La LX Factory, sur les bords du Tage, une ancienne fabrique de tissus transformé en village dédié aux start-up, aux créateurs et aux lieux culturels. © P. Mérimé/REA

Contre l’austérité, le Portugal a la recette

Le Vif

Lisbonne joue à fond la carte du bon élève de l’Europe : la croissance redémarre, le chômage recule, et les déficits publics fondent. Le pays fait figure de nouvel eldorado pour les entreprises européennes.

Le design postindustriel est bien léché : béton et acier bruts, poufs colorés, canapés moelleux, et l’inévitable baby-foot. Tous les codes de l’univers des start-up sont soigneusement respectés. Jusqu’à l’uniforme des occupants, jean balayant le plancher et sweat-shirt à capuche. Ici on parle anglais, espagnol, français, russe, chinois, portugais… Par les fenêtres, les enseignes de Microsoft, de McKinsey et de quelques grands noms de la finance se découpent sur un ciel azur. Seule au loin la silhouette massive du château Saint-Georges indique que nous sommes bien à Lisbonne, et non à Los Angeles ou San Francisco où les hipsters côtoient les génies de la tech. Ricardo Marvao, petite barbe de trois jours et regard charbonneux, est le maître des lieux. Beta-i, c’est son bébé : 5 000 mètres carrés de bureaux en plein coeur de Saldanha, dans le nord de la capitale portugaise, entièrement dédiés à l’innovation. En une poignée d’années, Beta-i est devenue la plus grosse pouponnière privée de start-up de tout le Portugal. Une quarantaine de pépites sont actuellement en  » résidence  » et, depuis cinq ans, 800 – dont les trois quarts venaient de l’étranger – sont passées entre ses murs. Après avoir roulé sa bosse un peu partout – à l’Agence spatiale européenne et au prestigieux MIT à Boston -, Ricardo Marvao est revenu au plus fort de la crise à Lisbonne avec un objectif en tête. Faire du Portugal la nouvelle petite Mecque de la tech européenne. Pari osé tant cette langue de terre est davantage connue pour ses usines de textile ou de chaussures que pour ses cracks du logiciel. L’homme n’est pourtant pas un doux rêveur. En novembre dernier, le Web Summit, la plus grande conférence européenne sur le numérique, s’est tenu sur les bords du Tage. Cela faisait des années que ce grand barnum de l’Internet s’installait chaque automne sous les ciels ombrageux de Dublin, siège de nombreux grands groupes américains en Europe. Mais Lisbonne a mis les petits plats dans les grands pour attirer les fonds d’investissement anglo-saxons ou chinois et apparaître sur les radars des Google, Facebook et autres Netflix.  » Nous sommes sur le bon chemin « , conclut cet infatigable VRP.

Nul doute, un vent nouveau souffle sur l’économie portugaise. Et pas seulement dans les nouvelles technologies. Après des années de plomb, la croissance a redémarré, la consommation redécolle, l’immobilier flambe, le tourisme explose, les investisseurs étrangers affluent de toute part, et le chômage recule (voir graphique p. 41). Un chiffre, publié il y a deux mois à peine, a été fêté à Lisbonne avec presque autant d’enthousiasme que la victoire de l’équipe nationale de foot à l’Euro 2016. Le déficit public est tombé à 2,1 % du PIB en 2016, du jamais-vu depuis l’avènement de la démocratie, en 1974. Pour ce petit pays du  » Club Med  » – surnom un brin méprisant donné par certains dirigeants d’Europe du Nord aux cigales du Sud (Espagne, Portugal, Chypre et Grèce) -, cette performance veut dire quelque chose. Lisbonne tient, là, sa revanche. Alors que Bruxelles peine à accoucher avec la Grèce d’un énième plan de rééchelonnement de la dette, le Portugal s’affiche, lui, en bon élève de l’Europe.

Ce renouveau a un visage, celui d’Antonio Costa, le Premier ministre socialiste. Un quinquagénaire aux allures de papy gâteau, affable et rusé, visage buriné couronné d’une chevelure argentée. Le  » Gandhi de Lisbonne « , comme le surnomment les habitants de la capitale. L’homme, qui descend de l’aristocratie brahmane chrétienne de l’ancienne colonie portugaise de Goa, en Inde, est en passe de réussir un pari fou : faire redémarrer l’activité en mettant fin à l’austérité imposée par les créanciers du pays tout en respectant les engagements en matière de rééquilibrage des finances publiques. Le tout sans psychodrame à Bruxelles, sans menace de quitter le club de l’euro. Costa, c’est l’anti-Varoufakis, le bouillant ex-ministre de l’économie grec. L’opposé d’un Jean-Luc Mélenchon, le leader de la France insoumise, persuadé de pouvoir faire plier l’Allemagne. Il a siégé au parlement de Bruxelles, croit dur comme fer à l’Europe, et ne veut pas renverser la table. Mais, à la fin de 2015, quand il pose ses valises au manoir de Sao Bento, la résidence des Premiers ministres portugais, peu croient en son pari tant le pays est fragile.

Antonio Costa, l’artisan du renouveau portugais

Antonio Costa.
Antonio Costa.© E.Dunand/AFP

2004 Elu député européen.

2005 Quitte Bruxelles pour le poste de ministre de l’Intérieur.

2007 – 2013 Remporte par trois fois la mairie de Lisbonne à la majorité absolue.

Novembre 2015 Nommé Premier ministre avec l’appui de la gauche radicale.

Un vibrant SOS

Il y a six ans, le 17 mai 2011, le Portugal frôle la faillite. Etranglé par une dette astronomique et des taux d’emprunt prohibitifs, le pays ne peut plus payer ses échéances. Les banques sont au bord du précipice. Dans une lettre adressée conjointement à Jean-Claude Juncker, alors président de l’Eurogroupe (le club des ministres des Finances de la zone euro), à Jean-Claude Trichet (gouverneur de la BCE) et à Dominique Strauss-Kahn (en poste au FMI), le ministre des Finances du pays, Fernando Teixeira dos Santos, et le gouverneur de la Banque centrale portugaise, Carlos da Silva Costa, lancent un vibrant SOS. Un épais document de 68 pages accompagne cette missive : il détaille poste par poste toutes les coupes prévues dans les dépenses publiques et fournit la liste des réformes à mener tambour battant afin d’obtenir les 78 milliards d’euros d’aide nécessaires pour éviter la banqueroute. Hausse des impôts et de la TVA, baisse des salaires des fonctionnaires et des retraites, diminution des indemnités de chômage, coupes sauvages dans les dépenses de l’Etat et des collectivités locales, assouplissement drastique des conditions de licenciement, suppression de jours fériés, privatisations à tout-va des télécoms en passant par la compagnie nationale d’électricité, les services de distribution des eaux, les aéroports, les hôpitaux, les compagnies d’assurances… Reste que la thérapie de choc ne produit pas les résultats escomptés. En tout cas, pas tout de suite. L’économie plonge, le chômage s’envole. En l’espace de trois ans, 140 000 Portugais quittent le pays.

Pendant ce temps, une gauche radicale europhobe se structure. Le Parti communiste vomit l’euro. Le Bloco de esquerda, le Bloc de gauche, rassemblement hétéroclite d’anciens intellectuels communistes, maoïstes et trotskistes, désire changer le logiciel de Bruxelles. Costa, lui, tient le Parti socialiste (PS), ne dévie pas d’un iota de sa ligne proeuropéenne et observe sans piper mot la déliquescence des autres socialistes partout sur le continent. Il décroche la mairie de Lisbonne, fait du porte-à-porte dans les rues étroites de l’Alfama et du Bairro Alto, et peaufine son image d’homme proche du peuple. Il a dans sa ligne de mire les élections de novembre 2015. Las, le PS arrive deuxième, derrière les libéraux, qui n’ont pas assez de voix pour constituer une majorité. Antonio Costa tente alors un coup de poker : pour décrocher la majorité au Parlement et ravir le poste de Premier ministre à la droite, il négocie un accord avec la gauche radicale. Cette dernière n’entre pas au gouvernement, mais, en échange de son soutien à l’Assemblée, il lui promet une hausse de 5 % du salaire minimal chaque année d’ici à 2019, la fin du programme de privatisations, notamment celles des métros de Lisbonne et de Porto, la revalorisation des petites retraites et surtout le retour au niveau antérieur des salaires des fonctionnaires.  » C’est un accord historique au regard de l’histoire de la démocratie portugaise. Au début, personne n’y croyait « , raconte Catarina Martins, une comédienne de théâtre devenue l’égérie du Bloc de gauche.

Contre l'austérité, le Portugal a la recette
© LV

Un salaire minimum imbattable

 » Nous avons fait en dix-huit mois tout ce qui était inscrit dans l’accord « , fanfaronne aujourd’hui Ana Catarina Mendes, la numéro 2 du PS. Une manoeuvre habile pour tuer dans l’oeuf d’éventuelles nouvelles revendications de ces alliés un peu trop remuants. Mais ce que la fille spirituelle d’Antonio Costa oublie un peu vite de préciser, c’est que les socialistes bénéficient aujourd’hui à plein des réformes mises en place par la droite et qui commencent à porter leurs fruits. Ils ne sont pas revenus, notamment, sur les réformes de libéralisation du marché du travail. Les coups de pouce sociaux n’ont pas réellement mis en danger les équations budgétaires. Et, pour tenir les engagements européens, les dépenses publiques (hors sociales) ont encore été rabotées : l’investissement public a chuté de près de 39 % rien qu’en 2016 ! Opportuniste et fin stratège, Costa a même promis aux entreprises de poursuivre la baisse de l’impôt sur les sociétés entamée par le précédent gouvernement, histoire de faire passer la pilule de l’augmentation du salaire minimum. Le patronat fronce le nez mais n’entame pas de bras de fer.  » L’augmentation du salaire minimal était nécessaire. C’est le rythme de la hausse qui pose problème, car nous n’avons pas le temps de nous adapter « , regrette Diogo da Silveira, PDG de The Navigator Company, l’un des plus gros industriels du pays.

Les investisseurs étrangers, eux, applaudissent, arrivent en masse et recrutent à tour de bras. Il faut dire qu’à 600 euros et des poussières (après revalorisation) le salaire minimum local est imbattable. Et Lisbonne leur déroule le tapis rouge : terrains ou bureaux quasi gratuits, exemption de charges sociales, suppression de taxes foncières… A Evora, à une centaine de kilomètres à l’est de Lisbonne, Mecachrome, l’un des plus gros sous-traitants français d’Airbus, est en train de construire sa seconde usine portugaise : un investissement de 30 millions d’euros et quelque 300 emplois à la clé. Christian Santos, le directeur du site, parle d’usine non pas  » low cost  » mais  » best cost « . La nuance est subtile. L’industriel a fait ses comptes : un salarié spécialisé lui coûte de 10 à 15 euros de l’heure au Portugal, contre 5 euros seulement en Tunisie ou au Maroc. L’avantage du Portugal par rapport au Maghreb ?  » L’euro, l’absence de droits de douane et, surtout, la stabilité géopolitique.  » La ville a même installé au coeur de la zone industrielle une école dont les formations sont taillées sur mesure pour les futurs employeurs.  » On voulait des ouvriers capables de lire un plan en français, ils ont immédiatement programmé des cours de langue « , poursuit Christian Santos.

Dans la recherche, les services informatiques, la comptabilité, la gestion ou les centres d’appel, le Portugal apparaît aujourd’hui comme la nouvelle Terre promise. L’allemand Bosch vient d’ouvrir à Porto un grand centre de R & D, recrutant d’un coup 250 ingénieurs. BNP Paribas a délocalisé dans la capitale portugaise une grande partie de la comptabilité, des ressources humaines, des services informatiques, de la gestion de titres, et serait en train de monter de toutes pièces une petite salle de marché. La banque franco-belge a même été, l’an passé, le plus gros recruteur privé de tout le Portugal, avec 1 200 emplois créés ! Pour l’instant, le succès du bon docteur Costa est complet. Reste à savoir désormais combien de temps il parviendra à calmer les ardeurs de la gauche radicale.

Par Béatrice Mathieu.

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