Le 20 décembre 2017, à Ranya, au lendemain des émeutes qui ont embrasé la ville. Principales cibles : les QG des formations politiques. © M. SHWAN/AFP

En Irak, les chimères de l’indépendance

Le Vif

En rispostant au référendum séparatiste de septembre 2017, Bagdad a reconquis des territoires et tiré parti de l’usure d’un pouvoir kurde archaïque.

La pendule du miwankhana – salon de réception – des Mustafa peut bien égrener les minutes, son balancier ouvragé ne scande que le néant. Au coeur de cette vaste maison du quartier Kodo de Ranya, cité indocile proche de la frontière iranienne, le temps s’est figé le 19 décembre dernier, vers 17 heures. A l’instant précis où une balle, tirée du toit du siège local du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), sectionnait l’artère fémorale de Mohammad, 20 ans, le second fils de la famille. Entré deux jours plus tôt à l’université, l’étudiant en physique a succombé à l’hémorragie sur le chemin de l’hôpital. Depuis la veille, une vague d’émeutes, symptôme de la rage suscitée par la faillite des services de base – eau, électricité -, l’incurie des autorités et les mois de salaires impayés, avait embrasé la ville. Cibles prioritaires de la foule : les QG des formations politiques. S’ils prennent alors d’assaut ceux du PDK et de l’UPK – Union patriotique du Kurdistan -, les clans rivaux qui se partagent les commandes et les ressources de la région autonome du Nord irakien, les incendiaires n’épargnent ni le bâtiment de l’Union islamique ni les bureaux des opposants du mouvement Goran.

Nous avions un vrai pays, un Parlement, une diplomatie. On a tout perdu…

En phrases brèves et sobres, Rebaz, le frère aîné, et Mahir, la mère, assise en tailleur, bras croisés, mèches grises sous un foulard noir, esquissent le portrait du chahid (martyr). Un garçon discret, hier prêt à donner son sang pour les peshmergas – combattants kurdes – engagés contre les djihadistes de Daech. Dire que c’est l’un de ces miliciens qui, ce mardi de cendres et de sang, a lâché la rafale fatale…  » J’ignorais que Mohammad, si sage, rejoindrait les manifestants, avoue Mahir, murée dans un chagrin sans larmes. Il l’a fait en signe de solidarité envers ses copains les plus démunis.  » Point de sanglots, mais un grief. Elle en veut aux chefs du PDK de n’avoir adressé aux proches ni excuses ni condoléances, et de nier, contre l’évidence, toute responsabilité. Les peshmergas ?  » Ils auraient dû traquer le meurtrier. Bien sûr, le juge a lancé un mandat d’arrêt. Mais à quoi bon ? La loi, c’est pour les petits, pas pour eux.  »

La zone de Kirkouk, un
La zone de Kirkouk, un  » territoire disputé  » perdu l’an passé, procurait au gouvernement régional la moitié de ses revenus.© REZ/WEBISTAN

Nul doute que le séisme de décembre, qui a secoué pour l’essentiel le sud de l’entité kurde, sous influence UPK, doit aussi sa magnitude à l’épisode survenu trois mois auparavant : le référendum sur l’indépendance du Kurdistan d’Irak, imposé par Massoud Barzani, alors président du gouvernement régional (GRK) établi à Erbil, et maître absolu du PDK. Un triomphe et un fiasco. Un triomphe, à en juger par l’ampleur de la victoire du oui (près de 93 % des suffrages). Un fiasco, puisque ce défi suicidaire aura fourni au pouvoir de Bagdad le prétexte rêvé pour restaurer son emprise sur la principauté rebelle. Ce qu’il fera dès la mi-octobre à la pointe du canon et avec le concours des milices chiites du Hachd al-Chaabi, après avoir fermé l’espace aérien aux vols internationaux, puis repris le contrôle des postes-frontières qui offraient au nord autant de passerelles vers la Turquie et l’Iran. Maintenue malgré les menaces des nations voisines, hostiles à tout fait accompli susceptible de doper sur leur sol l’irrédentisme kurde, et les mises en garde des alliés occidentaux, les Etats-Unis en tête, la consultation mérite de figurer dans une anthologie des bourdes géopolitiques.  » Avant, nous avions un vrai pays, râle Adel, transporteur désoeuvré de Chamchamal, l’un des foyers de la fureur hivernale. Avec ses ministres, son Parlement, ses aéroports, sa diplomatie. On a tout perdu…  » De fait, Erbil a dû céder les  » territoires disputés « , conquis à sa lisière sud en 2014, à la faveur de la débâcle d’une armée fédérale anéantie par l’offensive du groupe Etat islamique. Revers d’autant plus cinglant que cette frange convoitée, gorgée de pétrole, procurait au GRK 60 % de son or noir et la moitié de ses revenus. A l’entrée nord de Kirkouk, la  » Jérusalem kurde « , joyau du trésor envolé, veille une colossale statue de peshmerga. Mais au sommet de la hampe que brandit la vigie minérale flottent les couleurs irakiennes, substituées au drapeau du Kurdistan, frappé d’un astre solaire rayonnant.

A défaut de patrie, les Kurdes ont un sport national : la discorde

L’éclipse risque de durer. Certes, la plupart des familles qui avaient fui l’irruption des troupes de Bagdad ont retrouvé leur logement. Mais l’épisode a creusé les lignes de fracture de cette métropole cosmopolite et multiconfessionnelle, peuplée de Kurdes, d’Arabes et de Turkmènes, où les cloches des églises répondent – timidement – aux muezzins des mosquées sunnites ou chiites.  » Je suis parti une semaine à Souleimaniyeh, confie Khaled, vendeur de jeans ambulant, tant je redoutais les fanatiques du Hachd al-Chaabi. Mais il faut bien gagner sa vie…  »  » Quelle vie ? riposte Daniel, le coiffeur hirsute. Les types du ICTS – unité d’élite antiterroriste -, une force d’occupation à mes yeux, dégainent leur kalach à la moindre occasion. Et quand je sors de mon quartier, j’ai droit à des invectives du genre : « Toi, le Kurde, qu’est-ce que tu fous ici ? »  » Khaled et Daniel n’en démordent pourtant pas : Barzani a bien fait de convoquer le référendum et de l’étendre aux zones contestées.  » Pas d’accord, objecte Qader, vieil épicier désabusé. Tout échec est une erreur.  » Si ce sexagénaire craignait de revivre les persécutions et l’arabisation à la cravache de l’ère Saddam Hussein, il donne pour l’heure quitus aux nouveaux maîtres de Kirkouk.  » Avec eux, insiste-t-il, les règles sont les mêmes pour tous. Alors que nos leaders n’ont rien fait pour nous, qui avons consenti tant de sacrifices. Ceux qui mangeaient chez toi ne te reconnaissent plus quand tu as besoin d’aide, à moins de leur graisser la patte. Ça m’attriste de le dire, mais ils ne pensent qu’à préserver leurs intérêts. Donne-leur les coudées franches, et tu auras le pire régime au monde.  » Chaque soir, Qader s’installe sur la terrasse d’un modeste café ; il y joue aux dominos ou au tawlla, version orientale du jacquet, fumant à la chaîne de fines cigarettes.  » Ça vaut mieux, murmure-t-il, que de ruminer chez moi mes idées noires.  »

Massoud Barzani, ex-président du gouvernement régional du Kurdistan (GRK).
Massoud Barzani, ex-président du gouvernement régional du Kurdistan (GRK).© A. LASHKARI/REUTERS

Fondateur du Mouvement pour les droits des Kurdes, Adham Juma devrait l’imiter. Lui redoute la mainmise du nouveau gouverneur – arabe – de la place, mais aussi les déchirements qui minent chaque communauté. Logique : ce 8 février, le licencié en arts et en études coraniques rentre à peine de la cérémonie d’hommage à un juriste turkmène de confession chiite, candidat aux législatives irakiennes de mai prochain, assassiné de cinq balles dans la tête.  » Une cellule de Daech ? J’en doute. Plutôt un contrat lié aux dissensions internes du chiisme. Notre ville devient un bazar où gravitent les agents turcs, iraniens ou saoudiens.  »

A défaut de patrie, les Kurdes ont un sport national : la discorde.  » Le démon de la division nous ronge « , se désole Saman, prof de maths à Konya et poète à ses heures, contraint par ses quatre mois d’arriérés de traitement à vendre sur un étal de Ranya savon et dentifrice. Si loin de chez lui ?  » Oui, par peur d’être reconnu par mes élèves.  » Le PDK impute la chute de sa  » Jérusalem  » à la trahison d’une faction de l’UPK, que régentent les héritiers de Jalal Talabani, patriarche du clan et ancien président de l’Irak, disparu en octobre 2017. Cette coterie aurait-elle, guidée par le parrain téhéranais, pactisé dans l’ombre avec Bagdad, ordonnant à leurs peshmergas –  » ceux qui bravent la mort  » – de déserter Kirkouk et ses alentours, dès lors livrés aux assaillants ? Sans l’ombre d’un doute. Reste que leurs  » cousins  » du PDK n’ont pas davantage brillé par leur vaillance. Et que cette félonie s’inscrit dans une longue et tenace tradition. Rien de nouveau sous le pâle soleil d’un drapeau en berne : au milieu de la décennie 1990, les barzanistes prient ainsi les chars et les soudards de Saddam d’infléchir en leur faveur le cours de la guerre fratricide qui les oppose à l’UPK. Et ce, quelques années après l’opération Anfal, campagne d’extermination antikurde orchestrée avec une hargne méthodique, gazages compris, par le raïs baasiste. Quand on exhume le souvenir de cette forfaiture faustienne, Rebwar Ramazan, directeur du musée du Génocide des 8 000 de Barzan, mausolée niché au creux du fief alpestre de la lignée, masque mal son embarras.  » Les autres ayant appelé l’Iran à la rescousse, hasarde-t-il, nous avons dû rétablir l’équilibre.  » Comme si les Kurdes d’Irak et d’ailleurs, si souvent lâchés par leurs  » protecteurs  » étrangers, avaient besoin d’ajouter leur pierre à l’édifice de la traîtrise… Envisagée lors du traité de Sèvres (1920), l’émergence d’un Kurdistan souverain ne survécut pas à son avatar, conclu trois ans plus tard à Lausanne. Et que dire de la duperie de 1991, lorsque, sur fond de Tempête du désert, l’Amérique de George Bush père incite ses rugueux alliés à l’insurrection, avant de les abandonner à la fureur vengeresse d’un Saddam miraculé ?  » Nos seuls amis loyaux, soupire Rebwar en balayant du regard les crêtes qui sabrent l’horizon, ce sont ces montagnes.  »

Intervention des
Intervention des  » forces de sécurité kurdes  » à Ranya, le 20 décembre dernier.© M. SHWAN/AFP

Reste l’énigme à 100 milliards de dinars. Pourquoi diable Massoud Barzani, qui a renoncé à la présidence le 1er novembre dernier, s’est-il entêté à agiter sous le nez de Bagdad un chiffon plus rouge encore que son turban ? Sans doute jugeait-il venu le moment de sanctuariser ses gains territoriaux, avec l’aval tacite de partenaires prompts à saluer la contribution décisive des peshmergas à la déroute de Daech. Peut-être espérait-il piéger au passage ses adversaires, tenus d’enfourcher l’étalon de l’union sacrée, et rallier sous l’étendard du patriotisme une base usée par l’âpreté du quotidien, rançon d’un endettement abyssal. Tout indique en outre que les faucons de son entourage, à commencer par son fils Masrour, patron de l’appareil sécuritaire du GRK, ont milité en ce sens. A la clé, une lecture de l’échiquier régional erronée sur toute la ligne. Les Etats-Unis regimbent ? Erbil ne compte à Washington que des avocats acquis à la cause. L’Iran ? Il ne bougera pas. La Turquie ? Elle grognera pour la forme mais s’en tiendra là, tant ses intérêts commerciaux et pétroliers l’y encouragent. Le pouvoir bagdadien ? Trop affaibli pour envoyer la troupe.  » Incroyable naïveté « , concède un diplomate familier de la sphère kurde. Pour autant, c’est dans la psyché de Barzani, 71 ans, qu’il faut chercher la clé de son va-tout raté. Lui qui avait fait serment à son père, Mustafa, ministre des Armées de l’éphémère République indépendante kurde de Mahabad, instaurée en 1946 en territoire iranien, de parachever son oeuvre. Et cherche sans doute, par son intransigeance, à tomber au soir de sa vie du bon côté de l’histoire.  » Le syndrome du « grand moi », accuse le politologue Aras Fatah. Massoud se croit l’âme de la nation. Et ses disciples voient en lui l’envoyé de Dieu. Or, qu’incarne-t-il vraiment ? Le sultanisme : un pouvoir autocratique, archaïque, arc-bouté sur une légitimité révolutionnaire déclinante, déconnecté d’une jeunesse ouverte sur le monde et qui perpétue son assise à coups de simulacres démocratiques. Que l’on songe à l’écrasement du printemps kurde de février 2011, passé inaperçu en Europe.  »

Nos seuls amis loyaux, ce sont les montagnes

Souvent spontanée, parfois manipulée par les apprentis sorciers des Assayech – les services de renseignement -, la colère couve sous la cendre. Y compris dans les rangs des peshmergas, qu’ils coiffent le jamane (turban) noir de l’UPK ou le rouge du PDK.  » Sur les 250 membres de ma brigade, souligne Nabard, un seul tait sa rancoeur. Et lorsque Ranya s’est soulevée, on y a dépêché une unité de Chamchamal. Ici, personne ne tire sur ses frères.  » Le 5 février, Taha, le père du chahid Mohammad, a consenti à décrocher le portrait du fils défunt, affiché au coeur du marché.  » Mes amis m’ont convaincu d’agir ainsi, avance l’enseignant aux allures de lord anglais, yeux clairs et chevelure gris-blanc. Tous les jours, je passais une heure ou deux planté devant sa photo, à pleurer et à fumer.  » Les aiguilles de la pendule du salon, elles, s’obstinent à tourner dans le vide. La béance d’un abîme intime.

Par Vincent Hugeux.

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