Depuis la destruction de sa maison par des extrémistes musulmans, la famille Khalaf vit entassée dans une minuscule remise. © VINCIANE JACQUET POUR LE VIF/L'EXPRESS

En Égypte, le long calvaire des chrétiens coptes

En Egypte, la lune de miel entre les chrétiens et le régime du maréchal al-Sissi est finie. La passivité de l’Etat face à une série d’attaques confessionnelles et une nouvelle loi sur la construction des églises ont été vécues par la communauté comme des camouflets.

A 32 ans, Younan Khalaf vit depuis trois mois dans une remise minuscule, avec une vingtaine de membres de sa famille. Dans le village de Kom al-Lofi, à 250 kilomètres au sud du Caire, ils dorment chaque nuit entassés les uns sur les autres, à quelques mètres de leurs anciennes maisons. Les bâtiments ont été réduits en cendres il y a cinq mois par un groupe de villageois musulmans convaincus qu’ils s’apprêtaient à bâtir une église. A l’image des Khalaf, de nombreux chrétiens d’Egypte ont été victimes d’agressions depuis le printemps. Leur communauté représente entre 10 % et 15 % de la population. Elle s’est longtemps crue protégée par le régime militaire du maréchal Abdel Fattah al-Sissi. A présent, l’inquiétude la gagne.

Dans le village de Kom al-Lofi, une partie de la population musulmane s'oppose à la construction d'une église. Les coptes doivent aller prier dans le village voisin.
Dans le village de Kom al-Lofi, une partie de la population musulmane s’oppose à la construction d’une église. Les coptes doivent aller prier dans le village voisin.© VINCIANE JACQUET POUR LE VIF/L’EXPRESS

Les extrémistes ont attaqué les chrétiens du village le soir du 30 juin, souligne Younan, jour anniversaire des grandes manifestations qui, en 2013, réclamaient la chute du président de l’époque, issu du parti des Frères musulmans, Mohamed Morsi – effectivement déchu le 3 juillet suivant. Or, de nombreux chrétiens ont soutenu le renversement des islamistes par le ministre de la Défense d’alors, devenu président, le maréchal al-Sissi.

Pauvreté et manque d’éducation

En août dernier, Younan s’est rendu au Caire afin de parler au président en personne – espoir déçu pour ce simple agriculteur, qui tente de suivre l’actualité politique.  » Je ne comprends pas le silence des autorités. Peut-être que le président de la République ne vit pas vraiment dans ce pays avec nous, ironise Younan. Peut-être qu’il ne se rend pas compte, ou qu’il n’est pas le président des chrétiens ?  »

Le village des Khalaf, Kom al-Lofi, est situé dans le gouvernorat rural de Minya, là où il y a eu le plus d’attaques contre les coptes. Une concentration des violences attribuée à la conjonction de la pauvreté, du manque d’éducation et de la proportion plus élevée de chrétiens. Dans la rue, où l’on voit plusieurs maisons brûlées, des dizaines de policiers et de membres des services de renseignement veillent désormais en permanence. Les Khalaf disent qu’ainsi ils se sentent certes un peu plus en sécurité, mais ils ont aussi l’impression d’être surveillés et se voient obligés de prétendre que tout va bien, alors que leurs maisons ne sont toujours pas reconstruites.

Aujourd’hui, les chrétiens sont traités comme des citoyens de seconde zone

Depuis le printemps, la communauté chrétienne a subi une série d’attaques dans plusieurs villes et villages du pays : on déplore des morts et des blessés, des familles entières attaquées. Des mois durant, les députés sensibles à ces exactions ont tenté sans succès de faire inscrire ces violences à l’ordre du jour des discussions parlementaires, souligne Salama Fikry, assistant d’une députée copte. Ce n’est que lorsque Younan Khalaf et sa famille ont fait antichambre au Parlement, en août, que le sujet a enfin été débattu. Mais Younan n’était pas au bout de ses surprises : les députés du gouvernorat de Minya, censés le représenter, l’ont traité d' » extrémiste  » pour avoir refusé le recours à la justice coutumière.

Cette solution est souvent appliquée dans les affaires de tensions confessionnelles. La justice coutumière est le produit de négociations entre les représentants des différentes communautés religieuses ; elle évite le passage devant les tribunaux, les peines de prison, et fait souvent peser le poids de la réconciliation et des concessions sur les seuls chrétiens.  » Je veux vivre dans un Etat de droit, proteste Younan. Après la période inquiétante des Frères musulmans, j’espérais beaucoup d’al-Sissi. Mais, aujourd’hui, les chrétiens sont traités comme des citoyens de seconde zone.  » Il dénonce aussi l’attitude des forces de sécurité : informées des tensions dans le village, elles ont attendu l’explosion de violence pour intervenir – sans hâte, selon lui. Une passivité qui s’expliquerait en partie par les liens familiaux entre les extrémistes et les forces locales du maintien de l’ordre.

Dans le bureau de l'évêque de Minya, des portraits du pape copte, Tawadros II, de Jésus-Christ... et du maréchal al-Sissi.
Dans le bureau de l’évêque de Minya, des portraits du pape copte, Tawadros II, de Jésus-Christ… et du maréchal al-Sissi.© VINCIANE JACQUET POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Pourquoi les chrétiens n’ont-ils pas le droit d’être protégés par la justice et la police ?  » demande le père Makarios, évêque de la région de Minya, dans son bureau décoré de portraits du président et de plusieurs papes, ainsi que d’images pieuses et pharaoniques.  » Pourquoi doivent-ils s’en remettre à cette justice coutumière qui se substitue à l’Etat et donne le sentiment aux chrétiens qu’ils sont des étrangers dans leur propre pays ?  »

Les coupables ne sont pas en prison

Les autorités commencent à critiquer la justice coutumière.  » Mais, en pratique, rien ne change, affirme Yassa Marzouq, prêtre de Samalout, petite ville voisine de Kom al-Lofi. Dans le cas de la famille Khalaf, les coupables ne sont pas en prison et ils ont fait la fête dans les rues au terme de leur détention provisoire. Certains ne figurent même pas sur la liste des suspects ! Quant aux victimes, elles ne se sentent pas en sécurité. Et la reconstruction des maisons, qui devait être assurée par l’Etat, traîne.  »

Il n’y a pas d’église à Kom al-Lofi, et certains s’emploient à ce qu’aucune ne voie le jour. En juin, lorsque les Khalaf ont commencé à construire des habitations, le cheikh de l’endroit – l’un des notables qui siègent aux sessions de justice coutumière – a emmené le chef de famille au poste de police, pour lui faire promettre par écrit qu’il ne s’agissait que d’habitations, et qu’il ne demanderait jamais, par la suite, la création d’une église.

Une loi sur la construction des églises a été adoptée en septembre, afin d’éviter les pressions de ce genre. Mais le texte a été interprété par nombre d’Egyptiens comme une concession accordée à une communauté qui poserait un problème de sécurité du fait de sa simple existence. La majorité, sans doute, n’a aucun grief contre les chrétiens. Mais d’autres les considèrent comme des infidèles et s’estiment offensés par leurs lieux de culte. Les députés du parti salafiste ont voté contre la loi, qui vient remplacer un texte de l’époque ottomane, très restrictif ; ils la jugent trop permissive. Pourtant, elle prévoit que toute construction d’église soit soumise à l’accord du gouverneur  » en concertation avec les autorités concernées « . En pratique, cette disposition permettra aux forces de sécurité d’interdire la construction de lieux de culte chrétiens dans les zones sensibles. Dans les discussions qui ont entouré la préparation de la loi, les représentants des Eglises et les parlementaires étaient arrivés à un accord qui, croyaient-ils, écartait les services de sécurité de l’équation. Raté. Le texte conditionne aussi la construction d’une nouvelle église au nombre de coptes présents dans les environs, sans pour autant préciser quelle en est la proportion nécessaire. Le village de Kom al-Lofi compte à peu près 12 000 habitants, dont 1 000 à 2 000 coptes, contraints de prier dans un village voisin.

« Je veux vivre dans un Etat de droit », proteste Younan Khalaf, qui a refusé l’intervention de la justice coutumière et réclame la reconstruction de sa maison.© VINCIANE JACQUET POUR LE VIF/L’EXPRESS

Pas étonnant, dans ce contexte, que nombre de chrétiens aient l’impression que leurs droits pèsent moins lourd que les exigences de la sécurité nationale. Ils ne sont pas les seuls : les opposants dénoncent un régime paranoïaque, qui muselle les libertés. Tawadros II, chef de l’Eglise copte orthodoxe, qui réunit la grande majorité des chrétiens du pays, expliquait en juillet qu’il ne pourrait pas contenir indéfiniment la colère des coptes. Dès septembre, pourtant, il a réaffirmé son soutien inconditionnel au président. Faut-il y voir la crainte de se retrouver lui-même en prison ? En 1981, à la suite d’un différend, le président Anouar el-Sadate n’avait pas hésité à placer Chenouda III, le pape copte d’alors, en résidence surveillée.

Nul doute que les critiques inhabituelles de Tawadros II ont pour origine le mécontentement des fidèles :  » Beaucoup de jeunes ne supportent plus d’être représentés politiquement par l’Eglise « , confie Beshoy Tamri, représentant d’une organisation de jeunes coptes, Maspero Youth Union. Mais la majorité des chrétiens, peu politisée, reste attachée à l’autorité de son pape. Et ce dernier soutient le gouvernement du maréchal al-Sissi.

La loi sur les églises a également cristallisé un discours politique encourageant, qui tend vers le sécularisme. Ainsi, certains Egyptiens souhaitent l’adoption d’une loi unique pour tous les lieux de culte, sans distinction, et continuent à faire campagne en ce sens. Mais l’évêque Makarios n’y croit guère :  » Les musulmans extrémistes ne l’accepteraient pas. Ils diraient qu’on les rend ainsi égaux aux chrétiens impies. Le président ne veut pas créer davantage de tensions avec eux.  »

 » Le vrai problème n’est pas l’islamisme, tempère Refat Fikri, un prédicateur protestant. C’est notre Constitution, à moitié religieuse, à moitié civile.  » Même le Code civil repose sur les prescriptions religieuses de chacun : un musulman peut divorcer, mais ce droit n’est pas reconnu aux chrétiens. Au-delà des extrémistes et de leur violence, au-delà de la réaction bien tiède de l’Etat, et au-delà d’une loi jugée décevante, les coptes les plus politisés et les libéraux critiquent les fondations de l’Etat égyptien. La Constitution reconnaît la liberté des croyances, mais elle érige toujours l’islam en religion d’Etat.

De notre correspondante, Sophie Anmuth – Photos : Vinciane Jacquet pour Le Vif/L’Express.

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