© ARNAUD MEYER POUR LE VIF/L'EXPRESS

Daniel Pennac: « Il faut se guérir du désir d’être à la page. On en crève »

Le Vif

Benjamin revient, et il est content. Son  » père « , Daniel Pennac, également. Dix-huit ans après Aux fruits de la passion, dernière aventure de la tribu, sort le premier tome du Cas Malaussène, Ils m’ont menti (Gallimard). L’occasion pour l’auteur de dire toute la vérité. Ou presque.

En 1985, la saga Malaussène s’ouvre sur cette phrase :  » La voix féminine tombe du haut-parleur, légère et prometteuse comme un voile de mariée. – Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.  » Dans quel état d’esprit étiez-vous lorsque vous l’avez écrite ?

J’étais à Paris, je débarquais du Brésil et venais de foutre en l’air un roman de 300 pages qui ne me convenait pas ; un truc abstrait, très  » intelligent « . Tout à coup, j’ai eu envie de rompre avec la primauté du sens liée à ma génération : j’allais désormais  » raconter des histoires « . Le sens viendrait en filigrane. Décision difficile à prendre. J’étais un petit-fils de Paul Valéry, qui condamnait le roman, et un enfant du structuralisme, selon lequel le héros était mort. Pour écrire de la fiction, cette filiation inhibe. En détruisant ce manuscrit, j’ai tourné la page pour aborder la littérature populaire, où le lecteur aime faire semblant de croire le récit et de s’identifier aux personnages. C’est dans cet état d’esprit que j’ai attaqué Au bonheur des ogres. L’idée des Malaussène vient à la fois de ma découverte de la Série noire (grâce à Jean-Bernard Pouy) et de la lecture de René Girard (NDLR : anthropologue et philosophe français, 1923-2015). Sa théorie du bouc émissaire comme ferment du groupe humain m’a permis d’imaginer ce personnage de Malaussène, salarié pour se faire engueuler à la place des autres.

Qu’est-ce que le succès énorme de La Fée Carabine, deuxième tome de la saga, a changé dans votre vie d’écrivain ?

J’écrivais enfin comme je le souhaitais. Je jouais avec l’oralité, la métaphore, l’argot, la structure, j’en finissais avec l’académisme pour m’approprier ma langue et mon désir de raconter. Je me rapprochais de l’écriture  » mé?taphorante  » qu’on trouve, par exemple, chez Chandler ou Charyn. En France, il est difficile de déposer ses valises culturelles. Les romanciers prennent trop de précautions à l’égard des grilles de lecture auxquelles ils se croient confrontés. Il faut se guérir du désir d’être à la page. On en crève.

Qu’appelez-vous  » écriture métaphorante  » ?

La métaphore produit du sens en nous épargnant la description et l’analyse. Prenez cette phrase de Raymond Chandler : Philip Marlowe, son héros détective, a rendez-vous avec une star, il est dans le salon et Chandler écrit :  » La moquette était si épaisse qu’un chihuahua distrait aurait pu s’y perdre jusqu’à la dépression nerveuse.  » Cette phrase dit tout sur cette star sans rien d’explicite. Elle rend le lecteur créatif. L’analyse suscite l’adhésion, la métaphore pousse à la création. En tant que romancier, j’aime pousser le lecteur à la création. J’aime ça, oui.

Le mensonge, la vérité, le réel, la fiction sont des thèmes qui parcourent cette saga Malaussène. Pourquoi vous intéressent-ils à ce point ?

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 » En famille, dit un de mes personnages, il n’y a de sacré que le mensonge.  » C’est vrai, le mensonge préserve les apparences si chères à la famille. Lacan disait :  » Le réel, c’est ce qui cloche.  » Eh bien, le mensonge essaie de faire croire que le réel ne cloche pas. Quand vous êtes prof, et je l’ai été longtemps, vous vous rendez compte qu’une classe n’est pas un régiment, mais un orchestre. Un grand nombre de mes élèves mentaient, par incapacité à se conformer aux normes dont on leur disait qu’elles constituaient le réel. Ceux qui ne mentaient pas étaient ceux qui assumaient leur singularité. Ce garçon, par exemple, qui me disait, parlant de sa scolarité :  » Si vous saviez ce que ça m’emmerde « , tout en me fauchant ma montre et mon stylo. Il voulait devenir prestidigitateur, il l’est devenu. Celui-là ne mentait pas. Donc le réel, c’est ce qui cloche. Et ce qui cloche est la matière même du roman.

Etes-vous maître de ce que vous écrivez ou, comme dans Pierrot mon ami, de Queneau, vos personnages veulent-ils se barrer du roman ?

lls m’ont menti est différent des autres Malaussène. Avant, je faisais un plan préalable pour maîtriser la structure. Ici, j’ai laissé la plume imaginer l’histoire ; il y a de la création spontanée dans Ils m’ont menti. Que la femme de Lapieta, par exemple, soit le sosie de Claudia Cardinale, c’est un hasard d’écriture. D’ailleurs, je ne sais pas encore ce que je vais faire de ce libre personnage dans le second tome. Comme un drôle de caillou dans la chaussure.

La réception critique de ce premier tome, ou celle des lecteurs, va-t-elle modifier l’écriture de la suite ?

Je ne pense pas. Ecrire ce que je veux comme je le veux est vital pour moi. J’aime trop retrouver cette joie ludique de l’invention romanesque.

Aujourd’hui, la littérature française est revenue au romanesque. Il y a trente ans, le prix Goncourt 2016, Chanson douce, de Leïla Slimani, aurait pu être publié dans la Série noire. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Effet de balancier. Le roman répond à un immémorial besoin de récit. C’est ce qui le rend increvable en dépit des modes qui le condamnent. Les Français sont héritiers du XVIIe siècle, de la polémique de cour permanente à Versailles, ce ghetto où il fallait faire le buzz tous les jours. C’était le signe de l’intelligence française. Nous sommes aussi les héritiers du XVIIIe siècle, qui s’est acharné à penser le système. La France est un pays polémiste et systémiste. Pourtant, la soif de roman, genre incontrôlable et polymorphe, ne s’y est jamais éteinte. Nous avons énormément lu ! Les romanciers français écrivent parce qu’ils ont lu là où les Américains écrivent parce qu’ils ont vécu. L’action est dans le subconscient littéraire des Américains. Moi, j’écris probablement pour reproduire mon plaisir de lire. D’abord, deux lectures d’enfance  » traumatisantes  » : La Chèvre de M. Seguin, perçue comme intuition de notre solitude, et Mateo Falcone, de Prosper Mérimée, comme défiance du monde adulte. Et puis Les Trois Mousquetaires. C’est d’ailleurs à ce moment que ça a commencé. Dans mes dortoirs de pensionnat, je lisais Dumas, et le lendemain, à l’étude, j’écrivais la suite de ce que j’avais lu avant de m’endormir. J’ai continué à écrire en rédigeant des rédactions pour les copains qui faisaient mes devoirs de maths. Ils n’avaient plus qu’à corriger les fautes d’orthographe. Voilà mes débuts.

Bio Express

1er décembre 1944 : Naissance à Casablanca (Maroc).

1969-1995 : Professeur de français en collège et en lycée.

1985 : Au bonheur des ogres, premier tome de la saga Malaussène.

2007 : Prix Renaudot pour Chagrin d’école (Gallimard).

2010 : Lucky Luke contre Pinkerton (Lucky Comics). Scénario coécrit avec Tonino Benacquista. Dessin d’Achdé.

2012 : Journal d’un corps (Gallimard).

2015 : Signe le scénario d’Un amour exemplaire (Dargaud). Dessin de Florence Cestac.

Malaussène existe-t-il quelque part ?

Quel est le degré de réalité des personnages ? Vaste question. J’ai eu beaucoup de plaisir à vivre avec le narrateur du Journal d’un corps, qui me rappelait mon père. N’ayant aucune aptitude à la  » bouc-émissairisation « , je ne suis pas Malaussène. Son indulgence pour les autres et sa prévention contre le jugement l’apparenteraient plutôt à mon frère Bernard. Quand j’avais des emmerdes, ce frère ne me jugeait jamais. Sa présence était consolante. Malaussène possède tout de même mon aptitude à faire des gaffes.

Qu’attendez-vous d’un livre que vous lisez ou que vous écrivez ? Avez-vous le désir de changer les choses ?

Disons que j’ai envie de communiquer une sensation, une manière d’être. Ecrire, c’est rendre compte de notre passage au monde. Le roman crée du lien. Avec la dématérialisation, la solitude progresse. C’est une solitude nouvelle : la société ne répond plus. Littéralement : quand vous appelez pour un renseignement il n’y a plus personne au bout du fil. A la solitude ontologique s’ajoute une nouvelle solitude sociale. Il me semble que le roman comble cette solitude. Un peu. Ce qui m’importe. Beaucoup.

En bandeau sur les romans d’Elena Ferrante, on peut lire :  » Le livre que Pennac offre à tous ses amis.  » Etes-vous devenu un produit marketing ?

Non, je veux faire circuler les livres que j’aime. A une époque où elle n’était pas lue, j’ai voulu qu’Elena Ferrante, romancière qui me comble, le soit au moins par mes lecteurs. Elle l’est aujourd’hui, tant mieux. Je souhaite aussi partager Silvia Avallone, Magda Szabo, Alexandre Postel et beaucoup d’autres…

Auriez-vous le désir de l’anonymat comme Elena Ferrante ?

C’est trop tard, mais oui, sans doute. Je suis convaincu par son raisonnement : elle affirme qu’étant inconnue comme personne elle est infiniment plus présente comme auteur dans ses romans. Le lecteur ne s’éparpille pas en considérations sur ce qu’il sait de l’écrivain. Le choix d’Elena Ferrante ne relève pas de la coquetterie, c’est un choix esthétique. Ce que n’a pas compris le crétin qui a révélé son identité en fouillant dans les comptes. Un salopard ordinaire.

Quand va paraître le deuxième tome du Cas Malaussène ?

Impossible à dire. Il faut que j’avance. Vous savez qui a enlevé Lapietà ? Moi non plus…

Propos recueillis par Éric Libiot.

Critique

Malaussène, vingt ans après

Après un premier « cycle Malaussène » ancré dans la fin du XXe siècle entre Au bonheur des ogres (1985) et Les Fruits de la passion (1999), le flegmatique bouc émissaire professionnel Benjamin Malaussène reprend du service presque vingt ans plus tard, dans une France privée de boussole, où l’intégralité des forces vives de la police est désormais consacrée à l’antiterrorisme. Enfin, « reprend du service », c’est vite dit : Ben l’avouera lui-même avec colère dans les dernières pages, il sera passé complètement à côté de cette nouvelle farce rocambolesque, dont tenteront de s’extirper sans dommages fratrie, neveux et nièces logiquement passés à l’âge adulte, flanqués des copains de la famille et chaperons flics ou médecins.

Tandis qu’un mystérieux et assez peu sérieux gang enlève en pleine rue une connaissance forte en gueule, Lapietà, affairiste et ancien ministre (Bernard Tapie, vous l’avez ?), Malaussène lui-même se tient à l’abri des percussions du monde, planqué avec femme et clébard au fin fond du massif du Vercors. Pour y faire quoi ? Se promener et, accessoirement, garder un oeil sur l’une des plus rentables nouvelles recrues des éditions du Talion : un romancier menacé surnommé Alceste, insupportable de morgue préfabriquée, fer de lance d’une nouvelle mode éditoriale, celle de la « vérité vraie » – traduire, un grand déballage public de linge sale familial. Daniel Pennac s’amuse, balance tout sourire quelques piques au monde et à l’édition comme-ils-vont et réinvoque, pour les observer en tendre grand-père, toute la galerie de personnages vieillissants, parfois totalement largués, qui a fait son mérité succès. On espère seulement que ce roman à suivre débouchera, plus tard, sur quelque chose d’un peu plus consistant que le dispositif un peu usé qui se déploie ici, confortable mais mollement aventureux.

Par François Perrin.

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