A Ispahan, la rivière Zayandeh Rud, totalement asséchée, ne baigne plus le fameux " pont aux 33 arches ". © photos : aslon arfa pour le vif/l'express

En Iran, les damnés de la terre morte se rebellent

Le Vif

Victimes de la sécheresse, paysans et citadins se rebellent. Bousculant un régime rattrapé par le défi environnemental.

Alignés le long de la berge, les 50 pédalos à tête de cygne végètent en cale plus que sèche ; condamnés à l’oisiveté par la pénurie d’eau qui tarit le Zayandeh Rud, la rivière qui baignait naguère Ispahan. Quant au Si-o-se Pol, le fameux  » pont aux 33 arches « , il plonge ses piles dans une terre aride, craquelée par le cagnard. Spectacle désolant pour quiconque a vu, à la nuit tombée, la pleine lune allumer ici à fleur de flots des reflets scintillants. Non loin, à l’entrée du parc Najvan – la peupleraie, en farsi -, un verset du Coran invite le visiteur à la parcimonie :  » Mangez et buvez, mais ne gaspillez pas, car Dieu n’aime pas le gâchis.  » Le jeune couple croisé dans une allée connaît la chanson : Shokoufeh et Shahriar viennent de Zahedan, ville de l’extrême Est privée de pluie depuis sept ans.  » Le barrage érigé côté afghan a asséché le fleuve Hirmand et le lac Hamoun, précisent-ils. Quant aux retenues creusées le long de la frontière, elles sont déjà épuisées.  »

Une prise de conscience tardive de la gravité du fléau

C’est ainsi : d’ouest en est, l’Iran crève de soif. Il doit cette épreuve aux caprices climatiques bien sûr, mais aussi à l’incurie de pouvoirs publics qui ont trop tardivement pris conscience de la gravité du fléau. Même si le Guide suprême, Ali Khamenei, et le président, Hassan Rohani, ont pris soin l’un et l’autre d’y faire allusion en mars dernier au détour de leur message de voeux de Norouz, le nouvel an perse. Un peu court : depuis le 30 juin, des affrontements nocturnes opposent la police aux habitants de Khorramshahr et d’Abadan (Sud-Ouest), exaspérés par les défaillances du réseau d’adduction d’eau.

Cap sur Varzaneh, au sud-est de l’ex-capitale du défunt royaume safavide, épicentre d’une des jacqueries endémiques qu’entretient, chez des paysans en détresse, un manque d’or bleu aggravé par le creusement de puits illégaux. En chemin, visite guidée du désastre dans les pas du syndicaliste Mohammad Ali Ghazavi. Ici, des champs de céréales réduits à l’état de friches poussiéreuses ; là, des canaux d’irrigation stériles. Cette casemate de brique ?  » Elle abritait le générateur, volé depuis lors, d’une des stations de pompage installées à nos frais, explique Mohammad. Beaucoup d’agriculteurs ont tout lâché. Pour survivre, ils bradent tracteurs, bétail ou terres. J’ai moi-même cédé, la mort dans l’âme, un vaste terrain hérité de mon père. Certains cherchent un boulot en ville, serveur, concierge ou gardien. Les plus vulnérables sombrent dans l’addiction à la drogue. « 

Mohammad Ali Ghazavi, syndicaliste agricole :
Mohammad Ali Ghazavi, syndicaliste agricole :  » Beaucoup d’entre nous lâchent tout, bradant tracteurs, bétail ou terres. « © photos : aslon arfa pour le vif/l’express

Sourde colère

A Varzaneh même, l’état des lieux n’est guère plus réjouissant. Pionnier de l’écotourisme local et secrétaire d’une association vouée à la promotion du patrimoine culturel et naturel, Reza Khalili guide ses visiteurs d’une ferme déserte à une serre morte aux bâches déchiquetées. Seul signe de vie sur cette planète inerte, un bassin promis au saumon d’élevage. De la mémoire de son portable, Reza exhume une vidéo datée du 9 mars dernier. On y voit une foule d’agriculteurs défier un détachement de la police antiémeute. Leur but : détruire les conduites acheminant vers la province voisine de Yazd les eaux détournées du Zayandeh Rud. Une autre image atteste la brutalité de la riposte : le visage tuméfié et le dos criblé d’éclats d’un insoumis  » blessé par balle « . Ce jour-là, six insurgés seront interpellés, avant de se voir libérés sous caution.  » Au total, plus de 400 000 paysans de la région pâtissent de cette injustice, accuse Abbas Marzouie, avocat d’une dizaine d’ONG en conflit avec l’Etat. Pourtant garanti par la Constitution, leur droit à l’eau est bafoué. Le dossier est désormais entre les mains de la Cour suprême.  »

Dans une République islamique travaillée par les tensions sociales, la sourde colère des damnés de la terre morte prend parfois un tour politique. Une escouade de protestataires aurait ainsi investi voilà peu une mosquée d’Ispahan au beau milieu de la prière du vendredi, tournant ostensiblement le dos à l’imam et scandant des slogans hostiles au régime. Si cette colère s’est jointe à d’autres lors de la vague d’émeutes de la Saint-Sylvestre, l’électorat rural, profondément conservateur, ne rêve pas pour autant de Grand Soir.  » Si les autorités sont si dures avec nous, soupire un activiste, c’est qu’elles savent que nous resterons toujours fidèles à ce régime.  »

A l’instar de la défense des terriens, celle de l’environnement peut être subversive… par nature. Pour preuve, le sort tragique de l’universitaire irano-canadien Kavous Seyed-Emami, cofondateur de la Persian Wildlife Heritage Foundation. Accusé d’espionnage au profit d’Israël et des Etats-Unis, ce sociologue se serait, à en croire la version officielle, donné la mort en février dans sa cellule du sinistre pénitencier d’Evin, au nord de Téhéran. Scénario douteux. Bien davantage, à coup sûr, que le suicide écologique qui, à petit feu, asphyxie le pays.

Par Vincent Hugeux.

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