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Égypte: « les Frères musulmans ne veulent pas partager le pouvoir »

Forts de leurs succès électoraux, les islamistes égyptiens, longtemps prudents, se montrent de plus en plus assurés face aux libéraux et à l’armée, comme en témoigne leur décision de présenter un candidat à la présidentielle. L’analyse de Bernard Rougier, directeur du Cedej, au Caire.

Jusqu’où iront les Frères musulmans égyptiens dans leur emprise sur les institutions?

À moins de deux mois de l’élection présidentielle, alors qu’ils avaient jusque-là assuré qu’ils ne présenteraient pas de candidat pour ce scrutin, afin de ne pas donner le sentiment de vouloir accaparer le pouvoir, ils ont fait volte-face en annonçant, dimanche, la candidature du n°2 du mouvement, Khairat al-Chater. Cette annonce intervient quelques jours après la décision des partis laïcs de boycotter la commission de rédaction de la future constitution. Ces derniers accusent les Frères de monopoliser cette instance en s’alliant pour la circonstance aux fondamentalistes salafistes. L’analyse de Bernard Rougier*, directeur du Cedej, au Caire.

Que signifie le revirement des Frères musulmans sur la présidentielle?

Leur attitude dans le cadre de l’élection présidentielle est conforme à leurs pratiques antérieures: dans un premier temps ils cherchent à rassurer, à l’intérieur comme à l’extérieur, puis ils reviennent sur leurs annonces. Les Frères musulmans avaient déclaré, avant les législatives, qu’ils ne présenteraient pas de candidats dans toutes les circonscriptions, avant de se dédire. De même ils avaient dit qu’ils ne présenteraient pas de candidats à la présidentielle. Ils agissent avec prudence en raison de la très dure répression à laquelle ils ont été soumis au cours des années passées, puis prennent l’initiative quand le rapport de forces leur est favorable. On voit désormais qu’ils veulent exercer la totalité du pouvoir en Égypte. Ils ne sont pas prêts, contrairement à Ennahdha en Tunisie, à composer avec les autres forces politiques du pays. Ils veulent tirer profit de leur succès électoral de l’hiver dernier aux législatives.

Y a-t-il des divisions au sein du mouvement?

Seulement à la marge, comme en témoignent quelques démissions après l’annonce de la candidature de Khayrât al-Chater. Mais c’est un parti très discipliné et très bien organisé. Avec la candidature du numéro deux du mouvement, c’est en tout cas le clan des « durs » au sein de la confrérie qui prend le dessus. Khayrat al-Chater est dans une logique d’opposition frontale avec les forces armées.

Les Frères musulmans sont-ils assurés d’emporter la présidentielle ?

Avec la prudence qui s’impose en matière électorale, il me semble que Khayrât Al-Chater a de très bonnes chances de l’emporter, d’autant que la candidature du salafiste Abou Ismaïl devrait être invalidée en raison de la nationalité américaine de sa mère. En face, l’armée pourrait adouber la candidature de Amr Moussa. Ce dernier recevra-t-il le soutien des Libéraux maintenant que Mohamed el Baradeï est hors de la course ? Mais même en ce cas, ses chances sont restreintes.

Quelles sont les relations des Frères musulmans avec le Conseil suprême des forces armées (CSFA) ?

Actuellement, et contrairement aux apparences, les militaires sont sur la défensive. Jusqu’à présent, l’Académie militaire, qui forme les officiers, fermait ses portes aux islamistes, mais cette mesure devrait être levée. D’ailleurs les islamistes sont probablement déjà présents dans certains secteurs des Forces armées, mais font profil bas. Je pense que leur poussée va également se faire sentir dans le domaine économique, où l’armée possède des intérêts considérables. Et de toute façon, après les longues années qu’ils ont passées derrière les barreaux, ils savent qu’ils ont le temps pour eux.

Ces développements récents marquent-ils un tournant pour l’Égypte ?

Cette nouvelle donne était déjà annoncée par le résultat du référendum de mars 2011, transformé par les islamistes en vaste consultation religieuse sur le caractère islamique de l’Etat. Les 77% de « oui » obtenus alors correspondent en gros aux 75% de voix islamistes lors des législatives de décembre/janvier dernier – Frères musulmans et salafistes compris. On prend aujourd’hui la mesure du changement en cours, d’abord avec la formation par l’assemblée élue de la Commission constituante soumise à l’influence quasi-exclusive des Frères et des salafistes, puis avec l’annonce de la candidature à la présidentielle Khayrât al-Chater.
On peut imaginer que la politique à venir de l’Égypte va prend le contre-pied systématique de ce qui se faisait sous l’ère Moubarak qui a valeur de contre-modèle. Même si les Frères avaient cherché à rassurer en disant qu’ils ne prendraient pas de mesure qui puisse nuire au tourisme, secteur clé de l’économie, ils risquent, sur ce point comme sur d’autres, de revenir sur leur engagement, par conviction et parce qu’ils doivent compter avec la pression salafiste.

En politique étrangère aussi?

Probablement. Les Frères musulmans proclament leur respect des engagements internationaux en vigueur, notamment les accords de Camp David, mais les solidarités militantes et religieuses avec le Hamas devraient modifier la nature des relations avec Gaza, autrefois isolé par Moubarak. Cette évolution se traduira par un durcissement des relations avec Israël et peut-être aussi par un rapprochement avec l’Iran chiite. Sur ce plan, les Frères ne sont pas sur la même ligne que les salafistes qui reprochent aux Frères et à l’armée de fermer les yeux sur le passage de bateaux iraniens par le canal de Suez à destination de la Syrie.

Quelle marge de manoeuvre reste-t-il aux Libéraux après leur décision de boycotter la Commission constituante ?

Les Libéraux accusent les Frères musulmans de monopoliser cette instance en s’alliant pour la circonstance aux fondamentalistes salafistes. La commission devait au départ représenter tous les segments de la population ; elle devait traduire le nouveau pacte politique égyptien et ne pas être le décalque mécanique du résultat des législatives remportées haut la main par les Frères musulmans et les salafistes. Or c’est la logique – brutale – du rapport de forces qui a prévalu.
La survie du camp « moderniste » est l’une des inconnues des semaines et des mois à venir. Les Libéraux vont-ils disparaître ou réussiront-ils à peser dans la vie politique égyptienne? La place Tahrir pourra-t-elle se remplir à nouveau pour imposer aux Frères musulmans de prendre en compte ses demandes en matière de respect des libertés publiques?

Ces derniers mois, on a vu une sorte d’accord tacite entre l’armée et les Frères musulmans contre les Libéraux. Ces derniers n’avaient d’ailleurs guère le choix des alliances. Faibles électoralement et dénués de leader charismatique, ils se sont alliés aux Frères contre l’armée, au nom de la lutte pour la démocratie et les droits de l’homme. À présent, ils sont seuls face aux Frères et aux salafistes.

Les Frères musulmans, en revanche, ont été habiles tactiquement, engrangeant dans un premier temps les acquis électoraux avant de durcir le ton face au CSFA. Mais la question reste entière de savoir quelle force – peut-être encore inconnue – donnera un sens politique à la protestation sociale liée à la dégradation rapide de la situation économique.


Propos recueillis par Catherine Gouëset

Les Frères musulmans se défendent

« Nous n’avons aucune intention d’imposer un contrôle », a déclaré Mohammed Morsi, chef du Parti de la justice et de la liberté (PLJ), la branche politique des Frères, qui domine le Parlement. « Nous sommes seulement présents là où il y a eu des élections: au Parlement, dans les syndicats. C’est la volonté du peuple », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse.

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