Patrice Lumumba (à dr.) n'a jamais adhéré aux idéaux marxistes, mais a néanmoins été trahi par Mobutu, qui joua à fond la carte de l'anticommunisme. © BELGAIMAGE

Congo : quand la lutte contre le communisme était un enjeu majeur

Anne-Sophie Gijs, historienne, chargée de cours à l’UCL, a étudié de près la question. Elle dévoile des pages inédites de la guerre froide. Un grand jeu d’influence, de pouvoir et de mystification.

C’est l’histoire d’une guerre inconnue. Une lutte souterraine. Et étrange. Il faut dire que l’ennemi est partout… et nulle part ! Dans ce Congo encore belge, le  » rouge  » imprègne les imaginaires et suscite les fantasmes. Ici, ce serait la main du Parti communiste ; là, ce serait l’oeil de Moscou. Si l’ennemi est (surtout) imaginaire, les enjeux, eux, sont bien réels : alors que le processus de décolonisation est en marche, il importe de maintenir Léopoldville dans le camp de l’Occident. Toutes les ressources sont mobilisées : haut patronat, diplomates étrangers, politiques et espions participent au combat.

L’importance de l’uranium

Tout commence en 1917. Moscou fait sa révolution. La Russie des tsars se meurt, tandis que l’URSS émerge. Et irradie.  » Dès 1924-1925, les dirigeants coloniaux belges redoutent une influence communiste au Congo, relate Anne-Sophie Gijs. Cela s’explique par le fait que le Parti communiste belge (PCB) relaie la propagande de l’Internationale communiste. En plus, Moscou trouve très important de soutenir les mouvements nationalistes dans les colonies.  » Le Congo est-il particulièrement visé ? A priori, pas vraiment.  » Il n’y a rien qui indique que l’URSS ait un intérêt particulier pour le Congo, reprend l’historienne. En même temps, il est clair que le PCB tente d’intéresser le monde soviéto-communiste au cas congolais.  »

En réalité, les choses sérieuses commencent vraiment à l’aube de la guerre froide. Durant la Seconde Guerre mondiale, le Congo a gagné en importance en raison de l’uranium qui s’y trouve en abondance. La ressource est hautement stratégique. Soudainement, la colonie belge devient un enjeu majeur. Y compris pour les Américains. La lutte anticommuniste au Congo était une affaire belgo-belge ; à présent, elle s’internationalise. La crainte ? Voir les communistes saboter les mines d’uranium. La parade ? Elle est double : d’une part, il convient de renforcer les mesures de sécurité ; d’autre part, il faut assurer le développement économique. Tant que la colonie sera prospère, elle ne tombera pas sous la coupe de Moscou, croit-on.  » Dans les années 1950, le Congo multiplie les résultats impressionnants, précise Anne-Sophie Gijs. Les progrès sont très importants en matière de scolarité, de transports, d’infrastructures, d’agriculture… Le Congo apparaît vraiment comme la colonie modèle.  » Parallèlement, les pays satellites de Moscou tentent d’user de la même méthode. A partir du milieu des années 1950, ils essaient d’envoyer des missions économiques au Congo. Au nom de la sécurité, les Belges s’y opposent.

Patrice le communiste ? Un mythe !

Une autre menace émerge. De plus en plus, Khrouchtchev et ses camarades invitent les peuples à s’émanciper. L’éveil nationaliste gagne aussi le Congo. Pour les communistes belges, l’occasion est belle. Ils entrent en contact avec les principaux leaders de la colonie, tentent de les soutenir. Mais à nouveau, les autorités belges veillent au grain.  » Les Congolais ne possèdent aucune expérience politique, rappelle Anne-Sophie Gijs. Le gouvernement redoute que les communistes profitent de cette inexpérience pour les manipuler et leur vendre du rêve. Cette crainte n’est pas injustifiée : les Congolais croient vraiment que l’indépendance va leur permettre de combler tous leurs besoins. Ils ne perçoivent pas ce qu’implique la direction d’un pays. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi les Belges ont voulu garder la mainmise sur le jeune Etat. En fait, l’indépendance du Congo est une indépendance de façade.  »

Dans ce paysage, une figure se distingue : Lumumba. Patrice le communiste ? Un mythe ! Certes, le futur Premier ministre tente de séduire les Soviétiques. Mais ceux-ci ne répondent pas à ses appels. Ils n’ont pas confiance dans cet homme au profil idéologique incertain.  » Il est exact que Lumumba a des contacts avec les communistes, mais il rencontre aussi des libres-penseurs, des représentants de grandes sociétés ou des diplomates américains, relève Anne-Sophie Gijs. Lumumba est avant tout un nationaliste engagé ; c’est aussi un homme à l’affût des opportunités susceptibles de favoriser sa montée au pouvoir…  »

Lumumba fait peur. L’homme est incontrôlable et terriblement charismatique

Lumumba fait peur. L’homme est incontrôlable et terriblement charismatique. De plus en plus, il s’affirme comme un adversaire des Belges.  » Mais le mythe de Lumumba communiste est originellement créé par les opposants politiques congolais de Lumumba, pointe Anne-Sophie Gijs. Par après, il sera relayé par tous ceux dont Lumumba menaçait les intérêts, le but étant de le discréditer. Et de l’éliminer politiquement.  »

Le sujet devient sensible. En janvier 1961, Lumumba est assassiné par des opposants katangais, en présence de militaires belges. Sur ordre de Bruxelles ?  » Sur la base de l’analyse des télégrammes de l’époque, rien ne permet d’affirmer que les autorités belges visaient une élimination physique. En même temps, elles n’ont rien fait pour s’opposer au transfert de Lumumba vers le Katanga, qui risquait de menacer sa sécurité, vu l’hostilité des Katangais à son égard. Il y a donc eu un silence complice indéniable. Mais la CIA était également au courant, et elle non plus n’a rien fait.  »

Pendant ce temps, la menace communiste a pratiquement disparu. En septembre 1960, Mobutu fait son coup d’Etat. L’homme joue à fond la carte de l’anticommunisme. Pour bénéficier du soutien des Belges et des Américains, il chasse les représentants des pays de l’Est de Léopoldville. Victoire pour les Occidentaux ? Peut-être. Mais bientôt, le général installe un pouvoir fort. Très fort même.  » La crainte du communisme a favorisé la prise de pouvoir de Mobutu et l’a aidé à s’y maintenir, analyse Anne-Sophie Gijs. On a d’ailleurs observé ce phénomène ailleurs. Durant la guerre froide, les pays européens s’abstiennent de toute ingérence politique en Afrique. En réalité, il faudra attendre la disparition de l’URSS pour que les Occidentaux se montrent plus fermes envers les régimes à parti unique ou corrompus.  »

Le Pouvoir de l’absent. Les Avatars de l’anticommunisme au Congo (1920-1961), par Anne-Sophie Gijs, Bruxelles, Peter Lang, 2016.

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