, sont encore dans les mémoires. A commencer par le premier, en 2008, lorsque Sacha et une dizaine de partisanes manifestent sur la place Maidan (la place de l’Indépendance de Kiev, haut lieu de la révolution Orange, en 2004) à moitié nues, en brandissant des pancartes: « L’Ukraine n’est pas un bordel! »

« Il s’agissait de dénoncer la complaisance du pouvoir à l’égard du tourisme sexuel. » Le slogan choc a d’ailleurs resservi cette année, à l’occasion d’une campagne de représailles contre une radio néo-zélandaise. Celle-ci, The Rock FM, avait organisé un jeu-concours dont le premier prix était… une femme ukrainienne, à choisir lors d’un voyage sur les rives du Dniepr!

Dans un autre registre, Vladimir Poutine n’est pas prêt d’oublier l’humiliation subie lors de l’opération commando fomentée par Femen, en octobre 2010 à Kiev, lors de sa visite au président (prorusse) Viktor Ianoukovitch. Six activistes l’avaient accueilli aux cris de « Ukraina is not Alina! » – allusion à une gymnaste que la rumeur publique présente comme sa maîtresse -, afin de lui rappeler que Moscou n’était plus souverain en Ukraine.

Les images du happening l’ont rendu furieux. A l’automne 2010, l’ambassadeur d’Iran n’a pas davantage apprécié de voir débarquer sous ses fenêtres des « enragées » dépoitraillées, venues exprimer leur solidarité avec Sakineh, l’Iranienne accusée d’adultère à Téhéran et condamnée à la lapidation.

Le langage d’un nouveau féminisme, celui du XXIe siècle

Cet hiver, Silvio Berlusconi en a également pris pour son grade. En plein scandale du « Rubygate », Sacha, Anna, Inna, Xenia et les autres sont venues balancer des slips et des soutiens-gorge par-dessus les grilles de la chancellerie italienne, à Kiev. Enfin, en avril dernier, lors des commémorations du 25e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, les mêmes brandissaient des pancartes et s’époumonaient en scandant « Ianoukovitch, c’est pire que l’irradiation! » Une fois de plus, l’opération s’est terminée au commissariat, comme ce fut encore le cas le 5 juillet, après une manifestation devant la Rada (le Parlement) contre le recul de l’âge de la retraite des femmes.

Depuis sa fondation, en 2008, par Ania Goutsol, une petite rousse aujourd’hui âgée de 26 ans, le mouvement Femen – une quarantaine d’activistes imprégnées de La Femme et le socialisme (1883), de l’agitateur socialiste allemand August Bebel, appuyées par 300 sympathisantes – a inventé le langage d’un nouveau féminisme, celui du XXIe siècle.

Pourtant, même si l’ONG inspire une large sympathie, toutes les femmes ne sont pas fans de Femen. Selon ses détractrices, à commencer par la Strada, fondation néerlandaise spécialisée dans la lutte contre la prostitution et active en Europe centrale, Sacha et ses acolytes nuisent à l’image des femmes. Confortent les clichés sexistes. Et encouragent, par leur allure, le tourisme sexuel. Ce à quoi les intéressées répondent que plus personne n’écoute les féministes traditionnelles. Que le tourisme sexuel n’a pas attendu Femen pour prospérer. Que le féminisme du XXIe siècle passe par la réappropriation du corps des femmes par elles-mêmes. Et qu’il n’appartient pas aux hommes de définir la norme de la décence vestimentaire et de la sexualité féminine. Un point de vue qui porte bien au-delà des frontières, puisque le nouveau mouvement Slutwalks (littéralement, marches des salopes), né il y a quelques mois au Canada, semble inspiré par Femen.

Le pays s’est transformé en paradis du tourisme sexuel

« Au début, nous défilions habillées… mais personne ne nous écoutait, raconte Sacha en sirotant un milk-shake au Cupidon, un café littéraire de Kiev où l’état-major de Femen se retrouve quotidiennement. Après de longs débats, nous avons décidé d’enlever le haut pour devenir des topless fighters. » La posture de ces « combattantes aux seins nus » symbolise parfaitement la condition des femmes ukrainiennes: pauvres, vulnérables et seulement propriétaires de leurs corps. Dans l’ex-République soviétique, l’horizon des femmes se résume souvent à ce choix: émigrer, se marier à un homme riche ou vendre son corps.

Avec la suppression des visas d’entrée, en 2005, l’un des deux pays d’accueil de l’Euro 2012 de football s’est transformé en paradis du tourisme sexuel. Selon une étude récente, 70% des étudiantes du campus de Kiev ont, au moins une fois, été abordées par un étranger qui leur proposait une relation tarifée. Et l’Ukraine constitue une plaque tournante notoire du trafic international d’êtres humains.

Cela ne trouble nullement le gouvernement de l’ex-communiste Viktor Ianoukovitch, dont l’une des premières mesures a consisté à liquider l’administration chargée de l’égalité hommes-femmes, des violences domestiques et du trafic d’êtres humains. Il est vrai que la misogynie s’exprime jusqu’au sommet de l’Etat. L’année dernière, le futur président, alors en campagne électorale, n’avait-il pas assuré: « La place de la femme est à la cuisine »? Elu en février 2010, le chef de l’Etat au style brejnévien a montré sa cohérence: son gouvernement – une trentaine de ministres – ne compte… pas une seule femme! Une absence justifiée, selon le Premier ministre, Mykola Azarov: « La situation dans le pays est difficile et on a pris des gens capables de travailler de seize à dix-huit heures par jour. Conduire des réformes, redresser un pays, n’est pas une affaire de femmes. »

Des agents en civil visitent le domicile des militantes
« Avec Ianoukovitch au pouvoir, le recul démocratique est net, pointe Sacha Chevtchenko. Certes, le précédent gouvernement, issu de la révolution Orange, nous a déçues, notamment Ioulia Timochenko – ex-Premier ministre à la natte en forme de couronne -, dont la conscience féministe est proche de zéro. Mais, au moins, la police nous laissait tranquilles. » Une époque révolue: depuis mars 2010, Sacha a été gardée à vue plus de dix fois. Elle a aussi effectué trois brefs séjours en prison, de un, deux et trois jours, inspirant d’ailleurs la sympathie au directeur, aux gardiens, aux détenues. « Le pouvoir est désemparé, car chaque arrestation accroît la popularité de Femen », estime le député indépendant Taras Chornovil.

Du coup, les pressions se font plus sournoises. Les services secrets tentent d’isoler celles qu’ils considèrent comme des dissidentes. On se croirait revenu au temps de l’Union soviétique. En avril, le compte Facebook de Femen a été bloqué durant deux semaines. Et, depuis peu, sous de fallacieux prétextes administratifs, les descentes de police se multiplient au café-restaurant Cupidon, le quartier général de Femen. « Les flics effraient ma clientèle. S’ils continuent, je demanderai aux filles de se trouver un autre QG », admet, à regret, le patron de l’établissement.

Depuis le début de l’année, des agents en civil visitent les domiciles des militantes les plus actives. « Ils viennent salir ma réputation auprès de mon voisinage. Résultat, ma propriétaire m’a demandé de déménager », raconte Sacha Chevtchenko, réinstallée dans un appartement HLM qu’elle partage avec quatre autres activistes.

Malgré tout, ses convictions sont inébranlables. « Avec la révolution Orange, notre génération a découvert l’ivresse de la démocratie. Nous battre dans la rue, aux côtés de camarades de lutte, pour une cause juste : voilà une adrénaline dont nous ne pouvons plus nous passer. » Et elle qui aurait pu devenir mannequin d’ajouter: « S’il faut aller en prison pour mes idées, je suis prête. »

Par notre envoyé spécial Axel Gyldén, avec Alla Chevelkina, L’Express.fr

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