Laurent de Sutter

Drame de la Grenfell Tower : C’est le moment de… (re)lire « Villes sous contrôle »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

La controverse ayant entouré l’incendie de la Grenfell Tower, dans le quartier de North Kensington, à Londres, n’est pas près de s’éteindre ; au contraire, elle métabolise la nature du feu lui-même – et son désir irrépressible de s’étendre.

Pour beaucoup, le fait qu’une tour de logements sociaux située dans un des quartiers les plus chics et les plus chers de la capitale britannique ait été dévastée par ce qui était, au départ, un simple incident électrique, a valeur de symptôme. Celui-ci peut se dire en peu de mots :  » On n’en veut pas, de vos pauvres  » – et la seule manière que nous avons de les tolérer est de faire redécorer la façade du lieu où ils habitent pour le rendre moins laid à nos yeux (avec des plaques de matériau inflammable).

On ne pourrait mieux matérialiser la structure d’opposition qui mine désormais la plupart des démocraties cacochymes de l’Europe occidentale, et la manière dont celle-ci est gérée – ou, du moins, devrait l’être. D’un côté, un dispositif esthétique ayant pour but de rendre invisible ce dont on voudrait bien que cela n’existe pas ; de l’autre, une existence de déchet, soumise aux aléas de circonstances rendues potentiellement létales par leur ignorance délibérée. Dans le cas de la Grenfell Tower, cela s’est manifesté par le refus réitéré d’adopter une législation digne de ce nom sur la salubrité et la sécurité des logements sociaux – législation dont les autorités gestionnaires ne voulaient pas. Si, auparavant, se voir refuser une place parce qu’on ne satisfait pas aux règles de leur dévolution dans un espace donné était une expérience humiliante, elle est donc à présent devenue mortelle, l’invisibilisation prenant la forme de la destruction. Les amateurs de nuance rétorqueront peut-être que celle-ci était involontaire – voire même qu’une fois de plus, c’est à la négligence des  » assistés sociaux  » eux-mêmes que l’on doit la catastrophe qui s’est produite. Mais ce serait encore rejouer la partie de main-chaude de la relégation de ce qu’on ne veut pas voir au domaine de l’invisible – l’affirmation de ce qu’il n’aurait jamais fallu que l’on voie ce que l’on a vu, et qui soudain rend visible le dispositif d’invisibilisation en tant que tel.

Dans un livre consacré à la  » militarisation de l’espace urbain « , Stephen Graham avait insisté sur les modalités pratiques, matérielles et stratégiques de ce dispositif, lorsque le contrôle de la ville prend une forme musclée. Ce que révèle la tragédie de North Kensington, c’est qu’avant la militarisation en question, une autre machinerie de contrôle déploie déjà ses rets sur la ville : une machinerie de vision et de perception, une machinerie esthétique. Aujourd’hui, le scandale de la misère n’est pas qu’elle existe ; il est qu’elle se voit – qu’elle a l’impudeur de se montrer, et que cette impudeur prenne un visage tout autre que celui d’un regard jeté sous les jupes des filles du prolétariat. Il n’est pas impossible, toutefois, que quelque chose d’érotique s’enveloppe dans la forclusion du  » devenir visible  » de la pauvreté – une sorte de pornographie de l’horreur, matérialisée par le phallus en feu d’un gratte-ciel qui crame avec ses habitants. Mais cela ne ferait que confirmer l’idée que les invisibles ne pourraient être sauvés, aux yeux de ceux qui refusent de les voir, que lorsqu’ils auront consenti à devenir un spectacle sublime – c’est-à-dire dont la beauté est celle de l’horreur qui s’y manifeste.

Philosophe

Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain, par Stephen Graham, La Découverte, 2012, 280 p.

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