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 » Dieudonné surfe sur une vague anti-système « 

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Professeur en sciences politiques à l’université de Liège, spécialiste du populisme et de l’extrême droite, Jérôme Jamin décrit ce que l’affaire Dieudonné nous dit de la jeunesse, des réseaux sociaux et d’Internet.

Il n’est pas une semaine sans que l’on ne parle de Dieudonné, cet humoriste français accusé d’antisémitisme, depuis la volonté du ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, d’interdire ses spectacles jusqu’au refus anglais de le laisser rentrer sur son territoire. Ses partisans multiplient les quenelles, ce symbole nazi refoulé, en guise de soutien. Pour Jérôme Jamin, professeur en sciences politiques à Liège, c’est l’expression d’un phénomène beaucoup plus large au sein duquel l’antisémitisme n’est qu’une composante.

Dieudonné est le symbole d’une expression anti-système. Comment ce pseudo-humoriste accusé d’antisémitisme a-t-il pris une telle importance ?

Pour comprendre l’effet Dieudonné, il faut remonter à la fin des années nonante avec le développement d’Internet. En France notamment, un mouvement d’opposition se développe rapidement contre les grands médias officiels, présentés comme étant à la solde du pouvoir politique et des grands groupes financiers. L’idée qu’une petite « caste » composée d’intellectuels médiatiques et de journalistes révérencieux monopolise la pensée au profit des nantis s’installe dans les esprits, chez des chercheurs, dans certains médias comme Le Monde diplo, et sur les blogs. L’heure est au berlusconisme en Italie, à la reprise des médias français par des industriels comme Bouygues ou Serge Dasssault et avec Internet, le blog qui dénonce le système apparaît comme la première étape de l’émancipation contre la manipulation.

En 2003, après avoir imité un colon israélien faisant un salut nazi lors d’une émission de Marc-Olivier Fogiel, Dieudonné est progressivement banni des grands médias tout en réapparaissant dans toutes sortes de milieux alternatifs utilisant la puissance du net pour faire passer leur message. En effet, dès le lendemain de l’émission de Fogiel, il subit des attaques très dures de personnalités parisiennes qui l’accusent d’être antisémite, l’injure suprême qui vaut exclusion immédiate en France, mais aussi en Belgique. Et c’est là qu’il bascule, pour un humoriste dont la carrière dépend d’un passage régulier à la télévision, cette mise à l’écart est terrible, il devient alors le paria du système « politico-médiatique-financier parisien » et perçoit sur Internet une sorte de refuge.

Les gens qui le soutiennent n’ont parfois absolument rien en commun. Certains ont une version soft : Pujadas, BHL et les autres forment une élite où tout n’est que politique et argent, ils sont d’accord pour « tuer » la carrière de l’humoriste. D’autres défendent une version plus dure : ce sont tous des juifs, ils font partie d’une clique internationale qui domine le monde et dont Israël est le quartier général, Dieudonné doit disparâitre. Avec le conflit israélo-palestinien en toile de fond, Dieudonné comprend qu’il peut en tirer profit. Depuis, il a poussé le vice jusqu’à ses limites en allant jusqu’à inviter le révisionniste Robert Faurisson dans son spectacle en tant que « roi des parias ». Pour choquer, tout simplement.

En quinze ou vingt ans, le divorce s’est accru entre médias officiels et blogosphère. Certains le soutiennent simplement parce qu’il représente le paria du système, d’autres affirment que les juifs dominent les médias et la finance. On ne peut pas analyser l’affaire Dieudonné sans comprendre que la génération actuelle des 15-30 ans a évolué avec ce type d’information, pas uniquement, mais notamment ce type d’information. Mais à l’inverse ramener tout cela à l’antisémitisme est tout aussi absurde, c’est l’opposition entre système et anti-système, entre mensonge officiel et parole alternative qui animent ce qui précède. Dieudonné s’intègre dans cette logique qui le dépasse.

C’est devenu leur univers identitaire ?

Oui ! Enfin, c’est un point de ralliement de gens très différents qui peuvent être issus de toutes tendances politiques, ou simplement apolitiques. Penser que l’on ne peut pas croire tout ce que l’on raconte dans les médias officiels, c’est faire preuve d’un esprit critique salutaire. Le problème, c’est l’étape suivante. Récemment, j’ai demandé à des étudiants de démystifier le phénomène Dieudonné. Certains l’ont bien fait tout en insistant sur la condition de paria de ce dernier, ce qui affiche l’idée d’une injustice. Mais d’autres se sont arrêtés à un niveau basique en m’expliquant que Dieudonné n’était pas antisémite, qu’il était simplement attaqué par les forces sionistes parisiennes, et diabolisé par les grands médias parce que précisément il dit ce que l’on ne peut pas, ce que l’on ne peut plus dire dans les médias officiels. Le drame ici, c’est que l’intention première est bonne : « ne pas croire tout ce que l’on nous raconte dans les grands médias officiels ». Mais à quoi bon si ensuite on prend pour vérité l’analyse proposée sur l’un ou l’autre blog consacré aux « forces sionistes »…

Beaucoup de jeunes nagent dans un magma sur Facebook où l’on raconte tout et n’importe quoi. On en vient même à se demander si l’homme a bien marché sur la lune, si ce n’est pas une invention des Américains. Idem pour la Shoah qui aurait pu être mise en scène par des équipes d’Hollywood ! Car après tout, des réalisateurs ont accompagnés les alliés au moment où les camps ont été libérés… Pourquoi faire ? Bizarre !


En se moquant du génocide des Juifs, Dieudonné a lui aussi touché au tabou absolu, à l’horreur suprême…
Dans la logique anti-système qui marche, sur fond d’ironie et de cynisme, il est contraint de frapper toujours plus fort. Au début, il ne cherchait pas à s’en prendre à un tabou plutôt qu’à un autre, il a d’ailleurs produit des sketchs extrêmement forts où il imite un raciste, mais les logiques autour de lui l’ont amené vers cela. On le traite d’antisémite, des gens qui ont été qualifiés d’antisémites le soutiennent, d’autres s’acharnent en justice contre lui. Dos au mur, obligé de s’excuser, il décide de dénoncer le « système » qui d’après lui défend certains intérêts et pas d’autres.

Dieudonné s’appuie aussi sur un phénomène n’ayant rien à voir avec lui, mais qui existe depuis très longtemps : « la concurrence mémorielle ». C’est-à-dire un sentiment d’injustice et un climat de concurrence entre des groupes autour de leurs souffrances respectives. Ainsi, pour certains, on peut faire une caricature du prophète, on peut se moquer des catholiques, on peut rire de tout, mais la Shoah, c’est un tabou. Dans nos sociétés multiculturelles, des populations issues de pays ayant connu de grandes souffrances éprouvent un sentiment d’injustice face à ce qu’ils perçoivent comme une omniprésence de la Shoah dans les médias. Il est évidemment légitime que l’on en parle autant : cela reste la barbarie la plus terrible et la plus récente sur le sol européen. Mais certains n’en dénoncent pas moins un « matraquage médiatique ».

Au phénomène médiatique, il faut aussi ajouter un des principaux problèmes d’internet : celui-ci est fait pour que l’on trouve ce que l’on cherche, ou pour que l’on lise ce que l’on veut voir écrit par un tiers. Celui qui estime que l’on parle trop des juifs mettra des mots clés qui l’emmèneront soit vers des sites où on ne parle que de la Shoah, ce qui confirmera son sentiment, soit des sites qui dénoncent l’omniprésence de la Shoah, ce qui confirmera également son sentiment. Ensuite, il ne faudra pas chercher longtemps pour tomber sur le site d’un Institut d’histoire qui propose de nombreux articles sur le doute qui entoure l’existence des chambres à gaz, les liens entre propagande juive et création de l’Etat d’Israël, etc.

D’autre part, certains estiment que tout se vaut et qu’un enfant massacré aujourd’hui en Syrie ne pèse ni plus ni moins qu’un enfant envoyé à la chambre à gaz en 1943. Le télescopage médiatique mélange images horribles contemporaines et images en noir et blanc de la seconde guerre mondiale, et certains estiment qu’il est temps de parler d’autres choses.

Ce qui est préoccupant avec les médias, Internet et la concurrence mémorielle, ce n’est pas tant l’effet grossissant mais le flux continu et hasardeux d’images qui provoque de l’incompréhension et du ressentiment de tous les côtés, chacun pensant de surcroît être lésé par rapport aux autres ! C’est le flux hasardeux avec certaines images (désinvolture), mais c’est aussi le flux que l’on soupçonne d’être orchestré pour privilégier certaines images (complot israélien qui impose les images de la Shoah), et c’est surtout le flux que l’on exècre précisément parce qu’on ne voit jamais certaines images (injustice vis-à-vis des Arméniens, des Tutsis et autres victimes de l’esclavage dont on ne parle pas). Compte tenu de l’impact des médias dans la construction de nos représentations, l’hyperprésence, l’absence ou le mélange malheureux d’images posent un sérieux problème pour la cohésion sociale et une aubaine pour l’offre alternative, ou le cynisme façon Dieudonné !

Dieudonné, lui, n’agit-il pas par simple opportunisme financier ?
Dieudonné est en effet un entrepreneur qui fait carrière dans l’anti-système. C’est cela aussi le sens des coups médiatiques qui le rapproche du Front national : en tant que paria, il va chez les parias pour faire parler de lui… C’est un entrepreneur au même titre que Thierry Meyssan ou Fouad Belkacem de Sharia4Belgium. Ils veulent faire carrière, ils savent que les médias sont des accélérateurs et ils profitent des moments propices. Depuis qu’il a contesté la vérité des attentats du 11 Septembre, Meyssan est invité pour faire des conférences partout dans le monde arabe. Dieudonné, lui, s’est tout simplement rendu compte qu’il lui était encore plus rentable de se produire dans la vie alternative que dans la vie médiatique.

Interdire ses spectacles, est-ce la bonne réponse ?

Obtenir des condamnations pour ses propos outranciers, cela me semble le minimum dès lors qu’il y a des lois qui interdisent de tels discours! Par contre, l’interdiction de ses spectacles ne va rien changer. Au contraire : il va les recommencer avec des expressions codées que seul son public va comprendre. S’il décide de remplacer la quenelle par le V de la victoire, comment pourra-t-on sanctionner ce geste à l’avenir. A ce petit jeu Dieudonné et ses fans seront toujours gagnants.

Que faire, alors ?

Le problème fondamental, c’est le discrédit de certains grands médias auprès de publics plus jeunes, le noyage politique et culturel sur Internet et au final un univers où tout se vaut ! Il y a un travail énorme à faire au niveau de l’enseignement pour évoquer ces enjeux. C’est évidemment un travail à long terme beaucoup plus compliqué que d’interdire un spectacle ou alimenter les polémiques.

C’est préoccupant: une nourriture idéologique dangereuse passe auprès de la jeunesse. Certains risquent de l’exploiter, non?
Cela ne crée pas obligatoirement un climat de haine généralisée. Ils révèlent surtout l’émergence d’une génération noyée dans le flux médiatique, l’immédiateté, l’absence de cadre et au final le cynisme généralisé sur fond d’humour, de sentiment d’injustice et d’individualisme exacerbé. Un grand philosophe français d’origine grecque parlait à ce sujet d’individu privatisé…

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