© Serge Baeken

Erdogan va-t-il vraiment mordre l’Europe, la dernière main qui le nourrit ?

Qu’est-ce qui peut bien passer par la tête d’un dirigeant d’une grande puissance régionale pour qu’il poursuive l’auteur d’une blague de potache à plus de 2000 kilomètres de son palais ? Depuis qu’un accord autour des migrants a été conclu avec l’Europe, il semble que le président turc Erdogan puisse tout se permettre. Du bluff selon les experts. « La politique étrangère turque est un fiasco complet. »

Et dire que tout a commencé par une blague. En mars dernier, le comique allemand, Jan Böhmermann, s’est lancé dans une série de rimes sur le président turc. Déclamant au passage sur ses tendances dictatoriales, son homosexualité ou encore son intimité avec les chèvres. Les excuses de Merkel et sa réponse positive à la demande de poursuites judiciaires envers l’humoriste vont soulever une vague de consternation. L’affaire s’essouffle à peine que surgit une nouvelle bisbrouille autour d’Ebru Umar, une journaliste néerlando-turque. Celle-ci a été arrêtée la semaine dernière, car elle est soupçonnée d’avoir insulté Erdogan. Elle a rapidement été libérée, mais fait partie des 2000 Turcs qui ont été arrêtés pour avoir critiqué le président turc. C’est surtout le énième exemple des relations troubles qu’entretiennent l’Europe et la Turquie.

Comme lorsqu’Erdogan dit en janvier 2015 que le magazine Charlie Hebdo avait lui-même déclenché la terreur en incitant à la haine et au racisme. Toutes les sirènes diplomatiques se sont aussi mises à crier lorsque la Turquie a abattu un avion de chasse russe. En interne, nombre de diplomates ont juré, mais officiellement on s’est rallié à notre partenaire à l’OTAN.

Au point qu’Erdogan se permet, pas plus tard que la semaine dernière, de clamer que « l’Europe a plus besoin de nous, que l’on a besoin de l’Europe. » Et à première vue il semble avoir raison. Dans la gestion de la crise des migrants, un accord avec la Turquie est indispensable. En Europe, il y a plus ou moins 1 million de réfugiés, en Turquie il y en a 2.5 millions. Erdogan décroche la timbale avec une aide de 6 milliards et une libéralisation des passeports qui fait que les Turcs pourront voyager en Europe sans visa dès le mois de juin.

Selon le professeur de politique internationale de l’université de Gand, Dries Lesage, l’Europe est la seule responsable de cette note salée. « En refusant coûte que coûte de recevoir plus de réfugiés, l’Europe a donné l’avantage à la Turquie. C’est aussi un allié important dans la lutte contre le terrorisme. Et voir cette coopération mise en péril à cause des tensions actuelles est aussi une source d’inquiétudes.

Diaspora

« Erdogan ne manque jamais de souligner cette relation de dépendance, mais en réalité c’est plutôt le contraire » dit Amanda Paul, la spécialiste de la Turquie à European Policy Centre de Bruxelles. ‘La Turquie se trouve elle aussi face à une crise migratoire. Alors qu’elle avait les frontières grandes ouvertes, elle semble aujourd’hui à un point de basculement tant cet afflux met l’enseignement et la sécurité sociale sous pression. »

« La Turquie est donc tout autant dépendante de l’Europe » dit encore Adriaan Schout, spécialiste européen à l’institut de recherche néerlandais Clingendael.

« Tant que l’Europe reste attirante, les réfugiés passeront par la Turquie. Si la Turquie fait mine de laisser passer tout le monde, cela ne fera qu’aggraver le problème puisque cela augmentera encore le trafic de réfugiés qui passe par la Turquie. Ce que cette dernière veut éviter à tout prix. La Turquie est aussi dépendante de l’Europe, car celle-ci est sa plus grande partenaire commerciale. Si l’Europe prend des sanctions, comme elle l’a fait avec la Russie, cela viendrait plomber l’économie en Turquie.

Super Président

La politique étrangère est en réalité loin d’être une priorité pour Erdogan qui n’a en ce moment qu’un but: « celui d’être un président qui détient aussi l’exécutif » dit Mete Özturk, rédactrice en chef de Zaman Vandaag België. Sur papier, il n’a qu’un rôle cérémoniel, comparable à la royauté belge. Dans la réalité son pouvoir est beaucoup plus vaste, mais il souhaite le voir inscrit dans la constitution. Il n’a pour l’instant pas les voix suffisantes pour avoir l’accord du parlement et c’est pourquoi de nouvelles élections devraient avoir lieu en 2017.

La plainte contre Böhmermann est liée à conquête du pouvoir absolu dans laquelle s’est lancé Erdogan. « Cette plainte n’aurait d’autre but que de rallier la diaspora turque en Allemagne à sa cause » dit le spécialiste de la Turquie Armand Sag. « Ce genre d’initiative est populaire auprès des différentes diasporas. Même en Belgique. »

Depuis 2011, la Turquie a un ministère dédié aux Turcs à l’étranger. Son budget a augmenté ces dernières années pour passer de 22 millions en 2011 à 169 millions récemment. Avec cet argent, Erdogan espère étendre son pouvoir en Europe ou cela fait longtemps que les Turcs ne sont plus cantonnés à des tâches de travailleurs saisonniers. Chef d’entreprise, faiseur d’opinions et journalistes, le bras d’Ankara n’a de cesse de s’allonger.

D’autant plus, qu’en interne, rien ne semble pouvoir s’opposer à Erdogan. Certainement pas Ahmet Davutoglu, le premier ministre. Le président turc cultive une image de leader d’envergure mondiale qui ne craint personne dit encore Özturk. « Il espère renforcer sa base électorale. Cela semble fonctionner, mais sur le long terme ce genre de politique est dramatique pour la Turquie. La politique étrangère d’Erdogan est un fiasco. Il est impossible de recoller les morceaux avec la Russie et le monde arabe. En réalité, il ne reste que l’Europe à la Turquie.

Pragmatisme

Depuis la chute du bloc de l’Est, la Turquie a perdu de son importance pour l’Europe. Il existe les derniers mois un fameux jeu de dupe entre la Turquie et l’Europe autour d’une éventuelle adhésion alors qu’en réalité aucune des deux parties n’en a réellement envie. Erdogan n’a pas envie de céder à plus de transparence et de démocratie, car cela le freinerait dans sa quête de la présidence absolue. C’est surtout une façade destinée à gagner les faveurs des Turcs pro-européens.

En politisant une éventuelle adhésion, l’Europe est également en partie responsable du problème. Car cela a bloqué les réformes et rendu le pays plus perméable au penchant autoritaire.

De façon plus surprenante, l’un des principaux dangers pour Erdogan est sa propre suprématie. Le manque de grand projet est un problème que l’AKP ne doit pas sous-estimer. C’est souvent pour cette raison que les gens ont voté pour ce parti. S’il n’y a plus d’idées fraîches et si chaque suggestion est vue comme une critique du système, le parti risque de se transformer en un parti de vieux où tous les jeunes talents auront quitté le navire.

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