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Europe de l’Est: des orthodoxes très « bling-bling »

Le Vif

Soutien inconditionnel aux gouvernements en place, affaires louches, richesse ostentatoire… Dans les Balkans, en Bulgarie et en Russie, où l’on fête le Nouvel An orthodoxe, le 7 janvier, l’Eglise a conservé toute son influence. Mais pas toujours sa morale.

Dans les rues de Varna, dans le nord-est de la Bulgarie, beaucoup se souviennent du 6 décembre 2011. Sous une pluie glacée, ce jour-là, des centaines de fidèles se pressent autour de l’église afin de s’incliner devant l’icône de saint Nicolas -un rendez-vous solennel, dans ce port de la mer Noire, car cette date marque la fête, dans le calendrier orthodoxe, du protecteur vénéré des marins et des pêcheurs. Soudain, la foule pieuse voit surgir son chef spirituel, le métropolite Kirill, à bord d’une Lincoln MKZ aux lignes futuristes- un modèle encore inconnu dans ces contrées. « Obama a la même ! » clame l’heureux propriétaire. Comme si le président américain était un membre de sa famille (voir vidéo ci-dessous).

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Membre influent du saint-synode, l’évêque Kirill est à l’Eglise ce que Paul-Loup Sulitzer était à la littérature. « Je suis un métropolite businessman », se plaît-il à répéter, comme pour excuser ses excès. Mais les affaires qu’il conclut sont souvent controversées, tel ce « spa orthodoxe », d’une valeur de plusieurs millions d’euros, où, si l’on en croit les défenseurs du projet, cure thermale et quête spirituelle seront mêlées. Et ses extravagances ne sont pas une exception.

« Oligarques en soutane »

En Europe centrale, depuis la chute du communisme, et partout où l’Eglise orthodoxe possède le monopole des âmes, l’institution religieuse est lancée avec frénésie dans les « affaires ». Et certains évêques, devenus richissimes, n’hésitent plus à le montrer. En Serbie, plusieurs métropolites se sont ainsi retrouvés il y a peu sous le feu des projecteurs. Parfois surnommés les « oligarques en soutane », ils se voient reprocher de gérer leurs éparchies -équivalent de l’archevêché- comme des PME, de traiter leurs subordonnés comme des vassaux et, last but not least, de vivre dans un luxe très éloigné des voeux « de modestie et d’humilité » de leurs coreligionnaires. Le patriarche Irénée a même pris ses distances avec un prélat de Bosnie, Vassilije, qui ne cache pas ses sympathies pour Ratko Mladic, l’ex-commandant en chef de l’armée de la république serbe de Bosnie, jugé pour crimes contre l’humanité à La Haye.

Plus que ses fréquentations, c’est la publication des photos de sa somptueuse résidence à Bijeljina, une ville meurtrie par les massacres de musulmans pendant la guerre, qui a été la goutte de trop. Ailleurs, dans l’éparchie de Mileseva, les fidèles sont tellement exaspérés par les frasques du métropolite Filaret qu’une pétition demande son départ! Dans les deux cas, le saint-synode s’est dit favorable à une mise à la retraite anticipée des intéressés. « En écartant quelques métropolites au passé chargé, l’Eglise serbe tente d’améliorer son image, ternie depuis la guerre en ex-Yougoslavie, dans les années 1990, quand elle a soutenu sans réserves le régime de Milosevic, estime l’universitaire Mirko Djordjevic, à Belgrade. Mais ce n’est pas encore la grande réforme dont elle a besoin. »

Un « taliban orthodoxe » à la montre cerclée d’or

En Bulgarie aussi, beaucoup réclament la réforme d’une institution qui porte toujours les stigmates de ses compromissions avec le passé totalitaire: 13 des 15 membres actuels du saint-synode seraient d’anciens indics de la Sécurité d’Etat (DS) communiste. « La plupart ont profité de cette double casquette pour se hisser au plus haut de la hiérarchie de l’Eglise », souligne le théologien Dilian Nedeltchev. S’enfermant dans le déni, aucun n’a exprimé le moindre regret. C’est avant tout le train de vie dispendieux de certains ecclésiastiques qui marque les esprits, dans ce pays où le salaire minimal atteint à peine 150 euros. « L’un des premiers défis du prochain patriarche sera de dompter cette oligarchie ecclésiastique dont le comportement frise l’indécence », renchérit Stilian Iotov, professeur de philosophie à l’université de Sofia.

Ce ne sera pas simple. Comment réformer une institution dirigée par le plus emblématique des « oligarques en soutane »? Depuis la mort du vieux Maxime, le 6 novembre 2012, Kirill de Varna assure l’intérim à la tête du saint-synode bulgare avant l’élection, à la fin du mois de février, d’un nouveau patriarche. Pourrait-il accéder à la charge suprême? Pas sûr. Car Nikolaï, jeune et ambitieux évêque de Plovdiv, dans le Sud, tente de lui damer le pion… A la différence de Kirill, qui émargeait à la DS sous le pseudonyme d' »agent Kovatchev », Nikolaï n’a jamais collaboré avec les services communistes- par manque de temps, diront les mauvaises langues: il avait 20 ans lors de la chute du régime totalitaire. Dans sa lutte pour le trône du patriarche, le nouveau venu a beaucoup joué de ce « passé propre », mais son présent l’est un peu moins. Sa proximité avec le Premier ministre, Boïko Borissov, lui vaut d’être présenté comme « le candidat du gouvernement » par ses détracteurs.

Ses prises de position sur l’homosexualité, les mères porteuses, ou encore son opposition déterminée à la venue de Madonna en Bulgarie, lui valent aussi le surnom de « taliban orthodoxe ». Pas de quoi rebuter l’un des hommes les plus riches du pays, Gueorgui Guergov, patron de la Foire internationale de Plovdiv, qui finance avec générosité ses activités. Au printemps dernier, Nikolaï a reçu un coup de pouce inattendu du prélat le plus puissant du monde orthodoxe, le patriarche russe Kirill, venu lui rendre visite. Ces deux-là partagent les mêmes goûts de luxe: le métropolite de Moscou porte au poignet une montre Bréguet d’une valeur de 30 000 euros, le Réveil du Tsar, que ses conseillers en communication ont tenté, en avril dernier, de gommer d’une photo officielle. Nikolaï, lui, ne s’embarrasse pas de telles précautions: sa Rolex cerclée d’or, assortie à ses boutons de manchette, accompagne tous ses sermons.

Trop bling-bling? Oui et non. Le père Nikolaï est en phase avec les nouveaux riches de Sofia et d’ailleurs, qui étalent avec ostentation leurs biens, souvent acquis dans des conditions douteuses pendant les années sans foi ni loi de la transition économique. Comme eux, il roule en Audi A 6 et bénéficie des services de gardes du corps qui s’entassent dans des Jeep aux lignes carrées. Ainsi composé, son cortège passe souvent en trombe dans les rues pavées de Plovdiv. Dans cette ancienne capitale culturelle du pays, beaucoup lui reprochent surtout d’avoir « rénové » à sa façon l’église Sainte-Marina de la ville. Les vieilles fresques ont été recouvertes de papiers peints aux couleurs vives, les dalles en marbre ont été remplacées par du carrelage et les boiseries badigeonnées de peinture dorée. « Sainte-Marina ressemble à une salle de bal », s’emporte Violeta Raeva, experte à l’Institut national du patrimoine religieux.

A Paris, Poutine et sa cathédrale tape-à-l’oeil

Comment expliquer cette dérive? L’historien bulgare Tony Nikolov voit la main de Moscou dans ce qu’il appelle le « fiasco moral » de l’orthodoxie: « Un soutien inconditionnel au pouvoir politique, des affaires opaques et une construction frénétique d’églises tape-à-l’oeil : tout cela nous vient de Russie », tranche-t-il.

Le goût pour les lieux de culte colorés comme un décor de péplum hollywoodien a peut-être fini par faire capoter un projet cher au président russe, Vladimir Poutine: la construction d’une cathédrale orthodoxe sur le site de l’ancien siège de Météo France, à Paris. Les architectes mandatés par Moscou avaient imaginé un imposant édifice surmonté de cinq bulbes dorés et recouvert d’un voile en verre pouvant se transformer en façade photovoltaïque. Depuis février 2012, le projet est suspendu, notamment à cause de l’opposition ferme de Bertrand Delanoë, le maire de Paris, qui y voit une « architecture de pastiche » et « une ostentation tout à fait inadaptée au site des berges de la Seine ». Il n’y aura pas de cathédrale bling-bling à Paris. Restent les promenades en Lincoln…

250 millions de fidèles

Considérée comme un pilier de l’identité nationale dans les pays où elle est implantée, l’Eglise orthodoxe compte quelque 250 millions de fidèles à travers le monde, dont plus de la moitié en ex-URSS. En Russie, les orthodoxes représentent 70% de la population. Ils sont 80% en Bulgarie, 85% en Roumanie, 90% en Serbie et atteignent les 97% en Grèce. Depuis la chute des régimes communistes, l’orthodoxie a connu un regain d’intérêt se traduisant par l’afflux de nouveaux fidèles et la construction de nombreuses églises. Le monde orthodoxe est traditionnellement marqué par la rivalité entre le patriarche russe et celui de Constantinople.

Par Alexandre Lévy

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