Bernard Philippe

Europe, que dis-tu de toi-même ?

Bernard Philippe ancien fonctionnaire européen

Ce 25 mars, l’Union célèbre à Rome les 60 ans de son traité fondateur. Ancien fonctionnaire européen, Bernard Philippe appelle l’Europe à redonner à ses valeurs leur épaisseur prophétique et à retrouver sa capacité à résister.

Nul doute que le délitement qui menace l’Europe nécessite des réponses courageuses, novatrices et beaucoup de leadership. Mais la priorité, aujourd’hui, est de poser la question du sens du projet européen. Europe, quelle est ta raison d’être ? Pas simple de répondre à la question tant le projet européen est devenu illisible. Pour penser l’Europe autrement, une triple faille caractéristique de l’attitude de nos dirigeants doit être revisitée et combattue.

Trop longtemps, nous avons pris nos propres valeurs pour des codes universels. Nous n’avons pas pris la mesure de leur rejet par les mouvements fondamentalistes, par les supporters de Trump, de Poutine ou d’Erdogan. Nous avons encore moins saisi l’ampleur de leur rejet par nos propres populations, comme nous le montre la montée des populismes à travers le continent. Certes, la notion de « valeurs » n’est pas facile à manier tant elle est galvaudée et prise dans des revendications identitaires. Cela dit, quand on parle des valeurs comme la démocratie, l’Etat de droit et la solidarité, il ne s’agit ni de revendications sectaires, ni de coquetterie éthique, mais du patrimoine génétique de l’Europe. Il importe d’innover en redonnant à ces valeurs toute leur épaisseur éthique et prophétique.

Nous sommes devenus post-violents

Pour être crédible, l’Europe se doit aussi de prendre en charge sa propre sécurité. Alors que l’instabilité s’est généralisée au pourtour de l’Union et que le terrorisme frappe le sol européen, nous continuons d’entretenir un rapport ambigu avec l’usage de la force. Pacifistes impénitents, nous sommes devenus post-violents : le recours à la force armée ne semble plus vraiment faire partie du modèle européen. Notre réaction à la violence reste brouillonne, plutôt subie, par opposition à une relation qui serait construite et réfléchie, débattue et choisie. Notre monde européen est tombé dans un raccourci coûteux : les rapports entre les peuples allaient nécessairement se fonder sur des relations de coopération et de bénéfice mutuel.

Alors que les expressions fondamentalistes explosent de toute part, notre rapport au religieux reste fondé sur la sécularisation massive de la société européenne devenue, dans sa maturité, post-religieuse. Notre méconnaissance du religieux nous prive des instruments de déconstruction des fondamentalismes religieux et de l’idolâtrie qui les nourrit.

Interroger les traditions religieuses

Pour autant, notre lecture du religieux ne peut se faire uniquement par le prisme de la violence. Au-delà, mais aussi au travers des dérèglements et raidissements des grandes traditions religieuses, il est urgent de les interroger, les défier, voire les provoquer dans ce qu’elles portent de plus riche au service du bien commun. En particulier, l’invitation du judaïsme à « réparer le monde », le sens aigu de la miséricorde qui traverse tout le texte du Coran, comme la notion de pardon au coeur de la théologie chrétienne du salut. Notre tâche est de travailler à la confluence de ces trois traditions vers un même contenu essentiel : le bien commun par excellence, qui n’est rien d’autre que la recherche de la paix.

Pour corriger cette tripe faille, on se doit de retourner aux composantes essentielles de la culture de l’Europe, entendue ici dans un double sens : comme capacité d’interrogation de soi-même et du monde, mais aussi comme capacité à résister à tout tracé prédéterminé du projet européen dont les peuples ne garderaient pas la maîtrise. Une telle culture est un questionnement sur le sens et la destinée de ce projet. Elle est également la recherche, si bien exprimée par Dietrich Bonhoeffer dans ses Lettres de captivité, de la juste frontière à construire entre résistance et soumission. C’est cette « capacité à résister » que l’Europe se doit de retrouver.

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