© Reuters

En Tunisie, la presse fait aussi sa révolution

Censure et auto-censure avaient fait des médias tunisiens les champions toutes catégories de la langue de bois. Les journalistes réapprennent le métier d’informer.

En juin 2009, un peu avant l’élection présidentielle, Neji Bghouri avait commis un crime de lèse-majesté. Elu quelques mois plus tôt à la tête du syndicat national des journalistes tunisiens, il avait publié un communiqué affichant la neutralité du syndicat vis-à-vis des candidats. Le chef de l’Etat n’avait pas supporté, et le pouvoir avait fomenté un putsch, en s’appuyant sur une partie de la profession, pour le remplacer. Aujourd’hui, il a retrouvé son fauteuil ainsi que son bureau au quotidien Essahafa.

« Toute la presse était sous le contrôle direct du pouvoir, sauf les journaux des partis d’opposition. Abdallah Abdelwahab (conseiller politique du président Ben Ali, ndlr) appelait directement les directeurs de rédaction et les rédacteurs en chef pour leur dire ce qu’il fallait couvrir, les sujets à éviter, ce qui devait faire l’objet de l’édito du jour et sous quel angle. Souvent d’ailleurs, d’un journal à l’autre, on retrouvait quasiment le même édito. Seule la signature changeait. »

Résultat: une presse écrite dans une inénarrable langue de bois où il n’était question que de « la vision avant-gardiste » ou de la « sollicitude » du grand leader. Jusqu’au bout, comme en témoigne l’éditorial de La Presse de Tunisie du 14 janvier. La veille, Ben Ali avait promis de s’en aller en 2014, espérant ainsi stopper une révolution qui ne pouvait plus l’être. « Ben Ali a fait une nouvelle entrée triomphale dans l’Histoire, inscrivant en lettres d’or les traits distinctifs d’un modèle sociétal qui a toujours su faire face aux plus dures épreuves auxquelles il a eu à se confronter et qui n’a adhéré à nulle démarche qui veuille fragiliser ses fondements éthiques et patriotiques ».

Le 15 janvier, la rédaction est en ébullition. Le directeur Mansour M’henni, auteur de cet ultime éditorial à la gloire du despote, est destitué par la rédaction. Une sanction qu’il accepte avec fatalisme. La plupart des rédacteurs en chefs et chefs de service sont également mis à l’écart. Un comité de rédaction est élu par les journalistes. Lotfi Ben Sassi devient l’un des principaux animateurs de cette rédaction qui se cherche.

Cela fait onze ans que son dessin figure sur la Une du journal. Onze années pendant lesquelles il a avalé bien des couleuvres mais affirme aussi s’être battu, en faisant et refaisant ses dessins, pour chaque fois aller jusqu’à la limite de ce qui était possible. Aujourd’hui, il est de ceux qui veulent faire bouger les choses. « Si nous n’avions pas pris le pouvoir le risque était que le journal continue de faire de la brosse à reluire. Quitte à cirer les pompes des nouveaux venus ».

Retournements de veste

Reste qu’il n’est pas si facile d’avoir un regard critique, ou même seulement distancié, quand on n’a pas été formé pour cela. Il y a aussi les retournements de veste, nombreux dans les rédactions. Certains passent très mal: ceux des journalistes sur lesquels le pouvoir s’était appuyé pour saborder la direction du syndicat. Ces thuriféraires zélés de l’ancien régime devraient être écartés, pour quelque temps au moins. « La profession essaye de retrouver ses marques », dit Redha Kefi, vieux routier de la presse et directeur du journal en ligne Kapitalis. « Cela n’est pas facile. Il y a un manque de professionnalisme, des maladresses. Les jeunes ne demandent qu’à apprendre, mais ils sont encadrés par des ronds de cuir. »

Le pouvoir est-il vraiment décidé à laisser carte blanche aux journalistes? Symboliquement, le ministère de la communication a été supprimé. Officiellement donc, personne n’est habilité à intervenir. Un air de liberté flotte en effet sur l’ensemble des médias. Les chaînes de télévision ont ouvert depuis la mi-janvier leurs antennes à de multiples intervenants, représentants de la société civile ou des partis d’opposition, anciens prisonniers politiques ou blogueurs. Quelques opposants  » historiques », habitués des studios d’ Al Jazira et des chaînes de télévision françaises, s’étonnent cependant d’être encore snobés par la chaîne publique TV7. Bêtes noires de l’ex-chef de l’Etat, ils auraient, selon certaines rumeurs, été écartés à la demande de Moncer Rouissi, un ancien conseiller de Ben Ali devenu l’un des hommes forts du gouvernement de transition. Les vieux réflexes ont parfois la vie dure.

Dominique Lagarde, L’Express.fr

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire