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Everest, dans les traces du passé

Vincent Genot
Vincent Genot Rédacteur en chef adjoint Newsroom

Soixante ans après la réussite de la première ascension, de nombreuses équipes d’alpinistes tentent toujours de rejoindre le sommet de l’Everest. Mais rien n’est jamais simple sur le toit du monde.

Soixante ans après la victoire d’Hillary et Norgay, le site Hstry.org fait revivre cette ascension, via les réseaux sociaux. Faux tweets en direct du sommet et photographies d’époque donnent à ce moment historique un air très contemporain.

« Well, we knocked the bastard off ». « Eh bien, nous l’avons eu, ce salaud. ». C’est par ces mots plutôt irrespectueux et dépourvus de toute solennité qu’Edmund Hillary annonce la conquête de l’Everest à ses compagnons d’expédition. Après un assaut final de 25 heures, l’apiculteur néo-zélandais et le Sherpa Tenzing Norgay viennent de tourner l’une des plus grandes pages de l’alpinisme moderne. Le 29 mai 1953, à 11h 30 précise, le toit du monde est enfin vaincu. Une date et deux noms qui resteront à jamais gravés dans l’histoire des hommes. Pas dans celle du géant de granit. Comment une légende comme l’Everest pourrait-elle s’accommoder de cette seule reddition ? John Hunt, le chef de l’expédition victorieuse, note dans son récit de l’ascension (1) que « la conquête d’une montagne peut s’apparenter à une course de relais où chaque coureur, à la fin du parcours, transmet le témoin à un membre de son équipe, jusqu’à ce que la course s’achève. »

Le marathon pour vaincre l’Everest a commencé en 1921, avec une première expédition de reconnaissance sur la face nord du géant. Déjà à l’époque, la tentative est celle d’une équipe britannique. Il est vrai qu’avec sa domination coloniale sur la région, la Grande Bretagne est en terres connues dans la chaîne himalayenne. C’est d’ailleurs en l’honneur du chef du Service géodésique de l’Empire des Indes, sir George Everest, que le plus haut sommet de la Terre, d’abord nommé « Peak XV » fût rebaptisé « Mount Everest ». Pour les Népalais, la montagne restera cependant Sagamartha, la Tête de l’océan. De même, les Tibétains vénéreront toujours Chomolungma, la déesse mère de la Terre.

En 1924, une troisième expédition anglaise _ sur les 10 lancées avant la tentative victorieuse, 8 seront conduites par des Britanniques _ donne un sérieux coup de boutoir à la montagne. George Herbert Leigh Mallory (déjà présent sur l’Everest en 1921) et Andrew Irvine, les deux alpinistes de pointe de l’expédition, sont aperçus par leurs compagnons sur la crête sommitale à 8 450 m. Après cela, on perd définitivement leur trace. On ne saura jamais vraiment ce qui est arrivé à ces deux hommes, ni même s’ils ont atteint le sommet. En 1933, on retrouva le piolet d’Irvine à 8 410 m. Le corps gelé et partiellement momifié de Mallory fut, lui, découvert à 8 138 m. … en 1999, septante-cinq ans après sa chute mortelle ! Aucune trace, par contre, de l’appareil photographique des malheureux, qui aurait pu contenir un cliché du sommet, seule preuve de leur éventuel succès.

« Ce vieux fou de Wilson »

En 1934, Maurice Wilson, un ancien capitaine de l’armée britannique, tente la première ascension en solitaire. C’est sans crampons ni expérience, mais persuadé qu’avec le jeûne et la prière on peut accomplir des miracles, qu’il se lance à l’assaut de la montagne. En 1960, son corps sera localisé par des alpinistes chinois à l’altitude de 6 400 m. En 1975, son cadavre réapparaît et est déposé dans une crevasse par des grimpeurs. En août 1989, alors qu’il quitte sa tente au camp de base Nord (5 500 m.), l’alpiniste Jean-Michel Asselin aperçoit ce qu’il croit être des fagots de bois mélangés à de vieilles toiles. En réalité, il s’agit d’un squelette dont la mâchoire porte un bridge où brillent deux dents en or. Asselin vient de retrouver « ce vieux fou de Wilson ». Comme le Français le rapporte dans ses Chroniques Himalayennes (2) « Wilson a coulé avec le glacier, et ses pauvres efforts pour monter seul sur la montagne n’ont pas payé. Il est de nouveau tout en bas, au pied de son désir, en morceaux d’os séchés auxquels adhèrent les lambeaux de peau. »

La route népalaise

Interrompues par la Seconde Guerre mondiale, les tentatives d’assaut reprennent en 1951. Elles ne passent cependant plus par la voie nord, située au Tibet, un pays qui vient de passer sous domination chinoise. Les expéditions se lancent donc sur le versant népalais. Jusqu’alors, cette voie ouest n’avait pas été envisagée à cause de la terrifiante cascade de glace qui défend le pied du géant. « C’est une cataracte gelée, une rivière solidifiée, sectionnée en énormes blocs inexorablement repoussés par la lente marche du glacier. […] Il est impossible de tracer un itinéraire absolument sûr à travers l’Icefall. Tout au plus peut-on tenter d’éviter au maximum nombre des dangers qu’elle présente. Inéluctablement, certaines sections de l’itinéraire devront passer sous une muraille de glace appelée à s’effondrer tôt ou tard. On ne peut que calculer le risque, se raccrocher à l’idée que l’on ne se trouve dans la zone dangereuse que pendant quelques minutes… » Ainsi décrite par l’alpiniste anglais Chris Bonington (3), la cascade de glace barre la route de l’expédition britannique de 1951, dont fait déjà partie Edmund Hillary. En 1952, une expédition suisse franchit l’obstacle après six jours de combat acharné (aujourd’hui, les grimpeurs ne mettent que quatre heures pour en venir à bout). Dans la foulée, les Helvètes, menés par le redoutable alpiniste Raymond Lambert, s’attaquent à la combe ouest avant de s’arrêter devant les 1000 mètres de la face verglacée du Lhotse. Entièrement équipé en cordes fixes, ce passage clé tombe en douze jours et permet aux grimpeurs suisses de mettre pied sur le col sud. Sinistre, l’endroit marquera passablement John Hunt. « Nous apercevions l’un des lieux les plus mornes et les plus désolés que l’on pût s’attendre à rencontrer jamais : un large plateau mesurant quatre cents mètres d’un bord à l’autre. […] La surface de ce désert est couverte en partie de pierres, en partie de blocs nus de glace bleuâtre. Et le vent ajoute à l’effroi dont ce lieu semble possédé. On eût dit que nous entrions dans un traquenard… » L’ambiance funèbre du col sud n’empêchera pas les Suisses d’y installer un camp de fortune. Pressés par des conditions climatiques de plus en plus menaçantes, le camp ne permettra aux alpinistes que de lancer un unique assaut vers le sommet. Accompagné de Tenzing Norgay (déjà lui), Raymond Lambert s’engage sur l’arête sud-est où les deux hommes atteindront l’altitude de 8 600 m. A moins de 250 mètres du but, dans un épais brouillard qu’un vent violent n’arrive pas à déchirer, les deux hommes épuisés décident de faire demi-tour. En passant l’Icefall, en équipant la face du Lhotse et en reconnaissant une grande partie de l’arête sommitale, l’expédition suisse de 1952 a assurément tracé une voie royale à ses successeurs. Les Britanniques ne l’oublieront pas. Après leur victoire de 1953, ils télégraphieront aux Suisses un hommage plein d’élégance: « À vous autres une bonne moitié de la gloire ».

L’ascension victorieuse

En 1953, c’est une véritable armée qui quitte Katmandou en direction de l’Everest : 350 porteurs, 20 porteurs de haute altitude, 6 grimpeurs de pointe, 2 médecins, 1 scientifique et … 7 tonnes de matériel. Pour cet assaut qu’il pressent décisif, John Hunt, l’officier de l’armée britannique responsable de l’expédition, a tout réglé comme sur du papier à musique. La marche d’approche, qui permet de rejoindre l’emplacement du camp de base en une dizaine de jours, servira de période d’acclimatation à l’altitude pour les organismes. Les sommets mineurs aux alentours de l’Everest seront mis à profit pour tester les appareils à oxygène censés pallier la raréfaction de l’air au-delà de 7 500 m. Lors de ces multiples « petites » ascensions, Hunt prendra d’ailleurs soin de mélanger les équipes d’alpinistes. Cette précaution lui permettra de composer des paires de grimpeurs parfaitement homogènes. Une fois ces préparatifs terminés, l’ascension finale peut commencer. Là, toute la minutie de Hunt se révèle payante. Icefall, Combe ouest, Lhotse et col sud : les difficultés pourtant considérables sont littéralement avalées par les Anglais, qui installent pas moins de 10 camps sur le parcours. Alors que les grimpeurs s’occupent d’ouvrir le chemin et sécuriser les endroits dangereux, les porteurs font la navette entre les différents camps pour acheminer les lourdes charges de matériels. Le 22 mai à l’aube, 17 hommes, lestés chacun d’une trentaine de kilos, quittent le camp VII, établi à 7 300 m., pour un portage décisif vers le col sud, 700 m. plus haut. A côté des débris de tentes installées l’année précédente par les Suisses, ils y abandonnent leur charge avant de redescendre rapidement vers le camp VII. C’est à présent aux équipes d’assaut de mener la danse. Après avoir installé le campement du col sud avec le matériel déposé trois jours plus tôt par les porteurs, et passé une nuit dans la « zone de mort », Tom Bourdillon et Charles Evans attaquent l’arête sommitale, le 26 mai. A 8 760 m., devant des ressauts qui semblent barrer définitivement l’accès au sommet, ils font demi-tour, non sans avoir laissé sur place deux bouteilles d’oxygène.

Le 28 mai, chargés chacun de plus de 25 kilos de matériel, Edmund Hillary et Tenzing Norgay se lancent à leur tour vers le sommet. Echaudée par les informations rapportées par Bourdillon et Evans, l’équipe de grimpeurs, qui pense ne pas pouvoir atteindre le sommet en une seule journée, décide de bivouaquer à l’endroit atteint l’année précédente par Lambert et Tenzing (camp IX). Dans une tente secouée en permanence par des bourrasques qui menacent de les précipiter dans le vide, les 2 hommes somnolent en attendant l’aube. A six heures du matin, ils quittent leur précaire abri de toile. « L’arête était toute baignée par la lumière du soleil et nous pouvions voir, haut dans le ciel, notre premier objectif, le pic sud. […] Après une heure de progression régulière, nous arrivâmes au pied de l’obstacle le plus formidable de cette arête : un ressaut rocheux de quelque 12 mètres de haut. Lisse, n’offrant à peu près aucune prise, ce rocher aurait constitué, dans le Lake District, une difficulté du dimanche pour des grimpeurs expérimentés ; mais, ici, il opposait à nos faibles forces une barrière insurmontable. » (1) Si près du but, Hillary tente cependant le passage. En opposition dans une faille, il crapahute des genoux et du dos avant de ressortir sur une terrasse rocheuse. Le dernier verrou de l’Everest, connu depuis sous le nom du ressaut Hillary, vient de sauter. Après deux heures et demie de marche vertigineuse, l’arête devant les deux hommes, au lieu de continuer à s’élever, tombe brusquement. Encore quelques coups de piolet dans la neige glacée et ils sont au sommet. Après trente-deux ans d’acharnement et 13 morts, l’Everest vient, enfin, de tomber.

Intégrité environnementale du site
Quelque peu brocardée, avant l’ascension victorieuse, par une partie du monde alpin qui préconisait le recours à des expéditions légères pour vaincre les sommets himalayens, l’organisation quasi militaire de John Hunt deviendra une référence. Sur la quinzaine de voies actuellement ouvertes sur l’Everest, nombreuses sont celles qui l’ont été par des grandes équipes conséquentes.

La haute fréquentation de l’Everest durant les brèves fenêtres de beau temps qui permettent de tenter l’ascension (principalement quinze jours en mai et une dizaine fin septembre) ainsi que les quantités considérables de matériels abandonnés sur la montagne ont, dans les années 1980, fait craindre pour l’intégrité environnementale du site. Même si une campagne de nettoyage entreprise au début des années 1990 a déjà récolté 33 tonnes de détritus autour du camp de base, les autorités népalaises estimaient en 1996 qu’il y avait encore 50 tonnes d’ordures sur et autour de l’Everest (4). En décembre 1998, lors des Journées européennes de la montagne, Claude Eckhardt, secrétaire général de l’Union internationale des associations d’alpinistes, relativisait cependant la gravité de cette pollution pour l’environnement. Il précisait qu’il s’agissait surtout d’un dommage esthétique, sans rapport avec les nuissances autrement plus importantes causées par les 50 000 touristes qui, chaque année, passent sur les treks populaires de la vallée du Khumbu. Quoi qu’il en soit, les choses semblent évoluer favorablement. Notamment depuis qu’une partie des 140 000 euros du permis d’ascension, payés par chaque expédition à l’Etat népalais est utilisée pour assainir le site et évacuer les nombreux déchets laissés par les expéditions. Ainsi, lors de son ascension réussie en mai 1999, l’alpiniste québécois Bernard Voyer notait, à propos du camp 4, l’un des endroits les plus pollués de l’Everest : « 8 000 mètres, le col sud. Le plus haut col sur terre! Alors qu’on est tellement à bout de souffle, si épuisé, gelé, sans appétit ni sommeil, il est difficile de trouver des qualités à cet endroit! En pleine « zone de mort »… le corps humain ne trouve plus aucune adaptation au manque d’oxygène. On a souvent qualifié l’endroit de pollué. Il est vrai qu’on y trouve toujours des bouteilles d’oxygène et des débris de tente, mais, année après année, le sol est nettoyé et sous peu il deviendra intact. Toutefois, certains alpinistes y sont allongés, et ce, pour l’éternité. » Comme Mallory prié d’expliquer pourquoi il s’attaquait à une montagne aussi difficile que l’Everest, ces audacieux auraient, peut-être, tout simplement répondu : « Parce qu’elle est là. »

(1) Victoire sur l’Everest, par sir John Hunt. Actes Sud.
(2) Chroniques himalayennes, de Jean-Michel Asselin. Glénat.
(3) Everest ultime défi, de Chris Bonington – Arthaud.
(4) Histoire des hommes et de leurs ordures: du Moyen Age à nos jours, de Catherine de Silguy. Le Cherche Midi.

A lire également :

Everest 1953, la véritable épopée de la première ascension
Par Mick Conefrey, aux éditions Nevicata
Les coulisses de la victoire sur l’Everest racontées pour la première fois à l’appui d’archives inédites.

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