© arnaud andrieu pour le vif/l'express

Erdogan, un sultan au souffle court

Le Vif

Même vainqueur, le reis, auteur d’une campagne médiocre, a été bousculé par ses challengers Muharrem Ince et Meral Aksener. Usure d’un pouvoir sans partage ?

Quoi qu’il lui en coûte, Recep Tayyip Erdogan, le duce du Bosphore, n’en a pas fini avec les femmes. L’une d’elles, Meral Aksener, s’est d’ailleurs dressée sur le chemin escarpé de la réélection. Pas précisément une néophyte, ainsi que l’attestent ses surnoms : au choix,  » Asena « , référence à la louve-mère mythique de la tradition turque, ou la  » dame de fer « . Réputée pieuse quoique laïque, d’un nationalisme ombrageux, cette ancienne professeure d’histoire, qui revendique comme tant d’autres l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, père de la Turquie post-ottomane, a peut-être un avenir, mais elle a à coup sûr un passé. Plutôt trouble au demeurant. Les Kurdes n’ont rien oublié de son bref passage – neuf mois – au ministère de l’Intérieur, en 1996-1997. Soit au plus fort de la guerre féroce que se livrent dans le  » Sud-Est anatolien  » les maquisards irrédentistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’armée régulière, avec son cortège d’exactions aux dépens de civils broyés entre le marteau et l’enclume. Vingt ans plus tard, la jeune grand-mère au chic classico-bourgeois, brushing austère et chemisier d’un blanc virginal, déclenche une mutinerie au sommet du Parti d’action nationaliste (MHP), formation d’extrême droite associée à l’AKP d’Erdogan au sein d’une coalition bancale.

La rébellion échoue ? Qu’importe : la louve aux longs crocs fonde, en octobre 2017, le Bon Parti (Iyi Parti), que rallient notamment dissidents du MHP et déçus de l’aile droite du Parti républicain du peuple (CHP). De là à détrôner le sultan… A l’instar des autres rivaux du sortant, Meral Aksener, boudée par des médias amplement asservis, aura pâti d’un cruel déficit de visibilité. Croisée au coeur du quartier stambouliote d’Üsküdar, Ayfer ( » Clair de lune « , en turc) n’en a cure.  » Enfin une femme, et une femme à poigne ! lance cette enseignante retraitée. Meral a toutes les qualités pour en finir avec un système Erdogan à bout de souffle. A commencer par son expérience.  » Raté pour cette fois.

Muharrem Ince, candidat du Parti républicain du peuple (CHP), à Antalya, le 19 juin. Son humour et son énergie l'ont sorti de l'ombre.
Muharrem Ince, candidat du Parti républicain du peuple (CHP), à Antalya, le 19 juin. Son humour et son énergie l’ont sorti de l’ombre.© arnaud andrieu pour le vif/l’express

Une louve, un bateleur, un fantôme : singulier trio

 » Il est temps pour les hommes de pouvoir, martèle l’Iron Lady turque, de ressentir la peur.  » Soit. Reste que les féministes maison n’en font pas pour autant l’héroïne de la cause.  » Quoique moins militariste qu’hier, remarque Isin Eliçin, figure de proue du site d’information Medyascope, sa pratique politique demeure masculine. Elle doit moins son audience à son identité de femme qu’à l’idéologie autoritaire qu’elle professe.  »

Pour le reis, le péril aura pris les traits d’un autre mâle, à peine moins macho que lui : Muharrem Ince, 54 ans, intronisé par le CHP, parti laïque naviguant entre l’idéal social-démocrate et le legs national-kémaliste, crédité de 30,7 %. Voilà des mois que ce professeur de physique, orateur talentueux, sillonne le pays, enchaînant les meetings, où ses traits d’esprit et ses saillies sarcastiques ont fait merveille. Lui se plaît à défier Erdogan, quitte à écorner quelques tabous. Ainsi dénonce-t-il le long compagnonnage passé entre l’AKP et l’influent Fethullah Gülen, prédicateur exilé en Pennsylvanie depuis 1999, que le pouvoir tient pour le cerveau du sanglant putsch avorté de juillet 2016. De même, Ince accuse le sortant d’avoir conclu des accords secrets avec Israël.

Meral Aksener, la rivale féminine d'Erdogan (ici, à Ankara, le 30 mai dernier). Après avoir tenté de prendre les commandes du MHP, formation ultranationaliste, elle a fondé le Bon Parti (Iyi Parti), en octobre 2017.
Meral Aksener, la rivale féminine d’Erdogan (ici, à Ankara, le 30 mai dernier). Après avoir tenté de prendre les commandes du MHP, formation ultranationaliste, elle a fondé le Bon Parti (Iyi Parti), en octobre 2017.© arnaud andrieu pour le vif/l’express

Même embastillé, un autre challenger hante les nuits des stratèges de l’AKP : Selahattin Demirtas, 45 ans, patron du très prokurde Parti démocratique des peuples (HDP). Incarcéré depuis novembre 2016 pour  » activités terroristes « , il risque un siècle et demi de détention. Cet avocat peut au moins se targuer d’un succès vital : avoir franchi, aux législatives, la barre des 10 % des suffrages, seuil en deçà duquel sa formation n’aurait décroché aucun siège. Faute de mieux, le proscrit a mené campagne depuis sa cellule de la prison d’Edirne (nord-ouest), avec le concours d’un réseau de militants aussi dense que pugnace. Et de sa coprésidente, Pervin Buldan. S’il est un front sur lequel le HDP ne craint personne, c’est celui de la parité, norme imposée dans toutes ses instances.  » Même si, admet Züleyha Gülüm, candidate à Istanbul, toute de mauve – la couleur du parti – vêtue, notre liste parlementaire enfreint hélas la règle du 50-50.  » Une louve, un bateleur, un fantôme… Au-delà de cet improbable trio, souvent traité par le mépris, Erdogan doit compter avec un autre ennemi, bien plus redoutable : lui-même.

A Istanbul, le 4 mai, une militante du HDP brandit la photo de Selahattin Demirtas, le candidat du parti. Emprisonné depuis novembre 2016, cet avocat fait campagne depuis sa cellule.
A Istanbul, le 4 mai, une militante du HDP brandit la photo de Selahattin Demirtas, le candidat du parti. Emprisonné depuis novembre 2016, cet avocat fait campagne depuis sa cellule.© arnaud andrieu pour le vif/l’express

Il semble avoir perdu son flair et sa baraka

Tantôt éteint, tantôt irascible, il a enchaîné, au gré des estrades, bourdes et couacs. Ici, il se trompe de ville en saluant la foule ; là, il revendique la création d’un aéroport en service depuis des lustres ; ailleurs, une panne de prompteur le plonge dans un silence pesant.  » Incapable de rebondir, s’étonne un témoin. Lui qu’on a connu tribun se borne à assommer son auditoire de statistiques, comme en pilotage automatique.  » De fait, l’homme semble avoir perdu de son flair et de sa baraka. Voire le feu sacré.  » Le syndrome du boomerang, relève un analyste chevronné. Tout ce qu’il entreprenait a paru se retourner contre lui.  » Un exemple : vouée à élargir sa majorité aux ultranationalistes du MHP, la loi sur les alliances législatives renforce l’assise des partis d’opposition, qui ont su taire leurs divergences pour faire bloc. Au chapitre économique, la politique monétaire du sultan, au mieux irrationnelle, éclipse les effets d’une croissance vigoureuse mais artificielle.

Sans doute fallait-il y voir un signe avant-coureur. Lors du référendum constitutionnel d’avril 2017, qui n’avait d’autre vocation que de valider la confiscation par le reis de tous les leviers du pouvoir, l' » evet  » (oui) ne l’a emporté que d’un souffle. Mais voilà : la loyauté de l’électorat rural d’Anatolie lui a sauvé la mise. Il n’offrira donc à aucun de ses rivaux l’hyperprésidence taillée à sa démesure. Et à la fin, c’est toujours Erdogan qui gagne…

Par Vincent Hugeux.

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