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Egypte: « De la violence et des victimes, mais pas de quoi parler de guerre civile »

Le Vif

L’armée a pris part lundi aux affrontements entre pro et anti-Morsi qui ont fait 51 morts. Cette escalade de violence doit-elle faire craindre une guerre civile? Les explications de Marc Lavergne, spécialiste de l’Egypte au CNRS.

Après la destitution du président Mohamed Morsi, la situation en Egypte ne s’est pas calmée. Des affrontements violents entre pro et anti-Morsi ont lieu et l’armée a pris part aux heurts lundi. 51 personnes ont été tuées et plus de 400 autres blessées. Cette escalade de violences est-elle un premier pas vers une guerre civile? Les explications de Marc Lavergne, directeur de recherches au CNRS et chercheur au Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient), spécialiste de l’Egypte.

L’armée égyptienne s’est dans un premier temps tenu à l’écart des affrontements, avant d’y prendre part lundi. Comment expliquer ce tournant?
Tout simplement, l’armée s’est rendue compte qu’elle s’opposait à des résistances plus fortes qu’elle ne l’avait imaginé, à la fois de la part des manifestants et des Frères musulmans. Elle s’attendait à ce que la coalition de manifestants rentre dans le rang mais ça n’a pas été le cas. Et tirer dans le tas n’a jamais été exclu de la part des militaires.

L’armée, très religieuse, est à l’origine de toute l’affaire: depuis un an, elle n’accepte pas le pouvoir civil et l’a donc empêché de travailler. L’armée vit du tourisme, de l’économie, des capitaux étrangers: il n’y a plus de tourisme, l’économie est au point mort et le Qatar soutenait les Frères musulmans, donc pas le nouveau gouvernement. L’armée n’a pas de vision politique pour le pays mais les opposants non plus: le pays est dans une impasse.
Des armes auraient été retrouvées au QG des Frères musulmans.

Y a-t-il une tradition de milices en Egypte?

Ça me fait penser aux montages des forces de sécurité qu’on avait pu voir en 2009, sous Moubarak, qui présentaient des Frères musulmans armés jusqu’aux dents, alors qu’il s’agissait, pour caricaturer, de jeunes types qui faisaient du karaté. Beaucoup de Frères avaient alors été jetés en prison.

Depuis le conflit en Libye, on voit beaucoup plus d’armes circuler en Egypte. La frontière est devenue poreuse, les armes arrivent par camions. C’est assez nouveau. Mais ce n’est pas parce qu’on a des armes que l’on sait s’en servir: les Frères musulmans ne sont pas de grands démocrates, ils peuvent embrigader la société et n’ont rien contre la violence, mais ils ne sont pas entraînés. En face, l’armée égyptienne est l’une des plus puissantes de la région.

Peut-on craindre d’autres débordements, voire une guerre civile?

La question de la guerre civile est très compliquée et dépend toujours de qui contrôle qui. Il y a plusieurs sortes de guerre civile: en Syrie, par exemple, on a un pouvoir en place qui a surréagi par rapport à des manifestations de l’opposition. En Egypte, il n’y a pas de gros gâteau à se partager comme ça a été le cas en Algérie avec les ressources, notamment le gaz. Ici l’armée est sur la défensive uniquement pour garder ses privilèges et la société égyptienne est très homogène dans ses valeurs, sa culture, sa langue… Cette sorte d’uniformité peut être une protection contre la guerre civile.

Aujourd’hui, en Egypte, les personnes éduquées que l’on voit s’exprimer à la télévision en anglais et les anciens soutiens de Moubarak qui font le dos rond n’ont aucun intérêt à se lancer dans une guerre civile. Le peuple, souvent prolétaire, peut très bien être acheté d’une manière ou d’une autre par tel ou tel camp: il y aura de la violence et probablement beaucoup de victimes, mais de là à parler de guerre civile, non.

On évoque aujourd’hui un calendrier électoral de sept mois, avec un scrutin présidentiel avant février 2014…

Je pense que l’armée se donne du temps. Pourquoi avoir fait un coup d’état si c’est pour proposer un scrutin quelques mois plus tard, en sachant que les Frères musulmans bénéficient encore d’une très grande popularité? Les Frères sont très connus en Egypte, depuis plus de 80 ans. Sous Moubarak, ils ont servi de matelas social au peuple: médecins gratuits, cours du soir… Comment l’opposition peut-elle renverser ça, sans programme? Comment proposer un avenir si on a que sa bonne volonté? Et même si on y ajoute un prix Nobel! (Mohamed ElBaradei, pressenti pour devenir Premier ministre par intérim, ndlr).

Aujourd’hui, la situation politique est très mobile, il peut y avoir des renversements d’alliances à tout moment. On remarque déjà un rapprochement entre les Frères musulmans et les salafistes -qui sont pour la plupart d’anciens Frères musulmans.

Justement, le parti salafiste al-Nour a fait parler de lui ce week-end, en s’opposant à la nomination de ElBaradei au poste de Premier ministre. Qui sont-ils?

Le parti, comme celui des Frères musulmans, est né de la révolution. Ce sont des gens qui souhaitent revenir à l’âge du Prophète, qui ont d’abord vécu en marge de la société avant de créer un parti politique sans expérience au vu des événements. C’est un parti assez jeune, ils ont la trentaine et sont largement financés par l’Arabie Saoudite pour faire tomber les Frères musulmans.

A la surprise générale, ils ont recueilli un quart des voix lors de l’élection présidentielle, sans chef, sans programme. Donc ils comptent. Ils refusent l’idée d’un pays laïque et rejettent les Frères musulmans. Ils suivent leur loi divine qui consiste à faire régner Dieu sur Terre. Les intégrer à la coalition c’est de toute manière une bombe à retardement: ça sera impossible de gouverner.

Marie Le Douaran

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