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Comprendre la guerre suicidaire au Soudan du Sud

Le Vif

Plus jeune Etat d’Afrique, le Soudan du Sud est le théâtre d’un conflit meurtrier dont l’universitaire Gérard Prunier décrypte les enjeux.

Les forces pro-gouvernementales sud-soudanaises disaient continuer à avancer mardi sur la ville stratégique de Bor, tenue par les rebelles, alors que les pourparlers à Addis Abeba en vue d’un cessez-le-feu dans le pays, semblaient progresser lentement.
Que connaît-on sous nos latitudes du Soudan du Sud, capitale Juba ? A dire vrai, pas grand-chose.

Peut-être les familiers des convulsions de l’Afrique postcoloniale se souviennent-ils que le plus jeune Etat souverain du continent noir, vaste comme l’Hexagone, peuplé de 11 millions d’âmes et doté d’un enviable pactole pétrolier, a vu le jour en juillet 2011. Sans doute savent-ils qu’il est né de la scission, âprement négociée au terme de plus de deux décennies de carnage, entre le Soudan du maréchal-président islamiste Omar el-Bechir, inculpé par la Cour pénale internationale pour les crimes perpétrés par ses soudards au Darfour, et les territoires méridionaux rebelles, majoritairement chrétiens et animistes. Quant aux « accros » de l’actu subsaharienne, ils n’ignorent pas que ce nouveau-né à la santé fragile est depuis la mi-décembre endeuillé par le conflit meurtrier qui oppose le président Salva Kiir, d’ethnie dinka, à son ex-vice-président nuer Riek Machar, limogé cinq mois plus tôt au prétexte qu’il aurait alors ourdi une tentative de putsch. Bilan à ce stade : plusieurs milliers de morts et 200 000 déplacés.

Ancien chercheur au CNRS, longtemps directeur du Centre français des études éthiopiennes et désormais consultant indépendant, Gérard Prunier décrypte crûment pour LeVif.be les enjeux et les dessous d’affrontements qui embrasent cinq des dix Etats que comptent le pays. C’est d’ailleurs d’Addis-Abeba, siège de l’Union africaine et théâtre depuis lundi de laborieux pourparlers de paix, qu’il a répondu à nos questions.

Quelles sont les chances de succès des négociations d’Addis Abeba?

Zéro. Elles sont nulles. C’est la guerre. En sortira vainqueur celui qui supplantera l’autre militairement et diplomatiquement. Seules d’intenses pressions internationales ont convaincu les deux délégations à se retrouver ici, fut-ce pour la galerie.

Présentée comme imminente, la reconquête par les forces du président Salva Kiir de Bor, capitale de l’Etat de Jonglei, sonnerait-elle le glas de l’insurrection?

Non. Au contraire. Car si les troupes gouvernementales reprennent les villes-clés, elles ne contrôleront que les pôles urbains, mais certainement pas les campagnes, promises à une interminable guérilla. En clair, Juba se retrouverait dans la situation de Khartoum, maîtresse des villes mais pas du reste, voilà dix ou vingt ans. Au passage, sachez que cette histoire de coup d’Etat relève de la foutaise totale. Traqué, Riek Machar ne doit d’avoir eu la vie sauve qu’au sacrifice de ses gardes du corps, qui le couvraient tandis qu’il s’échappait en se glissant sous une clôture.

Sur le front militaire, à quoi ressemble le rapport de forces?

Machar lui-même me l’a dit: il a bien plus de volontaires que nécessaire, mais manque de munitions et de carburant. En clair, s’il ne reçoit pas d’aide de l’Éthiopie avec l’aval des États-Unis, le voilà plutôt mal barré. À court terme, l’attelage Bechir-Kiir peut donc l’emporter. A long terme, c’est exclu.

Le doublement annoncé des effectifs de la Minuss -le contingent onusien-, censé passer de 6000 à 12500 hommes, peut-il contribuer à circonscrire l’incendie?

En aucun cas. Au Soudan du Sud, l’Onu ne sert à rien.

Quel jeu joue sur cet échiquier Omar el-Béchir, lui qui n’a jamais digéré l’amputation de « son » Soudan, imposé par la communauté internationale?

Voilà ce qu’il a dit à un Kiir devenu très impopulaire: « Salva, tu es dans la mouise. Je vole à ton secours, mais en contrepartie, tu me rends les puits de pétrole. Rassure-toi, je te laisserai quelques miettes ; de quoi t’acheter des appartements à Londres ou des villas à Nairobi et alimenter tes comptes en banque aux Îles Vierges ou au Luxembourg.  »

Est-ce bien l’éviction de Riek Machar qui a mis le feu aux poudres?

Oui, même si le conflit a commencé avant cela, avec la mise à la retraite d’office de 170 officiers qui épaulaient le SPLM-Nord, une guérilla de musulmans noirs hostiles à Bechir. Aux origines de la crise, il y a cette prise de conscience de Salva Kiir : aucune chance de remporter à la régulière le scrutin présidentiel de 2015. Voilà pourquoi il s’est déculotté devant le maître de Khartoum. Depuis les embrassades de lundi entre les deux hommes, plus aucun doute n’est permis: Kiir s’est vendu corps et âme à l’ennemi arabe d’hier. Cet homme est tellement stupide qu’il a accompli l’exploit, en agissant ainsi, de ressouder contre lui une opposition déchirée.
Quelle est la part du facteur ethnique dans le conflit en cours, ponctué de tueries communautaires, Dinkas contre Nuers?

Il ne s’agit en rien d’un conflit de nature ethnique ou clanique. Comme souvent en Afrique, la chasse à l’autre n’est que l’effet collatéral d’une lutte pour le pouvoir. Pour preuve, on retrouve des tribus dinka dans le camp des anti-Kiir.

Examinons maintenant la position des acteurs régionaux, à commencer par l’Igad, l’Autorité intergouvernementale pour le développement.

Très simple. L’Igad n’existe pas. Un « machin », pour reprendre le surnom donné par Charles de Gaulle à l’Onu. Mais un tout petit machin. L’Ouganda s’en tient à sa ligne de soutien à Salva Kiir. Et pour cause : dans l’entourage du président Yoweri Museveni, qui se prend pour Bismarck, gravitent maints hommes d’affaires qui ont colonisé économiquement le Soudan du Sud. Idem pour le Kenya, même si Uhuru Kenyatta, lui, ne se prend pas pour un grand homme. Cela posé, le vent tourne. Nairobi, travaillé par la trouille du chaos, vient d’engager une opération rétropédalage. L’Érythrée, quant à elle, s’est ralliée à Salva Kiir. L’Éthiopie, qui n’a plus de gouvernement digne de ce nom depuis la mort de Meles Zenawi, hésite et atermoie. Les militaires d’Addis savent bien qu’une victoire du président en place mènerait tout droit à une guérilla sans fin, donc à l’impasse. Reste que sans feu vert de l’échelon politique, ils ne peuvent rien entreprendre.

Qu’en est-il de Pékin, premier acheteur mondial de brut soudanais et investisseur n°1, apparemment très actif dans l’arène diplomatique?

En vérité, les Chinois sont un peu paumés. Et n’ont d’autre ambition que de préserver leurs intérêts énergétiques et financiers.
La fragilité du Soudan du Sud a-t-elle des racines historiques?

Oui. On les trouve d’abord dans la politique coloniale britannique. Dans les années 1930 et 1940, Londres s’est abstenu de former une élite locale. Plus tard ont néanmoins émergé quelques personnalités remarquables. Mais John Garang [leader historique de la rébellion sudiste, tué dans un accident d’avion en juillet 2005], qui craignait leur aura, les a écartés, quitte à en faire tuer certains. Dès lors, toute la diaspora éduquée s’est tenue à distance. D’où l’apparition d’un acteur aussi médiocre que Salva Kiir, ex-sergent de l’armée soudanaise, plus porté sur le whisky et les femmes que sur la construction nationale, et que Khartoum manipule tel un pantin.

Par Vincent Hugeux

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