Soldats de l'armée régulière syrienne dans la ville d'Alep. © Belga

En Syrie, la stratégie russe, comme celle de l’Iran, est constante et cohérente

Philippe Jottard
Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

Poutine reconnaît volontiers qu’il est venu à la rescousse de l’armée syrienne. L’offensive russe amène les Occidentaux à ressortir les  » rebelles modérés  » pour prétendre qu’ils sont les cibles des frappes russes alors que ces groupes sont liés à Al-Qaïda, salafistes ou islamistes.

Ces réactions à l’intervention russe révèlent les contradictions de la stratégie occidentale : appui des modérés inexistants alors que leurs alliés, Turquie et pays du Golfe, ont aidé les extrémistes dont l’E.I. avec, en prime, une opposition en exil peu convaincante.

Sur le plan militaire, l’intervention russe en soutien à l’armée syrienne vise à sécuriser la zone côtière (où sont les bases russes), dégager Alep et Damas, frapper l’E.I. et peut-être aussi fermer la frontière avec la Turquie par où passent armes et rebelles. La principale faiblesse de la coalition occidentale contre l’E.I. est l’absence de troupes au sol à l’exception des combattants kurdes efficaces, mais qui cantonnent leur action à leur zone de peuplement. Les Occidentaux refusent la proposition russe d’inclure l’armée syrienne dans une coalition internationale contre l’E.I. mais il n’y aura de paix en Syrie que si l’E.I. est vaincu.

Les perspectives de paix restent très sombres, faute d’un d’accord entre les principaux acteurs extérieurs : les Occidentaux, la Russie, l’Iran, la Turquie et l’Arabie. Survenant à la suite des attentats terroristes en Europe, des succès de l’E.I. en Syrie et en Irak, de l’accord nucléaire avec l’Iran et de la crise des réfugiés, l’offensive russe a trouvé un terrain favorable pour placer Poutine au centre du jeu et lui permettre de relancer le processus de négociation.

La stratégie russe comme celle de l’Iran est constante et cohérente depuis le début : appuyer le régime sans fléchir de façon à préserver leurs intérêts en Syrie, y compris lutter contre le terrorisme sunnite.

Vont-ils sacrifier Assad comme le souhaitent les Occidentaux ou plutôt imposer qu’il fait partie de la solution ? Il est improbable que la Russie souhaite amener le régime à se saborder. En fait, le départ d’Assad signifierait aussi celui de tout le noyau dirigeant politique, sécuritaire et militaire. Les Russes et les Iraniens craignent que ce départ provoque la désintégration du régime et le chaos comme ce fut le cas en Irak. Moscou et Téhéran estiment, en tout cas publiquement, que c’est aux Syriens à se prononcer sur le sort de Bachar el-Assad par des élections.

Depuis le début, l’objectif des Occidentaux et de leurs alliés est un changement de régime grâce à la pression militaire exercée par les rebelles pour l’amener à faire des concessions et finir par s’effacer. Ils ont l’illusion que le départ d’Assad mettrait fin rapidement au conflit. En fait, s’il partait, les Syriens continueraient de se battre et le chaos pourrait être bien pire. Une victoire de la rébellion aurait comme conséquence des massacres de masse et l’exil d’une partie importante de la population. Le refus par les Occidentaux d’un rôle futur pour Assad alors qu’il contrôle encore la majorité de la population, a fait échouer les négociations en n’offrant comme alternative que la défaite du camp gouvernemental. Pour les Occidentaux et l’opposition, l’accord de Genève I prévoyait une autorité de transition, ce qui signifiait implicitement le départ d’Assad alors que pour les Russes et le régime ce n’est pas le cas. Il était compréhensible dès le début que cette condition était pour eux inacceptable. La Coalition Nationale de l’Opposition refusait toute négociation avec le régime, mais elle a été forcée de participer à Genève II où il n’a fait aucune concession.

Assad est accusé d’avoir instrumentalisé et laissé se développer l’E.I. comme repoussoir. Il a libéré effectivement des prisonniers islamistes en mai 2011 et n’a pas concentré ses attaques sur l’E.I., mais l’armée syrienne est confrontée avant tout aux rebelles aidés par les pays du Golfe et la Turquie qui ont laissé prospérer l’E.I. née de l’invasion américaine en Irak. Al-Qaïda en Syrie (al-Nosra) a été créée par l’E.I. et a reçu l’appui de l’opposition. La Turquie et le Qatar essaient de présenter al-Nosra comme un groupe modéré acceptable.

Depuis 2014 les Occidentaux donnent la priorité à la lutte contre l’E.I. mais sans renoncer au départ d’Assad. Ils ont pris conscience, sans en tirer toutes les conséquences, que la chute du régime face au danger représenté par l’E.I. serait catastrophique. Ils commencent à faire preuve de pragmatisme et admettent que la transition politique peut inclure non seulement l’administration syrienne, mais aussi des « éléments du régime » et même Assad à titre transitoire, sauf pour les Français tant il a été diabolisé. Les Occidentaux doivent aussi tenir compte sur ce plan de la position de leurs alliés turcs et du Golfe. Ils continuent de mettre dos à dos la « monstruosité » de Bachar el-Assad et la barbarie de l’E.I. Pour eux, le choix entre « la peste et le  » choléra  » est inacceptable, mais faute d’accord international, l’alternative au régime c’est une rébellion extrémiste qui rejette en outre une opposition en exil impuissante.

La realpolitik imposera probablement une transition incluant Bachar el-Assad qui risque de durer plus longtemps que les Occidentaux et leurs alliés ne sont prêts à l’admettre.

La violence ne diminuera drastiquement de toute façon que si Washington et Moscou exercent des pressions très fortes sur leurs alliés, les Etats-Unis en particulier sur les pays du Golfe et la Turquie pour qu’ils cessent d’aider les rebelles. Malgré l’intervention russe, une victoire totale du régime et de ses alliés est improbable. Il y a en outre déjà une partition de fait.

Le Plan de Paix de l’Envoyé de l’ONU n’a pas reçu d’accueil favorable du côté de l’opposition et des rebelles qui restent intransigeants sur le départ d’Assad. Sur cette question, un compromis est-il possible entre cette dernière position et celle de la Russie et de l’Iran qui ont mis leurs forces dans la bataille pour préserver le régime garant de leurs intérêts ?

Dans cette situation quasi inextricable, le retour à la paix et la démocratie sont-ils des voeux pieux ? On peut retirer quelques leçons du printemps arabe et de l’invasion de l’Irak: en Tunisie, la démocratie a pu s’implanter grâce à une société civile forte et sécularisée; l’Egypte a retrouvé une certaine stabilité grâce à l’armée et la répression ; mais ces deux pays ont évité la guerre civile et l’intervention étrangère au contraire de l’Irak et de la Libye. En Libye, l’intervention de l’Otan a détruit ce qui tenait lieu d’Etat avec comme conséquence le chaos et la prolifération des milices islamistes. En Irak, l’Etat baasiste a disparu ce qui a entraîné la guerre civile et la création de l’E.I. La démocratie implantée par les Américains a donné le pouvoir à la majorité chiite, provoquant un rejet violent du nouveau système par la minorité sunnite.

En Syrie, avant même d’envisager la démocratie et une réconciliation extrêmement malaisée, il faudra établir un cessez-le-feu et un minimum de stabilité et de sécurité, ce qui ne peut être garanti que par un Etat fort et le désarmement des milices pour éviter des massacres et assurer la protection des minorités. Il faudra ainsi préserver et composer avec l’Etat baasiste et l’armée pour ne pas répéter les erreurs commises en Irak. Or les services de sécurité qui sont responsables de violations des droits humains sont au coeur de l’Etat. Les groupes rebelles, aussi responsables de violations, veulent un Etat régi par la Charia, ce qu’une partie importante de la société – et pas seulement les minorités – ne peut accepter et n’est guère compatible avec la démocratie qui exige un minimum de sécularisation. Un accord sur le partage du pouvoir qui assure la représentation de la majorité sunnite tout en garantissant celle des minorités sera de toute façon nécessaire.

Tout cela fait beaucoup de conditions souvent contradictoires et difficiles à mettre en oeuvre. Et pourtant la paix ne reviendra que si chaque partie au conflit a l’impression d’atteindre une partie de ses buts de guerre. C’est dire si le défi est énorme.

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