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Décès d’Ariel Sharon, retour sur l’ultime combat du Lion

Le Vif

Ariel Sharon, ex-Premier ministre et ancien homme fort de la droite israélienne, est décédé après un coma de huit ans, ont annoncé samedi après-midi les services du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Retour sur l’ultime combat du « Lion ».

On vient d’après de source officielle le décès d’Ariel Sharon. Cela faisait 8 ans, déjà, que l’âme d’Ariel Sharon flottait entre le monde des vivants et le royaume des morts, prisonnier d’un corps inerte depuis l’hémorragie cérébrale qui l’a terrassé, le 4 janvier 2006. Récemment, son état de santé s’était dégradé, et en début de semaine, selon les médecins de l’hôpital Tel Hashomer, dans la banlieue de Tel-Aviv, il était en « danger de mort imminente ». Nombre de ses organes vitaux, dont les reins, se détérioraient.

Ainsi s’achève, à près de 86 ans, la longue agonie du « Lion », à l’existence pleine de bruit et de fureur. Malgré de multiples opérations, plus un mot n’était sorti de la bouche d' »Arik » depuis près de trois mille jours. L’ancien soldat, qui a passé sa vie à soumettre les circonstances à sa volonté, était devenu invisible, reclus dans sa chambre d’hôpital. Il n’était pas pour autant absent.

Car Israël et ses voisins restent hantés par le souvenir de son génie militaire et par les conséquences de son « grand oeuvre » : l’expansion incessante des colonies juives de peuplement en Cisjordanie, suivie du retrait, en août 2005, de quelque 7 000 colons juifs de la bande de Gaza. Une initiative controversée, dont le sens fait toujours débat.

Avant que son état ne se dégrade, Ariel Sharon se trouve au centre de réhabilitation respiratoire de l’hôpital, au deuxième étage d’un bâtiment en pierre de couleur crème. Année après année, sa porte reste cernée par des caméras de surveillance et des agents du Shin Beth, le service de sécurité israélien. Alimenté par une sonde gastrique et relié, la plupart du temps, à un respirateur, le patient ne peut ni parler ni bouger. Ses yeux, parfois, demeurent grands ouverts ; ses pupilles réagissent aux mouvements et donnent l’impression, un peu effrayante, qu’il suit les infirmières du regard.

A l’époque, le personnel médical prend l’habitude de laisser le poste de télévision allumé. A l’écran, face à l’ancien Premier ministre israélien, allongé sur son lit, journalistes et commentateurs rendent compte des bouleversements qui secouent la région depuis quelques années : les révolutions arabes, la guerre en Syrie, l’accord de Genève sur le nucléaire iranien ou encore la reprise, sous l’égide des Etats-Unis, du dialogue israélo-palestinien, au point mort depuis son accident cérébral.

Aux journaux d’actualité succèdent parfois des documentaires animaliers ou des rencontres sportives… Sharon comprend-il, alors, ce qui se passe autour de lui ? Est-il capable, même, d’élaborer une pensée ? Nul ne le sait. Les spécialistes le décrivent en « état de conscience minimal », légèrement différent du coma, et se disent incapables de déterminer ce qui se passe dans son cerveau.

Longtemps, ses fils sont les seuls à croire au miracle

L’an dernier, lors de tests, une équipe israélo-américaine de neurologues observe, à la surprise générale, une « activité cérébrale significative » : les différentes régions du cerveau répondent de façon appropriée aux stimulations. Le patient fait la différence, par exemple, entre des images insignifiantes et des photos de ses petits-enfants faisant du cheval à la ferme des Sycomores, son ranch dans le nord du Néguev.

Equipé d’oreillettes, Sharon serait capable de faire la distinction entre du charabia et des phrases sensées, prononcées par son fils Gilad. « Il a des réactions, confie au Vif/L’Express, il y a un mois, Shlomo Segev, son médecin personnel. Mais on ignore ce qu’elles signifient. La perception est une notion complexe : il arrive que des personnes se réveillent après plusieurs années dans le coma, mais pas à cet âge-là. »

Longtemps, ses fils sont les seuls à croire au miracle, bien qu’ils ne soient pas religieux, tout comme leur père. Auprès de ses amis, ils vantent sa « force » et sa résilience. Car la relation des enfants à leur père confine à la dévotion.

Chaque jour, depuis huit ans, Omri et Gilad – ou son épouse, Inbal – viennent le voir, à tour de rôle, le matin ou l’après-midi. Voilà quelques semaines encore, ils lui lisaient un livre, diffusaient des vidéos de la ferme familiale, parlaient des naissances des agneaux et du degré de pluviométrie, une information essentielle pour les récoltes du ranch – même en réunion ministérielle, Sharon interrogeait sans cesse Gilad à ce sujet. Le reste du temps, dans la chambre d’hôpital, un poste diffusait de la musique classique ; avec sa seconde épouse, Lili, son grand amour, Sharon appréciait les concerts de l’Orchestre philharmonique d’Israël.

La loi n’autorise pas l’euthanasie, mais certains n’ont jamais compris les raisons d’un acharnement que Sharon lui-même n’aurait sans doute pas souhaité : « N’importe quelle famille aurait abandonné, relève un proche. Mais ses fils affirment qu’Arik aurait fait la même chose pour eux. » Le clan est très soudé, impénétrable. Seuls ses membres, et un personnel soignant trié sur le volet, sont autorisés à le voir. Aucune image n’a filtré du huis clos médical.

Les Israéliens de la rue, quant à eux, s’interrogeaient de nouveau sur ce malade ordinaire au parcours hors du commun, qu’ils avaient fini par oublier quelque peu. Le héros national des années 1960 et 1970, un temps rattrapé par des affaires de corruption puis blanchi par la justice avant de mener son parti à la victoire, est devenu un simple sujet de conversation. Et encore… « Le drame de Sharon, d’une certaine manière, c’est qu’il est resté en vie durant tout ce temps, souligne un éditorialiste. Il n’y a eu personne pour célébrer son action ou lui rendre hommage, comme le font les partisans du nationaliste Menahem Begin ou du travailliste Yitzhak Rabin, qui fut assassiné. » Dans l’imaginaire collectif israélien, l’héritage politique de Sharon est resté flou, tant il apparaît ambivalent.

Aucun leader de cette trempe ne fut autant controversé. Au nom de la sécurité d’Israël, l’action et la manière forte, voire brutale, semblaient lui tenir lieu d’idéologie. Le « bulldozer » a marqué l’Histoire de son empreinte, c’est certain, mais laquelle ? Faut-il retenir l’audacieuse traversée du canal de Suez lors de la guerre du Kippour, en 1973, ou l’échec libanais, en 1982 (1) ? Le chantre du Grand Israël et de la colonisation ou l’homme du désengagement unilatéral ? Elu Premier ministre à 73 ans, le faucon était-il, à la fin de sa carrière, en train de se transformer en colombe ?

Attablée dans un café agréable du quartier branché de German Colony, à Jérusalem, veste noire et lunettes zébrées posées sur ses cheveux, Marit Danon fut la secrétaire particulière de cinq Premiers ministres, mais Sharon est vite devenu son préféré, bien qu’elle n’ait jamais voté pour lui – elle est de gauche ! « Je ne le connaissais pas quand il a été élu, raconte cette femme élégante. Son agressivité et tout ce qu’on disait de lui me faisaient peur. Alors, j’ai demandé à Ehud Barak, son prédécesseur, de me changer de poste. Il m’a répondu :  »Restez, vous ne le connaissez pas. » Il avait raison. En privé, Sharon est quelqu’un de très ouvert, d’attentif et doté de beaucoup d’humour. Il inspire confiance. Il a beau être laïc, il lisait de temps à autre des passages de la Bible, dont un exemplaire était posé sur son bureau :  »Pas besoin de guide touristique, disait-il. C’est le seul, le vrai ! » Pour lui, la Bible est la preuve que cette contrée a été donnée au peuple juif. »

Selon un autre proche, cet attachement à la terre, hérité de ses parents – des agriculteurs russophones immigrés en 1922 à Kfar Malal -, lui avait permis de comprendre ce qu’il avait en commun avec les Palestiniens, même s’il ne leur a jamais fait de concessions : la défense du territoire. « Il savait qu’il fallait trouver une solution avec eux, insiste Reuven Adler, le conseiller de toutes les campagnes politiques. C’est pour cela qu’il a quitté les sionistes nationalistes du Likoud pour créer un mouvement de centre-droit, Kadima (En avant), dans la perspective des élections anticipées de 2006. »

C’est dans l’agence de publicité d’Adler, installée dans un immeuble moderne de Tel-Aviv, qu’est né le slogan de la victoire de 2001 : « Seul Sharon peut apporter la paix. » A l’époque, il s’agissait de mettre un terme aux attentats terroristes. Privé désormais de son leader charismatique, le parti de centre-droit est mal en point : à la Knesset, il ne compte plus que deux députés.

Au Likoud, le départ de Sharon restait un sujet un peu tabou. La compassion que suscite le malade n’était pas seule en cause. « Il a été un personnage clé, un militaire d’exception et un grand Premier ministre, souligne Tomer Ashwal, 38 ans, membre du comité central. Mais beaucoup lui reprochent le retrait de Gaza, une décision qui a presque détruit le parti en brouillant sa ligne idéologique, et ils estiment que l’arrivée du Hamas au pouvoir, par la suite, ainsi que les tirs incessants de roquettes sur Israël leur ont donné raison. »

Retrait de Gaza : des conséquences encore discutées

« En 2005, Ariel Sharon a incarné une sorte de De Gaulle israélien, souligne Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’université ouverte de Raanana. La sécurité était un impératif et il avait compris qu’il fallait se retirer de la bande de Gaza. » Les conséquences de sa décision restent âprement discutées. « Sharon ne laisse pas une image claire, relève Dani Dayan, ancien porte-parole des colons de Cisjordanie. Certes, il a construit de nombreuses implantations, mais le démantèlement du Gush Katif, à Gaza, constitue, sur le plan de nos valeurs, un péché. Au bout du compte, le bilan ne peut être que négatif. »

A gauche, en revanche, son action a fait naître une lueur d’espoir inattendue : « Qu’il ait fait évacuer, en même temps que la totalité des implantations de Gaza, quatre colonies isolées du nord de la Cisjordanie, laisse penser qu’il caressait l’idée de continuer le désengagement unilatéral pour atteindre les frontières qu’il pensait défendables », analyse Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France.

Dov Weissglas, qui fut le conseiller politique le plus influent du Premier ministre, confirme qu’il projetait d’aller plus loin, dans le cadre de la « feuille de route » élaborée par l’administration de George W. Bush : « Sharon avait compris que l’avènement d’un Etat palestinien n’était qu’une question de temps. Mieux valait en préparer les étapes selon nos conditions. Il se sentait très fort et aimait à dire qu’il était le seul à pouvoir regarder les Israéliens dans les yeux et leur déclarer :  »Ecoutez, nous avions un rêve (le Grand Israël) qui est terminé. Le moment est venu de prendre des décisions douloureuses. » »

A Ramallah, de l’autre côté de la « barrière de sécurité » que Sharon a érigée entre Israël et la Cisjordanie, Hanan Ashrawi, membre du Conseil législatif palestinien, n’a jamais cru à cette conversion tardive. « Sharon voulait en finir avec Gaza pour des raisons d’insécurité démographique, explique-t-elle. Cela lui permettait aussi de conforter l’emprise israélienne sur la Cisjordanie. S’il avait voulu mettre fin à l’occupation, il aurait négocié avec nous et inclus Gaza dans un processus plus large. En agissant de façon unilatérale, il a sapé le crédit de l’Autorité palestinienne. »

Ariel Sharon n’avait pas pour habitude de faire part de ses états d’âme. Le matin précédant l’évacuation de Gaza, pourtant, il raconte à sa secrétaire son cauchemar de la nuit précédente : il descend dans un puits lorsque, tout à coup, la corde se brise.

(1) Ministre de la Défense, en 1982, Ariel Sharon lance une offensive au Liban, officiellement destinée à repousser les fedayins palestiniens. Il contraint Yasser Arafat à se retirer, mais son allié libanais Béchir Gemayel, qui accède à la présidence, est assassiné. Ce qui déclenche le massacre des camps palestiniens de Sabra et Chatila par les milices chrétiennes, sous les yeux de Tsahal. Une commission d’enquête israélienne contraindra Sharon à la démission, pour sa « responsabilité indirecte ».

De notre envoyé spécial Romain Rosso, avec Marie de Vergès

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