Donald Trump © REUTERS

Donald Trump: les raisons de la colère

L’imprévisible candidat républicain pourrait-il l’emporter face à Hillary Clinton ? En Caroline du Nord comme ailleurs, le scénario impensable s’est mué en hypothèse plausible.

Elle parle volontiers et sourit, Teresa Johnson, mais ses traits sont tirés et on la sent fatiguée. La faute aux journalistes, qui lui posent trop de questions.  » La politique ne m’intéressait pas, dit-elle. Mais Donald Trump, c’est différent !  » Ce matin-là, avec son mari et son frère, Teresa s’est levée tôt pour rejoindre Asheville, une petite ville posée sur les contreforts de la chaîne montagneuse des Appalaches, en Caroline du Nord. Tous les trois voulaient assister au meeting de Trump, prévu à 18 heures. Voilà pourquoi ils sont les premiers dans la file d’attente…

Anne Riddle (à dr.) a la conviction que
Anne Riddle (à dr.) a la conviction que « Dieu a choisi Donald Trump pour que les Etats-Unis redeviennent une nation chrétienne. »© CYRUS/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

A 70 ans, le magnat de l’immobilier et des casinos, candidat du Parti républicain à la présidentielle américaine, est au coude-à-coude avec sa rivale démocrate, Hillary Clinton, malgré un premier débat télévisé qui a vu sa rivale l’emporter aux points. Un phénomène incompréhensible pour nombre d’amis de l’Amérique, en Europe et ailleurs. C’est pourtant simple, à écouter Teresa Johnson :  » Trump n’est pas un professionnel de la politique et c’est une très bonne chose. Tous les politiciens américains sont corrompus. Ils n’ont pas le choix, la moindre campagne électorale coûte des millions de dollars ! Trump est différent. C’est un homme d’affaires. Il utilise son propre argent pour faire campagne et il ne doit rien à personne. Je lui fais confiance pour me rendre mon pays, celui que j’ai connu et que j’ai perdu. Avec ma famille et mes amis, nous voulons du travail. Un vrai travail. Les deux emplois que j’ai occupés dans des usines textiles du coin, ils sont partis ailleurs. Où ça ? Au Mexique et au Honduras. Depuis, j’ai créé une petite entreprise de peinture en bâtiment, mais cela ne suffit pas. J’en ai assez, vous comprenez ? Les accords de libre-échange et les délocalisations, j’en ai marre. L’immigration, ça suffit. Il y a autre chose. Je veux pouvoir dire tout ça sans être accusée de racisme. Cela n’a rien à voir. Halte au politiquement correct ! Je veux qu’on me rende ma liberté d’expression.  » Ses voisins approuvent.

C’est un phénomène que personne n’avait prédit – les journalistes et les politologues moins que les autres. Il y a un an, nul ne voyait venir l’incroyable parcours de Donald Trump dans la course au scrutin du 8 novembre. Condamné par les premières enquêtes d’opinion, mais plébiscité par les militants, il s’est imposé face aux 16 autres candidats républicains, sous les yeux ébahis des caciques du parti. Voilà une quinzaine de mois, pourtant,  » le Donald  » était un sujet de plaisanterie. Personne n’aurait parié sur cette ex-star de la télé-réalité à la coiffure bouffante et aux méthodes vaguement scabreuses.

Une manifestante anti-Trump affronte un partisan du candidat républicain lors d'un rassemblement à Asheville.
Une manifestante anti-Trump affronte un partisan du candidat républicain lors d’un rassemblement à Asheville.© CYRUS/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Le plus surprenant, depuis lors, c’est que Trump n’a guère évolué. Aujourd’hui encore, ce nouveau venu dans la sphère politique connaît moins bien les rouages de Washington que la plupart des membres du Congrès. Au cours de ses meetings, malgré les conseils de son équipe de campagne, il multiplie les erreurs factuelles et se contredit parfois d’une phrase à l’autre, quand il n’emploie pas des formules si allusives qu’elles autorisent toutes les interprétations. C’est un candidat iconoclaste et démagogique, qui refuse de dévoiler sa déclaration d’impôt, comme l’exige la tradition. Avec ses formules assassines et ses solutions chocs, il prétend que l’Amérique a perdu son chemin :  » Nous n’inspirons plus la peur à nos ennemis ni le respect à nos alliés.  » Surtout, il semble insensible aux attaques et parvient souvent à imposer les termes du débat.

Jamais, dans l’histoire américaine, une personnalité aussi peu expérimentée n’a prétendu assumer la charge suprême. Les démographes assurent que des pans entiers de l’électorat devraient lui barrer le chemin vers la Maison-Blanche : les Noirs, les Latinos, les modérés… Dans les sondages, pourtant, la courbe des intentions de vote en faveur du républicain rejoint celle de la démocrate Hillary. S’il ne commet pas d’énorme bourde dans les six semaines qui nous séparent du scrutin, notamment lors des deux autres débats télévisés face à sa rivale, pourrait-il devenir le 45e président des Etats-Unis ? Et comment une éventualité aussi extraordinaire a-t-elle pu devenir, au fil du temps, une hypothèse plausible ?

Pour mieux comprendre, il faut garder à l’esprit les paroles de Teresa Johnson et parcourir sa région, la Caroline du Nord, l’un des quatre Etats clés du scrutin, avec la Floride, l’Ohio et la Pennsylvanie. Des manifestations violentes ont réuni durant plusieurs soirs des centaines de personnes dans le centre de Charlotte, la capitale économique, après l’homicide d’un Noir, le 20 septembre, par un policier. Les images tremblantes et le bruit des tirs évoquent le souvenir des manifestations pour les droits civiques des Noirs, dans les années 1960. Apparences trompeuses. En temps normal, les relations interraciales sont plutôt bonnes dans cette cité prospère, deuxième plus grand centre bancaire du pays après New York. Ici comme dans l’immense technopôle du Research Triangle Park, à 250 kilomètres plus à l’est, une population jeune et polyglotte, à l’aise dans des domaines de pointe et dans une économie mondialisée, vote en grande majorité pour le Parti démocrate. Ailleurs, c’est une autre histoire.

« Faites que l’Amérique soit de nouveau grande » : c’est l’un des slogans fédérateurs du candidat républicain. © CYRUS/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Pour les quelque 2 000 habitants de Sylva, un village niché dans les montagnes de l’Ouest, les revenus du tourisme fluvial ne compensent guère la disparition des usines textiles, délocalisées au Mexique depuis les années 1990 :  » La pêche à la mouche, soupire une commerçante, c’est saisonnier.  » Chacun se débrouille comme il peut, cumule des petits boulots. Une situation qui explique sans doute la joie du représentant local du Parti républicain, Ralph Slaughter :  » Je n’ai jamais vu autant d’électeurs démocrates défiler dans nos bureaux pour nous annoncer qu’ils changeaient de camp. Et j’ai plus de 70 ans !  » Dans ces contrées, personne n’a oublié le nom du président qui a signé l’accord de libre-échange avec le Mexique et le Canada : Bill Clinton. Et peu importe si le texte a été initié par son prédécesseur, George H. W. Bush…

 » Ceux des grandes villes ne s’en rendent pas toujours compte, mais beaucoup de gens sont en colère, estime Thomas Eason, professeur de sciences politiques à la East Carolina University. Dans l’ouest comme dans le sud de l’Etat, l’économie locale a longtemps été dominée par le coton, le tabac ou la fabrication de meubles. La plupart des emplois dans ces secteurs se sont volatilisés. Et les laissés-pour-compte, des Blancs souvent peu qualifiés, apprécient le franc-parler et la xénophobie teintée de racisme d’un Donald Trump. Il emploie les mêmes mots qu’eux.  »

Wayne Holloway, homme d'affaires proche du Parti républicain. Selon lui, nombre d'électeurs pensent que
Wayne Holloway, homme d’affaires proche du Parti républicain. Selon lui, nombre d’électeurs pensent que « leurs valeurs morales ne sont plus respectées ».© CYRUS/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Ici comme ailleurs, le succès de Trump est révélateur d’une crise économique, sociale, morale. Malgré des statistiques macroéconomiques encourageantes, les ouvriers et les membres de la classe moyenne, en particulier, se sentent plus vulnérables que naguère. Un Américain sur deux a vu ses revenus stagner ou diminuer depuis 2005, selon l’Economic Policy Institute, un institut de recherche. Plus de 8 millions d’Américains ont perdu leur logement au lendemain de la crise financière de 2007-2008, et des dizaines de millions d’autres ont vu la valeur de leur bien immobilier fondre comme neige au soleil. Quels espoirs les parents peuvent-ils entretenir pour leurs enfants, quand le ticket d’entrée aux universités a augmenté, depuis vingt ans, de 180 % à 300 %, selon les établissements ?

Olga Kibalova, étudiante d'origine russe.
Olga Kibalova, étudiante d’origine russe. « Moi, j’ai rejoint ce pays par des voies légales. Trump veut empêcher l’immigration clandestine et il a raison. »© CYRUS/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

La mondialisation de l’économie et les inégalités croissantes expliquent en partie le succès de Trump, mais d’autres facteurs entrent en jeu.  » J’ai beaucoup d’amis qui voteront pour lui en se pinçant le nez, reconnaît Wayne Holloway, homme d’affaires proche du Parti républicain. Les électeurs très religieux, par exemple, savent bien que Trump est mariée à une ancienne mannequin, qu’il apprécie la gaudriole et qu’il ne met jamais les pieds à l’église. Mais ils sont prêts à oublier ces aspects de sa personnalité, tant ils sont amers et en colère. Ils sont exaspérés par le politiquement correct venu des grandes villes, et considèrent que leurs valeurs morales et leur vision du monde ne sont plus respectées. Or, les Clinton incarnent à leurs yeux un mélange d’argent facile et de turpitudes morales. Ce couple, depuis de longues années, c’est tout ce qu’ils détestent.  »

De fait, l’une des grandes chances de Donald Trump est d’être confronté à Hillary Clinton. Le manque de charisme de cette dernière, ses maladresses et ses soucis de santé constituent autant de précieux atouts pour le candidat républicain. L’ancienne secrétaire d’Etat d’Obama et ex-première dame, entre 1993 et 2001, semble occuper les écrans de télévision depuis une trentaine d’années. Elle incarne la continuité, alors qu’une partie de l’électorat a soif de changement.  » Le président Obama veut entrer dans l’histoire comme celui qui a créé une assurance maladie obligatoire et universelle, remarque Olga Kibalova, étudiante à la Western Carolina University. Mais pourquoi devrais-je verser chaque mois 180 dollars (160 euros) pour en bénéficier, alors que je suis jeune et que je ne risque pas grand-chose ? Moi, je suis originaire de Russie, j’ai rejoint ce pays par des voies légales et j’ai pu acquérir la nationalité américaine. Trump veut empêcher l’immigration clandestine et il a raison.  »

Les admirateurs de Trump rappellent certains électeurs du Front national, en France, ou encore les partisans du Brexit, au Royaume-Uni, sans oublier les nationalistes d’Europe centrale et du Nord. Tous expriment un désenchantement démocratique propre à l’époque. Qui attriste. Et fait peur.

De notre envoyé spécial Marc Epstein – Photos : Logan Cyrus/Polaris pour Le Vif/L’express.

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