Discrète et timide, préférant se cacher derrière son manteau de fourrure pour échapper aux photographes, Mae Capone sera loyale jusqu'à la mort avec Al dont elle a tout supporté. © RUE DES ARCHIVES/EVERETT

Dans les jupes des femmes de gangsters

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le dernier livre de Diane Ducret a une odeur de poudre. Après les femmes de dictateurs, l’essayiste à succès brosse le portrait décoiffant des femmes de gangsters. Exclusif.

Al Capone, John Dillinger, Clyde Barrow, Bugsy, Jack McGurn dit la Sulfateuse… Les noms de ces gangsters de légende nourrissent toujours nos fantasmes sur une des périodes les plus terrifiantes de l’histoire des Etats-Unis. Le Chicago des années 1920 et 1930, dont un tiers des agents sont corrompus par la mafia. La ville du crime a mal digéré l’afflux historique d’immigrés. Dans ce nouveau Far West américain cosmopolite, les comptes se règlent entre gangs irlandais et italiens non pas à coups de Winchester, mais de mitraillette Thompson, dont le chargeur camembert peut cracher six cents balles à la minute. Avec cette arme apparue au tout début de la prohibition et affectueusement surnommée « Tommy Gun », les hommes de Scarface, à bord de leur Ford Sedan, font couler le sang dans les rues comme l’alcool dans leurs bars clandestins.

Moins célèbres, les femmes de ces flingueurs se révèlent tout aussi fascinantes, à l’esprit bien trempé et souvent dangereuses. Kathryn Kelly, Billie Frechette, Buda Godman, Virginia Hill ou l’illustre Bonnie Parker. Et, bien sûr, Mae Capone, la femme si discrète du grand patron. A l’époque, les policiers les appelait les Gun Molls, qu’on peut traduire littéralement par « putes » ou, moins injurieux, « poules flingueuses ». Diane Ducret les nomme plus délicatement « Miss Flinguette », dans l’ouvrage passionnant, fouillé, qu’elle leur consacre : Lady Scarface (1).

Un livre-document qu’on dévore comme un roman, mais qui n’a rien d’une fiction. Pour les femmes de gangsters, l’auteure du double best-seller Femmes de dictateur a tout épluché – des centaines de coupures de presse d’époque, les archives des prisons d’Atlanta ou d’Alcatraz, celles déclassifiées du FBI… – et recueilli de nombreux témoignages, dont celui de la dernière survivante portant le nom de Capone, Deirdre Marie, la nièce du mafieux le plus célèbre de l’histoire. « Ici, la recherche a été plus compliquée que pour les femmes de dictateurs, car, avec la mafia, on est dans le secret le plus total, raconte-t-elle au Vif/L’Express. Les gangsters inventaient des histoires rocambolesques, mentaient même sur leur date de naissance. »

Les portraits de ces « fiancées de la poudre » sont ébouriffants. Elles goûtent au luxe des grandes stars, fourrures d’écureuil et rivières de diamants mais, ce qui les caractérise le plus, c’est l’envie d’être libres. « Elles incarnent le féminisme bien avant l’heure, s’offrant une liberté que les femmes n’avaient jamais connue », explique Diane Ducret. L’ambiance émancipatrice des années folles, des coupes garçonnes et des jupes qui raccourcissent, les y encourage. Elles se laissent attirer par des voyous avec lesquels elles connaissent des aventures excitantes. Lorsqu’en novembre 1933, pour échapper aux policiers, Billie Frechette fonce à plus de 135 kilomètres à l’heure en plein centre de Chicago, son mari John Dillinger canardant leurs poursuivants depuis la banquette arrière, « elle se sent plus en vie que jamais, elle que l’ennui avait tant rongée jusque-là », lit-on dans l’ouvrage.

Selon leur bon plaisir

Portant la culotte, certaines jouent au coach. Au début des années 1930, Kathryn Kelly entraîne celui qu’elle a épousé au tir à la mitraillette sur des noix posées sur une barrière. Elle lui trouve un nom de gangster, « Machine Gun » Kelly, et le conditionne à commettre des braquages de banque avant lesquels il vomit, tant il est fébrile. « Il y a chez ces femmes une volonté farouche de sortir de leur rôle formaté par la société américaine machiste et conservatrice, analyse l’auteure. Elles veulent vivre selon leur bon plaisir, pratiquer l’amour libre avec des hommes qui ne sont pas forcément leur époux. » Pour elles, mener cette existence hors la loi est plus grisant qu’être ouvrière à l’usine, secrétaire-dactylo ou femme au foyer. Elles carburent à l’adrénaline.

Mais elles paient cher leur affranchissement. Elles doivent supporter les absences, les infidélités, les mensonges, les secrets de leur truand d’homme. « Epouser un gangster, c’est épouser son gang », constate l’essayiste. Elles leur servent d’alibi, même contre leur volonté, comme Louise Rolfe qui affirme aux policiers avoir passé toute la nuit de la Saint-Valentin 1929 dans les bras de Jack McGurn. Ce lieutenant de Capone vient de massacrer, avec une brutalité inouïe, une partie du gang des Irlandais, permettant à son boss de contrôler seul le Syndicat du crime. Beaucoup deviennent alcooliques. Elles sont libres mais pas forcément heureuses. Mae Capone a déjà des cheveux gris à 28 ans. Les Miss Flinguette n’imaginaient pas, avant de la subir, ce qu’était une vie de cavale, à être toujours aux aguets, prêtes à fuir en changeant, une fois de plus, de cache et de nom.

Le grand paradoxe des femmes de gangsters est qu’une fois leur indépendance acquise, elles rêvent d’une vie rangée et calme de mère de famille dans une jolie villa bourgeoise. L’aventure criminelle est grisante mais usante. Mae Capone n’est heureuse que dans son « Trianon » de Miami, avec son fils Sonny, loin de Chicago. Louise Rolfe se sent terriblement coupable d’avoir abandonné sa fille, née d’un premier mariage, pour fuir avec McGurn. Le grand drame de Bonnie Parker est de ne pas avoir d’enfant, au point qu’elle envisage un moment de kidnapper des bébés pour pouvoir s’en occuper quelques jours. En prison, cette écorchée vive écrit des poèmes désespérés : « Qu’ils (Ndlr : Clyde et elle) essaient de se ranger, De se louer un petit appart, Au bout d’à peine trois nuits, Voilà qu’arrivent les ennuis : Au son de la mitraillette, tac-tac-tac… »

Face aux Gun Molls, va se dresser un homme qui n’aimait pas les femmes : J. Edgar Hoover, le puissant patron du Bureau d’investigation, baptisé FBI en 1935. Pour lui, ce sont des créatures sataniques qui pervertissent l’Amérique. Il ne pense qu’à les diaboliser et les neutraliser. Dans Persons in Hiding (1938), il écrit à propos des gangsters : « Je vais dire la vérité sur leurs femmes sales, crasseuses et malades. » Dès 1932, il lance ses G-Men aux trousses de toutes les maîtresses, femmes et compagnes de hors-la-loi. Diane Ducret n’évoque néanmoins pas son homosexualité, comme l’avait fait, en 2011, Clint Eastwood dans le film J. Edgar. « Je n’ai trouvé aucune preuve historique de cela, donc je préférais ne pas en parler », justifie-t-elle.

Une génération de femmes en prison

Si le combat d’Hoover est obsessionnel, il faut reconnaître que les femmes de gangster prennent de plus en plus les armes. D’ailleurs, si, dans les années 1920, les juges les considèrent plutôt comme des victimes de leur situation conjugale, cette indulgence s’effiloche au cours des années 1930. Elles aussi volent en prison. « C’est toute une génération de femmes qui se retrouve derrière les barreaux du pénitencier d’Alderson, en Virginie occidentale », constate Diane Ducret. Les flics ne sont pas tendres avec celles « qui causent pas, mais qui flinguent ». Lors d’un interrogatoire musclé en 1934, Billie Frechette se ramasse des claques en plein visage de l’agent chargé de retrouver Dillinger. Elle reste muette, malgré tout.

Comment expliquer cette montée de violence féminine ? Le continent est en pleine dépression, la société américaine s’est effondrée. Plus de 700 banques ont fait faillite. Le taux de chômage frise les 25 %, alors qu’il était de 3 % avant le krach boursier. Les queues s’allongent devant les distributions gratuites de café et doughnuts. « L’évolution des Miss Flinguette vers une criminalité plus active répond sans doute à un besoin matériel, explique l’auteure. Mais c’est aussi une réaction à ce modèle sociétal qui s’écroule. Il y a plus que jamais une envie de rébellion, chez elles. C’est pour cela qu’elles font parler la poudre. »

Cet esprit de révolte est beaucoup moins présent chez Mae Capone. Dans la galerie des « associées du crime », Lady Scarface, le fil rouge du livre de Diane Ducret, occupe une place à part. Forcément. Elégante, insaisissable, les yeux étincelants, un sourire royal aux lèvres, préférant se cacher derrière son manteau de fourrure pour échapper aux photographes, l’Irlandaise ressemble à une desperate housewife très convenable de ces années-là. Mae est aussi discrète et timide qu’Al est joyeux et bon vivant. Elle ne connaît rien ou feint de ne rien connaître de ses affaires, mais profite des gains de l’Outfit, le gang de Capone, qui, au milieu des années 1920, sont estimés à 105 millions de dollars, du jamais-vu. Sa passion se nomme Sonny, le fils unique qu’elle a eu avec Al à 21 ans, et dont le handicap (il est à moitié sourd) lui prend toute son énergie de mère.

Sous ses airs fragiles, se cache une force impressionnante dont seule est capable une femme amoureuse. Quand « l’ennemi public numéro un » est condamné pour fraude fiscale et incarcéré à Alcatraz, dans la baie de San Francisco, elle traverse le pays de côte en côte, depuis Miami, pour le voir. Elle se bat comme une lionne pour le faire sortir de prison lorsqu’il est poignardé par un codétenu et surtout lorsque la syphilis s’attaque à son système nerveux. Pourtant, cette maladie sexuellement transmissible est humiliante pour elle. Mais Mae sera loyale jusqu’à la mort avec celui dont elle a tout supporté.

Pour Capone, amoindri et impuissant, elle est l’unique voie de salut. Sa Madone. Sa Béatrice de Dante. Lorsqu’il est enfin libéré, en 1939, elle le soignera avec un dévouement presque religieux, jusqu’à sa crise cardiaque fatale, le 25 janvier 1947. Mais, en 1980, dans une lettre envoyée à la soeur d’Al et que Deirdre Marie a révélée à Diane Ducret, elle demande qu’à sa mort, on l’inhume à Miami, loin du cimetière de Chicago où repose son mari. Les femmes de gangster ont aussi besoin de répit.

(1) Lady Scarface. Dans l’intimité des fiancées de la poudre du Chicago d’Al Capone à Hollywood, par Diane Ducret, éd. Perrin Plon, 416 p.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire