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Elections en Tunisie: les gagnants et les perdants du vote

Le parti islamiste Ennahdha est assuré d’être la première formation du pays. Le Parti démocrate progressiste, centriste et moderniste, a reconnu sa défaite, sans attendre les résultats définitifs. Analyse.

Le parti islamiste Ennahdha domine. Bien qu’encore très parcellaires et officieux, les résultats des élections en Tunisie de dimanche dernier confirment son emprise sur le champ politique. Il obtiendrait au moins 30% -aux alentours de 40% des voix selon des sources concordantes- et sans doute entre 65 et 70 sièges sur 217.

Il serait suivi par deux formations, au coude à coude: le parti Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar, social-démocrate, et le Congrès pour la République de Moncef Marzouki, au discours fortement teinté de nationalisme arabe.

Donné deuxième par les sondages publiés avant le début de la campagne électorale, le Parti démocrate progressiste (PDP) de Nejib Chebbi et Maya Jribi ne serait qu’en quatrième position, au mieux. De son côté, le parti du très populiste Hachemi El-Hamdi, patron de la chaîne de télévision Al Mustakilla, effectuerait une surprenante percée reléguant à la sixième place le Pôle démocratique, le plus ouvertement laïc des partis tunisiens.

Voici quelques éléments qui permettent de mieux comprendre ces résultats, pour partie attendus, mais qui comportent aussi quelques surprises:

Ennahdha était donné largement en tête par tous les sondages.

Les instituts d’opinion lui attribuaient cependant plutôt un score de 25% à 30%. Son bon résultat confirme à la fois l’existence en Tunisie d’une majorité traditionaliste, tant parmi les couches populaires que dans les nouvelles classes moyennes, et la très bonne image d’un parti qui, aux yeux de beaucoup de Tunisiens, est celui qui a payé le plus lourd tribut à la dictature.
L’islamisation de la société est une réalité en Tunisie comme ailleurs, depuis plusieurs années: des classes moyennes moins en prise avec la France, un enseignement plus arabisé, le poids des chaînes de télévision du Golfe sont sans doute autant d’éléments qui ont contribué à ce phénomène. Et Ben Ali, en emprisonnant tant de jeunes islamistes en a fait des martyrs aux yeux de leurs familles, de leurs voisins ou de leur quartier. A cela s’ajoute la réputation d’intégrité des islamistes… et une campagne très offensive dont le clientélisme n’a pas été absent.
Logiquement, le prochain Premier ministre devrait sortir des rangs d’Ennahdha, ce qui signifie que le parti islamiste sera pour la première fois confronté à l’épreuve du gouvernement. Comment y fera-t-il face? Qui l’emportera, dans ses rangs, entre les pragmatiques et la jeune garde plus sectaire? Comment se positionneront-ils face à la minorité d’activistes salafistes que l’on a vu descendre dans la rue ces dernières semaines? Autant de questions aujourd’hui encore sans réponse, aussi rassurant que soit le discours officiel du parti.

La bonne place du Congrès pour la république (CPR) de Moncef Marzouki, qui semble assurer de figurer dans le trio de tête est une surprise, d’autant que celui-ci, qui se présentait à Nabeul, n’aurait pas été élu. C’est un autre leader du CPR, le très charismatique Mohamed Abdou, qui serait le véritable artisan de ce bon score.

Le discours très identitaire du CPR, aux accents nationalistes arabes, a séduit dans les régions -le sud notamment- ou il est traditionnellement bien implanté. Pour l’universitaire Hamadi R’dissi, ce parti, « mélange de gauchisme, d’islamisme et de nationalisme avec une tonalité anti-occidentale », est sans doute la formation qui a su le mieux convaincre les jeunes révolutionnaires du 14 janvier.

Autre atout, et non des moindres: son rapprochement avec Ennahdha. Au point que certains détracteurs de Moncef Marzouki affirment qu’il aurait passé un accord avec la formation islamiste qui aurait discrètement invité une partie de ses partisans à voter pour elle. Quoiqu’il en soit, le CPR devrait se retrouver au gouvernement aux cotés d’Ennahdha.

Les choix qu’aura à faire le parti Ettakatol dans les semaines à venir ne sont pas simples.


Cette formation social-démocrate, membre de l’Internationale socialiste, doit sa bonne place, pour une large part, à la personnalité de son chef, Mustapha Ben Jaafar. A 70 ans, ce pédiatre de formation, opposant de toujours à Ben Ali, est une personnalité respectée pour son intégrité. Beaucoup aussi lui savent gré de ne jamais avoir dévié de sa trajectoire et d’avoir su refuser un portefeuille ministériel dans le premier gouvernement de l’après Ben Ali, dominé par des caciques de l’ancien régime.

Des formations « modernistes », Ettakatol aura aussi été la seule pendant cette campagne à mettre en garde contre une bipolarisation trop précoce du champ politique, appelant de ses voeux la constitution d’un « gouvernement d’intérêt national » rassemblant le plus possible de formations. Mais Mustapha Ben Jaafar avait aussi indiqué qu’il ne souhaitait pas se retrouver en tête à tête avec les islamistes.
Briguera-t-il néanmoins la présidence de la République -qu’Ennahdha, qui n’en veut pas, lui concéderait bien volontiers- en prenant alors le risque d’être l’otage des islamistes? Dans le cas contraire la présidence -pour une année, le temps que soit rédigée la nouvelle constitution- pourrait aller à une personnalité choisie en dehors des rangs de l’Assemblée.
Autre surprise, le relativement bon score annoncé du parti créé par le très populiste Hachemi El Hamdi, le patron de la chaîne Al Mustakilla qui émettait depuis Londres sous l’ancien régime. L’argent et la démagogie expliquent sans doute en partie au moins ce relatif succès. Mais l’implantation locale du personnage, issue d’une grande famille de Sidi Bouzid, a pesé aussi. Dans cette seule circonscription il raflerait cinq sièges…
Le revers relatif du Parti démocratique progressiste (PDP, centre) ne figurait pas dans les sondages, qui le présentaient au contraire comme le deuxième parti de Tunisie. Nejib Chebbi n’a sans doute pas été très habile en affichant son ambition d’être le nouveau président de la Tunisie dès la chute de Ben Ali. L’électorat lui a probablement fait payer son positionnement d’alors et sa participation au premier gouvernement de l’après-Ben Ali.

Le parti a aussi été critiqué pour être parti trop tôt en campagne, dans un style que nombre de Tunisiens ont jugé trop ostentatoire. Ses prises de position anti-islamistes ont fait le reste auprès de l’électorat le plus conservateur.

Il faut noter la grande dignité avec laquelle Maya Jribi, la secrétaire générale du PDP, a pris acte de la défaite de son parti. « Les tendances sont claires, a-t-elle déclaré cet après-midi. Le PDP est mal positionné. C’est la décision du peuple tunisien. Je m’incline devant ce choix. Je félicite ceux qui ont obtenu l’approbation du peuple tunisien. »
Dans un pays sans tradition démocratique, cette attitude mérite d’être relevée. Maya Jribi a ajouté qu’elle se rangeait « dans le camp de l’opposition » -excluant dont toute formule d’unité nationale- et qu’elle entendait continuer à défendre « une Tunisie moderne, prospère et modérée ».
Le « Pôle démocratique » ferait mieux que ce que prédisaient les sondages après une bonne campagne démarrée tardivement. Il est constitué autour du parti Ettajdid (centre-gauche, ex-communiste) renforcé par des personnalités de l’intelligentsia laïque. Son discours, qui s’inscrit dans la tradition de laïcité et de modernité des élites tunisiennes, particulièrement virulent à l’égard d’Ennahdha, comparé au « Front national », est souvent mal compris. Ses militants sont aussi résolus à continuer le combat, dans l’opposition.

Les indépendants, très nombreux à se présenter, n’ont pas réussi à se faire entendre.
L’Assemblée constituante devrait tenir sa première réunion aux alentours du 9 novembre, au lendemain de la fête de l’Aïd. Avant de passer à l’examen des futures institutions de la Deuxième république tunisienne elle devra élire, pour une durée d’un an en principe, un président de la République puis entériner le gouvernement que celui-ci lui proposera.
En coulisses les tractations vont déjà bon train. Ira-t-on vers une coalition aussi large que possible quitte à ce que l’équipe gouvernementale fasse la part belle aux technocrates? Ou bien au contraire vers une équipe plus resserrée et très politique?
L’ampleur de la victoire d’Ennahdha obligera sans doute à réviser les supputations qui avaient cours avant le scrutin.

De notre envoyé spécial Dominique Lagarde

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