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Egypte : derrière la présidentielle, l’armée toute puissante

Les Egyptiens se sont rendus aux urnes alors que l’armée venait de suspendre le parlement élu cinq mois plus tôt. S’agit-il d’un coup d’Etat ? Quel est le rapport de force entre les militaires et les Fères musulmans ? Explications.

Les Egyptiens se trouvent dans une situation totalement confuse au lendemain du premier scrutin présidentiel de l’après-Moubarak. Deux jour plus tôt en effet, le Parlement élu l’hiver dernier, dans le cadre des premières élections législatives libres de l’histoire de l’Egypte, a été invalidé par la Haute cour Constitutionnelle, et le Conseil suprême des forces armées (CSFA) s’est attribué les prérogatives législatives. Le pays se trouve donc dans une complète instabilité institutionnelle.

Que signifie une élection présidentielle dans un contexte aussi incertain?

Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans a obtenu plus de la moitié des voix des électeurs, selon les premières estimations de la confrérie, (corroborées par le quotidien Al Ahram Online qui lui accorde 51% des voix selon un décompte provisoire). Ce résultat constitue d’ores et déjà une victoire symbolique au regard de la disproportion des moyens de campagne accordés par l’ « Etat profond » au candidat du pouvoir Ahmad Shafiq vis-à-vis de son concurrent, et compte tenu de l’appel au boycott d’une partie de la gauche. Et si la participation a été inférieure à celle du premier tour, elle a quand même été non négligeable. Cela montre qu’il y a dans le pays « un rapport de force avec lequel l’armée devra compter », observe Alain Gresh, spécialiste du Proche-Orient et auteur du blog Nouvelles d’Orient.

Mais l’incertitude demeure sur les prochains développements politiques en Egypte. Les pouvoirs du prochain président sont en effet réduits à la portion congrue après la « déclaration constitutionnelle » de dimanche qui accorde de facto au CSFA « le pouvoir législatif et le contrôle des budgets de l’Etat ». Le prochain président sera « à la tête d’une coquille vide », souligne Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS.

Révolution ou coup d’Etat ?

Quand l’ancien président Hosni Moubarak contesté par la rue a remis le pouvoir à l’armée le 11 février 2011, celle-ci a promis une transition rapide vers un pouvoir civil élu. Pourtant, « il n’y a, à ce moment là, pas eu de révolution, mais seulement la mise à l’écart de quelques personnes (dont Moubarak) pour préserver l’essentiel de l’ordre établi », estime Jean-Noël Ferrié. « L’armée a ensuite négocié le calendrier institutionnel avec les Frères musulmans », la principale force d’opposition, complète-t-il.

Et la transition promise a été organisée dans le plus grand désordre: avant même le coup porté par la Cour Constitutionnelle, le 14 juin dernier, les Egyptiens étaient appelés aux urnes pour élire un président sans savoir quelles seraient ses attributions, puisque l’Assemblée constituante désignée par le parlement afin de préparer une nouvelle constitution avait été suspendue au mois d’avril.

L’essentiel du pouvoir restera désormais aux mains des militaires jusqu’à l’élection d’une nouvelle Assemblée du peuple. Pourtant, l’armée n’a « aucun projet politique clair en dehors de la défense de ses privilèges », relève Alain Gresh.

Comment expliquer le changement d’attitude de l’armée depuis la chute de Moubarak?

L’armée a, dans un premier temps, permis le renversement du régime Moubarak dont les réformes libérales instaurées à partir de 2004, portaient atteinte à ses très vastes intérêts, selon Sophie Pommier, enseignante à Sciences-Po Paris. C’est sans doute ce qui explique sa modération (la répression contre les manifestants de la Place Tahrir était le fait de la police), ce qui lui a valu dans un premier temps une certaine popularité. « Les jeunes de la place Tahrir ont sans doute consciemment exagéré cette valorisation de l’attitude des militaires, afin d’éviter un affrontement avec eux », explique à L’Express Alain Gresh. « Personne n’ignorait en effet que l’armée aussi avait eu sa part dans la répression de l’ère Moubarak », complète-t-il. Mais il semble que les militaires ont finalement estimé que les Frères musulmans étaient trop puissants, et ne leur offraient pas assez de garanties quant à leurs intérêts économiques et à l’immunité qu’ils attendaient.

Quelles erreurs ont commis les Frères musulmans ?

La confrérie, principale force d’opposition dans le pays, a eu une attitude ambigüe depuis la chute de Moubarak. Elle n’a pas été à l’initiative des premières manifestations, place Tahrir, en janvier et février 2011. Ses militants se sont finalement joint au mouvement, tout en gardant une certaine distance avec les contestataires.
Par la suite, les Frères ont louvoyé entre arrangements et confrontation avec le CSFA. Ils ont surtout été « incapables de forger les alliances qui auraient permis une rédaction consensuelle » de la constitution, souligne Alain Gresh sur son blog. « Et aussi de calmer les craintes d’une partie des coptes, des femmes, des intellectuels. » Enfin le fait qu’ils aient présenté un candidat à la présidentielle alors qu’ils s’étaient engagés, un an plus tôt, à ne pas le faire, a nui à leur crédibilité.

Et ces derniers jours, alors que certains de ses membres ont dénoncé la décision de la Cour constitutionnelle, jeudi, le candidat à la présidentielle Mohammed Morsi a annoncé qu’il respectait la décision de la Cour, tandis que le président de l’Assemblée du peuple sortante Saad al-Katatni estimait que « le peuple égyptien qui a élu dans la liberté et la transparence ses députés est en mesure de réélire d’autres qui protègeront les acquis de la révolution. » Sans doute « une façon pour les Frères musulmans de montrer qu’il sont un parti d’ordre », estime Alain Gresh.

L’armée a finalement le pouvoir absolu en Egypte ?

Oui et non. Elle s’arroge en effet des pouvoirs considérables mais on n’est cependant pas dans la configuration d’une dictature militaire du type de celles qui avaient cours en Amérique latine dans les années 70 où les droits humains étaient systématiquement bafoués. L’armée n’est en outre pas dans un face à face avec les seuls Frères musulmans, relève Alain Gresh, comme le montre le résultat du premier tour de la présidentielle où Mohammad Morsi n’a obtenu de 25% des voix, tandis que le nationaliste de gauche Hamdeen Sabbahi créait la surprise avec 20% des voix, suivi par l’islamiste modéré Abdel Moneim Aboul Foutouh (17,5) et l’ancien ministre des Affaires étrangères Amr Moussa (11,1%). « L’ armée devra tenir compte de la pression de l’opinion publique. Elle ne pourra pas faire tout ce qu’elle veut », pense Alain Gresh.

Quelles sont les prochaines étapes ?

La rédaction de la nouvelle constitution devrait être confiée à une « commission constitutionnelle » nommée par l’armée qui se justifie en précisant qu’elle représentera « tous les segments de la société ». Cette commission disposera de trois mois pour terminer ses travaux. Mais le CSFA, qui a de nouveau promis ce lundi de remettre avant le 30 juin le pouvoir au futur chef de l’Etat, s’accorde un droit de veto sur tout article qu’il estimerait « contraire aux intérêts suprêmes du pays ». C’est seulement après l’adoption par voie de référendum, précise la déclaration du CSFA, que de nouvelles élections législatives pourront être organisées…

La situation risque de rester fondamentalement très instable dans les mois qui viennent, estime Jean-Noël Ferrié.

Le Vif.be, avec L’Express.fr

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