Envoyé en mission par le tsar Nicolas Ier, le scientifique allemand Alexander von Humboldt entreprend une expédition à travers la Russie. © DR

En Russie, la science au service du régime

Le Vif

Le chien de Pavlov, le tableau de Mendeleïev… tous les étudiants occidentaux ont été tôt ou tard en contact avec ces notions scientifiques russes. Mais en dehors de cela, la science russe apparaît comme une grande inconnue. Elle a pourtant connu un certain essor dans la période qui a suivi 1861. Pourquoi ? Quels sont les orientations et les points forts de la science russe ? Comment se positionnent les révolutionnaires par rapport à la science ?

C’est Pierre le Grand qui, inspiré par le siècle des Lumières, souhaite stimuler la science russe au début du 18e siècle. Il a le souci de donner à son peuple un surcroît de connaissances. Mais dans la Russie féodale, l’analphabétisme demeure très élevé. En 1724, Pierre le Grand crée à Saint-Pétersbourg, la capitale de l’époque, l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg (appelée Académie impériale des sciences à partir de 1803). Le scientifique russe le plus éminent de cette période, Mikhaïl Lomonossov (1711-1765), est considéré aujourd’hui encore, comme « le père de la science russe ».

Au 19e siècle, l’intérêt pour la science et sa mise en pratique se développent en Russie. Le régime tsariste adopte alors une attitude ambiguë à l’égard de la science : si l’idée prévaut que la science est nécessaire à l’économie et à la société russes, l’Eglise orthodoxe et le régime se méfient de l’avènement de l’esprit scientifique. Ils craignent son attitude critique à l’égard de l’autorité et les idées de libéralité qui règnent en Europe, son approche relativiste des instances sociales et sa foi unilatérale dans la raison humaine. Cela n’étonnera personne : les meneurs des opposants au régime considèrent que la science peut libérer la Russie de son passé féodal et instaurer l’égalité sociale.

Linogravure de G. Galkin représentant le scientifique et poète russe Mikhaïl Lomonossov.
Linogravure de G. Galkin représentant le scientifique et poète russe Mikhaïl Lomonossov.

L’exercice de la science reste à vrai dire une occupation élitaire dans la première moitié du 19e siècle. L’absence de systèmes scolaires performants dans les campagnes et le manque de mobilité dans le système féodal compliquent l’infiltration des idées scientifiques dans les masses populaires. La peur des idées libérales est bien présente. Nicolas Ier (tsar de 1825 à 1855) réprime au cours de sa première année de règne la révolte des décembristes qui se rebellent contre l’absolutisme du tsar. Il s’ensuit de graves peines de prison et des déportations dans les mines de Sibérie. Nicolas Ier prend des mesures sévères. Il resserre le contrôle de la presse et tente d’éviter l’arrivée de livres étrangers qui véhiculent des idées libérales ou socialistes. Des mouvements intellectuels voient le jour : les « occidentaux » admirent la science européenne et souhaitent notamment la liberté de la presse, alors que les « slavophiles » prônent un nationalisme romantique contre la décadence de l’Europe de l’Ouest.  » Je n’ai pas besoin de scientifiques malins mais de loyalistes « , est une déclaration que l’on attribue à Nicolas Ier. Le tsar est pourtant conscient de l’importance que revêtent les recherches scientifiques. Sur recommandation de son ministre des Finances, il invite le scientifique prussien Alexander von Humboldt à entreprendre une expédition de huit mois, financée par la Russie, pour y explorer les régions riches en minéraux et en minerais.

LE MAL EST FAIT

La défaite de la Russie lors de la guerre de Crimée est difficile à avaler. Les Russes ne font pas le poids face aux armées équipées d’armes modernes des grandes puissances européennes. Alexandre II, le fils et successeur de Nicolas Ier, comprend que la Russie doit se moderniser si elle veut de nouveau compter dans l’arène politique internationale. En 1861, il abolit le servage – ce qui ne tourne pas directement à l’avantage de la population paysanne. Il réforme le système d’enseignement pour lutter contre l’analphabétisme et crée de nouvelles universités et des instituts scientifiques. Les universités sont des centres d’activité culturelle. Les étudiants organisent des conférences, des expositions d’art, des festivals de musique…  » Nous entendions partout le même cri : « Nous sommes à la traîne ! Nous sommes loin derrière ! » Tout le monde tentait de rattraper le temps perdu. C’était une période exaltante pour la science et l’étude « , écrit Markovnikov, professeur de chimie à l’université de Saint-Pétersbourg.

Le physiologiste Pavlov (1849-1936) pendant une opération en 1929. Il est surtout célèbre pour ses études sur le conditionnement classique chez les animaux. Ses travaux ont marqué le behaviorisme en psychologie.
Le physiologiste Pavlov (1849-1936) pendant une opération en 1929. Il est surtout célèbre pour ses études sur le conditionnement classique chez les animaux. Ses travaux ont marqué le behaviorisme en psychologie.

De premières étapes systématiques sont entreprises pour lutter contre des épidémies comme le choléra qui constituent, outre la famine et les rendements agricoles fluctuants, les plus grandes formes de menaces pour la population. Il n’est donc pas surprenant que la science russe développe une passion toute particulière pour la microbiologie. La menace constante de mauvaises récoltes et donc de disettes explique aussi l’intérêt majeur pour les sciences de la terre. La grande diversité communautaire et linguistique de l’empire russe et l’étendue du pays stimulent l’intérêt pour la géographie, l’ethnographie et l’étude de la linguistique comparée.

Dans le réseau plus large des instituts de sciences, l’Académie des sciences ne reste pas le seul centre d’études scientifiques. Des recherches approfondies en matière d’embryologie, de physiologie, d’anatomie… sont effectuées en d’autres lieux. On mène dans les grandes universités des travaux importants en chimie et en mathématiques. L’Académie continue néanmoins de fonctionner en tant que centre principal d’échanges et de contacts avec des instituts étrangers. Les idées occidentales atteignent maintenant la Russie plus facilement. La communauté scientifique russe accueille à bras ouverts la théorie de l’évolution du Britannique Charles Darwin et en fait la base de toutes les études biologiques, ou presque. Les recherches évolutionnistes russes en matière d’embryologie, de paléontologie, de microbiologie et de pathologie sont rapidement prises en considération à l’échelle internationale. La critique du darwinisme est moins agressive en Russie que dans d’autres pays européens ou, du moins, elle se manifeste moins vite.

Setchenov et Pavlov donnent à la neurophysiologie russe une nouvelle ligne théorique. L’influence de Pavlov ne doit pas être sous-estimée. Son travail explique toute l’attention dont bénéficie la physiologie à la fin du 19e siècle.

SCIENCES ET SCIENTIFIQUES RUSSES DE PREMIER PLAN

La Russie entretient une grande tradition mathématique qui remonte au 18e siècle. Le Suisse Leonhard Euler (1707-1783) passe à Saint-Pétersbourg la plus grande partie de sa vie adulte et y pose les bases de la théorie des graphes. Tchebychev (1821-1894), créateur de l’Ecole mathématique de Saint-Pétersbourg, est mondialement réputé pour ses travaux sur la probabilité, les statistiques, la mécanique et la théorie des nombres. Markov (1853-1922), fondateur de la « chaîne » éponyme (développements stratégiques de la théorie des probabilités), est également un innovateur. La valeur de ses travaux explique le fait qu’entre 1987 et 2017, pas moins de 250 mémoires doctoraux américains y ont été consacrés. L’Union soviétique produira elle aussi une liste impressionnante de mathématiciens de haut niveau. Nombre de ces scientifiques sont polymathes, ce qui signifie qu’ils ne se limitent pas à une discipline scientifique. Umov (1846-1914) fait oeuvre de pionnier dans les domaines de la mathématique et de la physique. C’est lui qui a été le premier à établir une relation entre la masse et l’énergie et a formulé cette découverte sous la forme E = kmc².

Dmitri Ivanovitch Mendeljev établit un tableau périodique des éléments chimiques, classés suivant leur numéro atomique.
Dmitri Ivanovitch Mendeljev établit un tableau périodique des éléments chimiques, classés suivant leur numéro atomique.

Au début du 20e siècle, la Russie compte trois prix Nobel. Le premier est Ivan Pavlov (1849-1936) qui a reçu en 1904 le prix Nobel de physiologie et de médecine. En 1908, ce sera le tour du zoologue Ilya Metchnikov (1845-1916) pour son travail de pionnier en matière d’immunologie. Un an plus tard, c’est le prix Nobel de Chimie qui sera attribué à Wilhelm Ostwald (1853-1932).

UN EXIL SANS ESPOIR DE RETOUR

Après la révolution, la science appartient – au même titre que l’industrie, le commerce et l’art – au domaine exclusif de l’Etat soviétique. Le régime soviétique est confronté entre 1918 et 1922 à un exode de citoyens instruits et de scientifiques. Dans divers pays, ils se rassemblent dans des associations académiques nouvellement créées. Ils considèrent leur exode comme temporaire et espèrent être rapidement de retour, ce qui crée un sentiment de fraternité. Berlin, Prague et Belgrade deviennent dans les années 1920 des centres de la science russe. Il devient progressivement évident que le régime soviétique ne va pas disparaître, et que des milliers de scientifiques russes ne retourneront jamais au pays. Une deuxième vague d’émigrants se produit vers 1922-1923, en réaction à la décision de Lénine de bannir les scientifiques qui n’adhèrent pas au régime. La décision est très ambivalente : les scientifiques qui sont considérés comme les seuls spécialistes de leur domaine peuvent rester. Dans les années 1930 aussi, quantité de scientifiques et d’ingénieurs émigrent et souvent ils deviennent des personnages de premier plan dans leur nouveau pays. Parmi les plus célèbres figurent Sikorsky, Zvorykin et le cosmologiste et physicien théoricien George Gamow (1904-1968).

PAR KRIS MERCKX

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