Portrait de Léonard de Vinci, par Lattanzio Querena (1768 - 1853). © DEA-D. DAGLI ORTI/Getty Images

Da Vinci Mode : Pourquoi Léonard est devenu culte

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Avant même 2019, année du 500e anniversaire de sa mort, Léonard de Vinci est mis à l’honneur. En particulier à Bruges, où l’on peut voir une centaine de ses inventions. L’occasion de s’interroger sur la phénoménale popularité du maître toscan.

Da Vinci, le retour. Dix ans après la grande exposition consacrée à la vie et l’oeuvre du maître italien à la basilique de Koekelberg, à Bruxelles, l’ancien hôpital Saint-Jean de Bruges accueille, en première mondiale et jusqu’au 31 octobre, une impressionnante collection de ses inventions. Pendant quatre ans, vingt-deux artisans ont travaillé, à Liège et à Niederkorn (Grand-Duché), à la réalisation d’une centaine de maquettes de machines conçues ou perfectionnées par l’ingeniere. Pour les construire, ils se sont basés sur les croquis et plans de l’artiste.

A la fois architecte, urbaniste, ingénieur, mathématicien, anatomiste, dessinateur, peintre, sculpteur et géologue, Léonard de Vinci (1452 – 1519) représente à lui seul l’idéal de la Renaissance, l’homme universel.  » Plus encore que le peintre de La Joconde ou de La Cène, c’est l’inventeur et le précurseur qui fascinent aujourd’hui le grand public « , estime Jean-Christophe Hubert, le directeur artistique de l’exposition de Bruges, qui avait déjà collaboré à celle de Koekelberg.  » De son vivant déjà, le génie florentin était surtout réputé comme ingénieur militaire, expert en fortifications et en hydraulique, et organisateur de fêtes et de spectacles pour lesquels il crée des machines et automates qui émerveillent l’assistance.  »

Machine volante, animation pour l'exposition de Bruges.
Machine volante, animation pour l’exposition de Bruges. © SDP

Léonard superstar

Pensée pour être itinérante, l’expo Leonardo da Vinci, the inventions of a genius va parcourir la planète au cours des cinq à dix prochaines années. Avec, pour premières étapes, Istanbul, Dubaï, Barcelone et Singapour. Des négociations sont en cours avec les Etats-Unis.  » Le phénomène Léonard est tel que la demande est forte dans le monde entier « , assurent les organisateurs.

Une confirmation de plus de la popularité extraordinaire du personnage. Les expositions consacrées à ses créations artistiques et scientifiques font courir les foules. Comme celle de la National Gallery de Londres, fin 2011 – début 2012, qui présentait la période milanaise du peintre et était accompagnée du film Leonardo Live, diffusé sur les écrans mondiaux. Une grande exposition sur Léonard de Vinci est programmée au Louvre en 2019, année du 500e anniversaire de sa mort. Depuis 2010, le musée a fait restaurer trois de ses tableaux : Sainte Anne, La Belle Ferronnière et Saint Jean Baptiste, oeuvre pour laquelle l’artiste a poussé à son comble l’art du clair-obscur et du sfumato – technique picturale qui produit un effet vaporeux et donne au sujet des contours imprécis -, le saint semblant émerger du fond sombre.

Salaï, son jeune assistant à la beauté androgyne, pose pour le Saint Jean Baptiste (Léonard de Vinci, de Bernard Swysen).
Salaï, son jeune assistant à la beauté androgyne, pose pour le Saint Jean Baptiste (Léonard de Vinci, de Bernard Swysen). © Joker

Un héros de bédé

Depuis la sortie, en 2003, de Da Vinci Code, le best-seller aux théories ésotériques et complotistes de Dan Brown, les  » symboles cachés  » de La Cène et d’autres tableaux de Léonard intriguent le public et suscitent des controverses. Chaque année sont édités de nouveaux livres sur l’homme aux talents multiples, ouvrages de spécialistes, thrillers, récits romancés… La bande dessinée n’est pas en reste : Didier Convard et Gilles Chaillet ont fait du génie toscan le personnage trouble et quasi psychopathe de leur polar historique Vinci (Glénat).

De son côté, le Bruxellois Bernard Swysen, déjà auteur d’un Victor Hugo remarqué, a publié, fin 2016, un Léonard de Vinci (Joker) d’une rigoureuse précision, biographie qui restitue en 60 pages les décors, les costumes et les visages des protagonistes.  » Pas question de véhiculer de fausses infos, des légendes tardives, voire des sornettes, prévient Bernard Swysen. Je confronte les sources, et j’expose les diverses hypothèses lorsque aucune n’est concluante. Les vies réelles sont souvent très passionnantes, je ne comprends pas l’intérêt de les enjoliver.  »

Echecs et déconvenues

L’écrivain et historien de l’art Serge Bramly, l’un des meilleurs biographes du maître de la Renaissance, qui signe la préface de la BD, en convient :  » Les légendes sont tenaces, et il reste beaucoup à faire pour que le public se forme de Léonard de Vinci une idée juste.  » On garde de lui l’image d’un vieux sage à la barbe foisonnante, un look de philosophe grec qu’il s’est donné avant même d’avoir atteint la cinquantaine (il est décédé à 67 ans seulement). Cette figure hiératique respectée et admirée fait oublier l’aventurier ambitieux qu’il a été et sa carrière en dents de scie. Car l’homme a connu échecs et déconvenues. Sa collaboration avec ses protecteurs successifs, princes et gouvernants, a souvent été difficile.

Saint Jean Baptiste (musée du Louvre).
Saint Jean Baptiste (musée du Louvre). © SDP

Touche-à-tout enthousiaste dans la création mais impatient dans les détails ennuyeux, Léonard avait tendance à ne pas achever ses oeuvres, au grand dam de ses commanditaires. Ainsi, il n’a jamais terminé La Bataille d’Anghiari, fresque monumentale commandée en 1504. Passionné d’anatomie, il a été jusqu’à se faire pilleur de morgue à Rome, ce qui lui a valu d’être accusé de magie noire et de nécromancie. Savant résolument moderne et audacieux, il rêve de conquérir le ciel après la terre, d’expérimenter de nouvelles méthodes dans tous les domaines de la connaissance humaine, et est marqué par le rationalisme de son temps. Mais c’est aussi un génie inquiétant, attiré par le mystère, par l’irrationnel de la vie.

Combler un vide affectif

Léonard a consacré son existence à la recherche, au point d’oublier sa vie sentimentale : on ne lui connaît aucune femme ni enfant. Le fait d’être un fils illégitime a, selon Freud, contribué au développement de ses inhibitions sexuelles. A l’âge de 24 ans, l’artiste est dénoncé à deux reprises, comme trois de ses condisciples, pour avoir sodomisé un prostitué notoire, jeune modèle de l’atelier de son maître florentin Verrocchio. L’affaire fait grand bruit dans la cité des Médicis. Faute de preuves, Léonard est acquitté, mais sa réputation est entachée par le scandale.

Quatorze ans plus tard, en 1490, il fait venir dans sa bottega, son atelier d’artiste, un gamin au visage d’ange, auquel il donne affectueusement le surnom de Salaï (petit démon). Dès ses 15 ans, ce voyou, réputé voleur, menteur et glouton, devient le disciple, le confident et peut-être l’amant de l’artiste. Il restera son assistant pendant un quart de siècle. D’une troublante beauté androgyne, Salaï a officiellement posé pour le Saint Jean Baptiste. Selon un chercheur italien, qui a passé à l’infrarouge la première couche de La Joconde, il aurait aussi été l’un des deux modèles pour ce tableau-là, l’autre étant une femme, Lisa Gherardini, la  » Mona Lisa « .

Etude pour un train d'atterrissage (Institut de France).
Etude pour un train d’atterrissage (Institut de France). © SDP

Son gagne-pain

Pacifique, respectueux de toutes les formes de la vie au point d’acheter des oiseaux en cage pour les rendre à la liberté, Léonard de Vinci avait pourtant la passion des engins de guerre et des ouvrages militaires.  » Et pour cause, explique Jean-Christophe Hubert : son boulot d’ingénieur militaire a longtemps été, à Milan, Venise ou Florence, son principal gagne-pain.  » Des fac-similés de ses manuscrits, des reproductions de ses tableaux et dessins artistiques et anatomiques figurent dans les salles du musée brugeois, mais l’expo a pour fil rouge ses travaux techniques, répartis par thèmes : l’art de la guerre (machines de siège, canon démontable, arbalète géante…), la mécanique et des engrenages (chaînes, roulement à billes…), les engins de levage et de construction (pour déplacer des matériaux, creuser de nouveaux lits pour les cours d’eau…), les machines utilitaires liées à l’eau (vis d’Archimède, pont pivotant, bateau à aubes…) ou à l’air (machines volantes).

 » Pour cette expo, nous sommes partis d’une page blanche, car nous voulions prendre en compte les découvertes scientifiques qui donnent une nouvelle interprétation à l’oeuvre de Léonard, souligne Jean-Christophe Hubert. C’était assurément un novateur, très en avance sur son temps, mais on le considère à tort comme le génie qui a tout inventé, de l’avion au parachute, de l’automobile au vélo, du tank à la mitrailleuse… Selon des chercheurs français et américains, peu de ses inventions sont réellement nouvelles. Passeur de science, il a surtout amélioré le fonctionnement de certaines machines, ou a simplement redessiné des engins créés antérieurement par d’autres. Il s’est notamment inspiré des appareils militaires et hydrauliques conçus par Taccola et Francesco di Giorgio Martini, artistes et ingénieurs siennois.  »

L'artiste a aussi été un homme de guerre. Ce canon est l'une des maquettes réalisées à Liège et au grand-duché de Luxembourg.
L’artiste a aussi été un homme de guerre. Ce canon est l’une des maquettes réalisées à Liège et au grand-duché de Luxembourg.© SDP

Un char inutilisable

La plupart des inventions de Léonard de Vinci sont restées sans lendemain. Lui-même négligeait souvent l’exécution de ses projets, qui n’étaient d’ailleurs pas toujours fonctionnels. Le char d’assaut de forme conique conçu par Léonard vers 1485 est-il, comme on le dit, le précurseur des tanks modernes ? Comme l’écrasante majorité des inventions du Florentin, ce char en bois renforcé de plaques métalliques et actionné par huit hommes n’a jamais pu être réalisé de son vivant. Non seulement il était trop lourd et ses quatre roues se seraient vite enlisées sur les chemins ou champs de bataille, mais aucun échappement n’est prévu pour la fumée des canons disposés sur son pourtour. De même, le blindé transporteur de troupes imaginé par l’ingeniere et présenté pour la première fois en maquette à Bruges est d’une telle longueur et d’un tel poids qu’on se demande quelle force aurait pu le déplacer.

Léonard, inventeur de l’avion ? Avant lui, quelques  » hommes-oiseaux  » du Moyen Age, tentés par le vol d’Icare, s’étaient déjà essayés au vol ailé, sans parvenir à se soulever du sol. Le Florentin s’est inspiré du vol des oiseaux pour dessiner des croquis de planeurs aux ailes articulées. Mais la plupart de ses recherches sur le vol libre s’appuient sur le principe erroné selon lequel l’énergie musculaire de l’homme peut égaler celle des oiseaux. De plus, les matériaux de l’époque, trop lourds, étaient inadaptés.  » La machine volante du maître, dont il a vraisemblablement produit un prototype en 1496, devait peser 300 kilos, soit 200 de trop, commente Jean-Christophe Hubert. Par ailleurs, son parachute pyramidal, qu’il n’a pas inventé lui-même mais redessiné, était inutilisable, car doté d’une pesante armature en bois. En revanche, on peut admirer le train d’atterrissage sophistiqué conçu par le savant italien.  »

Le croquis du vélo n'est pas un dessin du maître. Mais il a bien conçu une roue de pédalier à dents cubiques.
Le croquis du vélo n’est pas un dessin du maître. Mais il a bien conçu une roue de pédalier à dents cubiques. © SDP

Inventeur de la voiture ?

Le visionnaire a-t-il mis au point l’ancêtre de la macchina, l’automobile, comme l’affirment volontiers ses admirateurs italiens ? Sous le régime mussolinien, la structure en bois et en métal très complexe, recréée à partir d’un schéma répertorié sous le numéro 812 dans le Codex Atlanticus, était présentée comme  » la Fiat de Léonardo « . Inspiré des mécanismes d’horlogerie, l’engin, posé sur trois roues et composé de multiples ressorts et engrenages, est doté d’un frein qui, une fois désactivé, donne le départ au véhicule. Plutôt qu’une voiture, le chariot de Léonard est un accessoire de théâtre, conçu pour rouler quelques mètres.  » Ce véhicule autopropulsé est, de tous nos modèles, celui dont la fabrication nous a pris le plus de temps « , confie Vincent Damseaux, concepteur de l’exposition de Bruges.

Le mystère de la bicyclette de Léonard, dont un prototype est présenté dans l’expo, a aussi fait couler beaucoup d’encre. Dans les années 1970, les restaurateurs du Codex Atlanticus ont découvert un croquis de vélo resté caché au verso d’une feuille volante collée dans l’album. Il montre deux roues de charrette fixées à un châssis rudimentaire, avec des pédales trop longues, reliées par une chaîne à une roue dentée. Le dessin serait en réalité un faux, daté de 1960, oeuvre d’un moine restaurateur. On trouve toutefois, décrites sur un feuillet du Codex de Madrid, autre recueil de dessins de Léonard qui nous est parvenu, une chaîne de vélo et une roue à dents cubiques identiques à celles qui figurent sur le croquis du vélo. De quoi relancer la controverse scientifique autour de l’inventeur présumé de la petite reine.

1452 Naissance près de Vinci (Toscane) ; enfant illégitime d’un notaire.

1466 Entrée à l’atelier de Verrocchio, à Florence.

1482 Offre ses services à Ludovic le More, duc de Milan.

1495 Commence à travailler pour la Cène.

1500 Séjours à Mantoue, Venise, Florence.

1502 Ingénieur militaire de César Borgia.

1503 Echec de la machine à voler.

1506 Appelé par Charles d’Amboise, gouverneur français de Milan.

1507 Commence à peindre La Joconde.

1513 Protégé de Julien de Médicis à Rome.

1516 Invité en France par François Ier, qui l’installe au manoir du Cloux (Clos Lucé), près d’Amboise.

1519 Décès à 67 ans ; inhumé à Amboise.

Ses inventions à Bruges

L’exposition itinérante Leonardo da Vinci, the inventions of a genius est visible jusqu’au 31 octobre prochain à Bruges, sur le site de l’ancien hôpital Saint-Jean (XPO Center). L’événement se veut grand public et un cahier pédagogique a été conçu pour les écoles. Pourquoi Bruges ? « En peinture, le maître italien appréciait et utilisait la technique flamande, répond Jean-Christophe Hubert, directeur artistique. La Flandre de la fin du xve siècle était pour lui une source d’inspiration. »

www.xpo-center-bruges.be

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