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Comment Poutine prend sa revanche sur l’histoire

Muriel Lefevre

Quel avenir pour Poutine ? Voici une analyse au cordeau du nouveau tsar par Hubert Smeets, journaliste et historien qui vit depuis 25 ans en Russie, ainsi qu’une plongée passionnante dans la Russie d’hier et d’aujourd’hui.

Hubert Smeets est journaliste et historien. Depuis 25 ans, il est au premier rang de l’histoire russe en tant que correspondant permanent à Moscou. Extraits d’une longue interview.

« Pour les Russes, Léonid Brejnev, dernier représentant de la stabilité soviétique, personnifie un Politburo rempli de vieux déments. Il symbolise la période d’une fatale stagnation économique. Après quelques autres personnages éphémères tout aussi vieux, Mikhaïl Gorbatchev va lui mettre fin à l’Union Soviétique en 1985. À nos yeux ce fut une bonne chose, mais pour beaucoup de Russes, il n’est qu’une vielle prostituée qui tenta vaille que vaille de vendre ses charmes fanés. Ils ne sont pas beaucoup plus fiers de Boris Eltsine, dont le goût prononcé pour la boisson fut à l’origine de quelques apparitions miteuses sur la scène internationale. C’est donc peu dire que lorsque Poutine est apparu torse nu sur son cheval et dans d’autres situations viriles, il a changé la donne. Un tel dirigeant cela a nettement plus de panache. De quoi retrouver une nouvelle confiance en eux. »

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« Il faut dire que beaucoup de choses ont été prémâchées pour Poutine. Seuls quelques ajustements de surface seront nécessaires pour asseoir son omnipotence. C’est bien simple: on aurait dit que la nouvelle constitution de 1993 d’Eltsine a été faite pour lui. Eltsine a émoussé le mordant que pouvait avoir le parlement, le rendant aussi inoffensif qu’un tigre sans canines et a fait de la place pour un vice-président. Sous Eltsine, on craignait plus que tout que la Russie se désintègre encore davantage qu’après la disparition de l’Union soviétique en 1991. Avec sa constitution autoritaire, Eltsine a souhaité damner le pion aux dirigeants locaux qui faisait la loi dans des régions aussi grandes que les Pays-Bas ou la Belgique « .

Le pouvoir vertical

« Sous Poutine, le président devient naturellement la personnification de l’état. Un des domaines auquel il s’attaque directement est la reconquête des ressources naturelles de son pays. Celles qui étaient tombées sous Eltsine et la période de capitalisme débridé aux mains des oligarques. Des nouveaux riches qui sont sortis de nulle part. »

 » Mikhaïl Khodorkovski, le plus riche des oligarques, a été dégommé en 2003, dès que l’occasion s’est présentée. En le mettant à l’ombre pour des années, il va faire de Khodorkovski un exemple qui va lui permettre de mater les autres en les inféodant. Il centralise de facto le pouvoir.

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« Il va aussi utiliser judicieusement chaque opportunité qui se présente. Il met fin à la démocratie locale après la prise d’otages dramatique des écoliers de Beslan (Ossétie du Nord) en 2004. Depuis cet évènement, les bourgmestres et autres pouvoirs locaux ne sont plus élus, mais nommés depuis le pouvoir central. Il va du même coup prendre le pouvoir au sénat, puisque celui-ci est composé en fonction des régions. »

À son arrivée, il réintroduit une autre tradition russe : se construire sur un réseau d’amis fidèles. Il ne s’entoure pratiquement exclusivement que de personnes de confiance et de proches qui étaient déjà là lorsqu’il est devenu le maire de Saint-Pétersbourg. Ce sont eux qui vont remplacer les oligarques d’Elstine. En Russie, le pouvoir crée les richesses. Un peu le contraire des États-Unis où c’est l’argent qui donne le pouvoir. Il suffit de voir Donald Trump.

« Comment Poutine se voit-il ? Comme un vozjd, le leader d’un empire chrétien vieux de 1000 ans. Il trouve que la chute de l’empire soviétique de 1991 est une véritable catastrophe géopolitique. C’est à cause de cela que des dizaines de millions de personnes parlant le russe vivent hors des frontières de la nation russe. Même si pour Poutine ils vivent tout de même encore dans le Roesski Mir, le  » monde russe » »

« Poutine pense que c’est sa mission de rassembler le Roesski Mir sous une seule entité. Il est en cela soutenu par ses sujets qui n’ont jamais réussi à digérer l’explosion de l’Union soviétique. Même les trentenaires rêvent d’une renaissance de l’empire. Les jeunes disent ouvertement que la période entre 1991 et 2014, date à laquelle Poutine annexe la Crimée, ne devrait être vue que comme une exception. Le poutinisme n’est au fond qu’une vengeance face à la chute de l’Union soviétique. Une chute qui n’est d’ailleurs, selon eux, qu’un regrettable et injuste soubresaut de l’histoire. »

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« Dans cette optique, il est normal qu’à un moment il se retrouve confronté à l’Europe. Dans sa vision d’une Russie indépendante culturellement, militairement et politiquement, il n’y a guère de place pour une Europe enthousiasmante. D’ailleurs aux yeux des Russes, l’Europe n’a jamais été vue comme une entité unique. Pour les tsars, l’Europe n’a jamais été qu’un jouet. La seule question était de savoir s’ils jouaient le rôle de premier violon dans l’orchestre européen. Poutine suit cette pensée autocentrée et autarcique typique des tsars. »

« Sauf que l’Europe n’est plus un jouet et est même devenue un joueur à part entière. Lorsque l’Union soviétique cesse d’exister en 1991, les frontières de l’Europe sont encore à l’Elbe. Mais depuis lors la frontière glisse irrémédiablement un peu plus vers la Russie. Même les anciens vassaux baltes ont rejoint l’Europe. Ce qui a représenté un sévère camouflet politique. Mais ce n’est rien comparé à l’idée que ce soit au tour de l’Ukraine, et dans une moindre mesure la Moldavie et la Géorgie. Car cela représenterait en plus une perte de commerciale. « 

« Pour Poutine, l’Europe doit rester un continent où les Américains doivent rester un corps étranger. Beaucoup de Russes ne sont, pas encore, séduits par l’Europe. Ils penchent surtout pour le rêve américain. C’est pour cela que pour Poutine, l’Amérique reste la principale menace à contrer. « De ce point de vue, sa participation au sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, a constitué un point de rupture. Lorsque les Américains proposent que l’Ukraine et la Géorgie rejoignent l’OTAN, il va s’adresser de façon musclée au président George W. Bush. La mesure sera reportée sine die. Il en retiendra que lorsqu’on tape suffisamment fort sur la table, Paris et Berlin se mettent à trembler et on peut déstabiliser l’OTAN. Il va encore corser le discours durant sa guerre de cinq jours contre la Géorgie. Avec, en filigrane, le message suivant : OTAN, ne te mêle pas des conflits à nos frontières. »

« La Russie va se remettre vite de la crise financière mondiale grâce à ses ressources pétrolières. Ce qui ne sera pas le cas de l’Europe. Et Poutine va s’en servir. Selon mes sources à Moscou, Poutine pense que la Russie est désormais supérieure à l’Europe et se permet de plus en plus souvent de dénigrer la culture européenne décadente et laïque. Il le fait en accord avec l’église orthodoxe qui joue là un nouveau un rôle important dans les domaines culturel et idéologique. Il pense que l’occident va irrémédiablement disparaître. »

La nouvelle pensée mongole

« En Russie vivent trois courants philosophaux-idéologiques. Une petite intelligentsia tournée vers l’occident rêve d’une société de marché socio-économique. Les slavophiles soutiennent eux un retour d’influence de la religion orthodoxe. Et le courant « euroasiatique » mixe l’identité byzantine à la pensée mongole.

L’invasion mongole du 13e siècle a amené la diversité, ce qu’on appelle depuis quelque temps la société multiculturelle. À la différence tout de même que celle-ci a pris place dans un état autoritaire. Sous Poutine cette « école euroasiatique » et autocratique reprend des couleurs.

Il a aussi un côté impérialiste à côté de l’orthodoxisme social du Poutinisme. Social parce que l’Église orthodoxe accorde beaucoup d’importance à la solidarité à l’intérieur de la communauté religieuse. Leurs aumônes sont bien plus généreuses que celles que nous versons dans les paniers à l’église.

Il existe aussi une certaine solidarité entre voisins ou collègues. Mais il est vrai aussi qu’il n’existe pas de classe moyenne qui prône la pensée progressiste.

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Alors que la Russie affiche un taux de hauts diplômés fantastiques, bien plus important que chez nous, les Russes n’éprouvent pas le besoin de ce qu’on appelle communément l’espace public : un espace qui structure la solidarité à travers des textes de loi. Chez nous lorsqu’on trouve qu’une loi n’est pas juste, on en débat en public. Ce n’est pas le cas en Russie. Si une loi ne convient pas, on la nie. Ce que beaucoup de Russes font effectivement. Et si on n’a pas de chance, on va en prison. »

Les mécontents ne vont pas en rue

« Poutine a conclu un pacte informel avec la population lorsqu’il a annoncé qu’il allait mettre fin à la paupérisation qu’avait entraînée le capitalisme sauvage sous Eltsine. Les rentrées issues du pétrole ont longtemps permis de maintenir cette promesse. Mais depuis quelque temps, avec ma femme qui est russe, nous trouvons que la grogne monte. Le président atteint toujours des taux de satisfaction mirobolants, mais ceux de son premier ministre Dmitri Medvedev ont baissé de moitié. C’est toujours comme ça en Russie, on félicite le président et le premier ministre trinque. Sauf, qu’en ce moment, on remarque qu’on reproche aussi au président que les choses se détériorent. La chute des prix du pétrole y est pour beaucoup.

Néanmoins, ce mécontentement n’est pas encore vraiment une menace. Les précédentes vagues de colère n’ont pas provoqué de gros remous. La plupart des mouvements s’éteignent d’eux-mêmes, car ils ne sont pas assez organisés et souvent trop isolés.

La désillusion en Russie ne se transforme pas en manifestation publique, cela entraîne au contraire un plus grand repli sur soi. Les taux de participations des dernières élections étaient en dessous de la moitié. À Moscou et Saint-Pétersbourg, ils sont même en deçà des 33 %. Cela ennuie tout de même Poutine, car il a besoin d’un bon taux de participation pour légitimer son pouvoir. »

La corruption est partout

« Le pouvoir est synonyme de richesse, mais alors combien Poutine a-t-il exactement ? Selon certaines sources, il pourrait avoir 200 milliards. Selon d’autres cela tournerait autour des 40 milliards. La séparation des pouvoirs n’étant pas vraiment une réalité en Russie, Poutine voit ses participations comme une suite logique d’une gestion normale d’une entreprise privée, qui dans ce cas se trouve être l’État russe. Il vient du KGB où depuis les années 80 on s’occupe aussi de monter des entreprises à l’étranger qui utilisent les biens publics pour leur propre bénéfice. Il était normal qu’un agent secret occupe ses journées à travailler pour l’état et le reste pour soi-même. C’est devenu à ce point une tradition que pour beaucoup il ne s’agit même plus de corruption.

Il ne se trouve pas non plus impitoyable et cruel. Avant l’assassinat de Boris Nemtsov, le 27 février 2015, il existait une règle tacite qui voulait que si on s’opposait de façon non violente, on n’avait, certes, aucune chance de succès, mais on ne devait pas non plus craindre pour sa vie. Même Alexeï Navalny, un activiste bien plus dangereux pour Poutine, n’a jamais été mis en prison. Son frère bien, mais c’était plus de l’intimidation.

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Le meurtre de Nemtsov signifie donc une rupture, car malgré ses critiques sur l’Ukraine, il faisait tout de même partie de l’establishment. Et le fait qu’on le tue devant les caméras du Kremlin, c’était tout simplement du jamais vu. Je pense que c’est un homme de paille qui a voulu faire un petit plaisir au vozjd. »

Une nouvelle guerre froide

Poutine et l’Europe se trompent sur l’Ukraine. L’équilibre économique a depuis déjà longtemps basculé de l’est industriel et obsolète vers Kiev et son secteur des services. L’Europe ignore aussi l’importante frustration que cela a engendrée. On voit bien en Ukraine qu’il existe une dichotomie entre la haute société et les gens du peuple. Mais aussi entre les jeunes et les vieux. Aux États-Unis, le même phénomène a conduit à l’élection du président Donald Trump « 

Poutine essaye de jouer là-dessus, mais sans grand succès jusqu’à présent. Ce n’est pas parce que beaucoup d’Ukrainiens de l’Est parlent russe et aiment la musique russe qu’ils veulent rejoindre le Roesski Mir de Poutine. Le port d’Odessa par exemple ne le rejoint pas, tout comme Kharkov, la deuxième plus grande ville d’Ukraine et la fin de la route de la soie. Ceci dit, même parmi les habitants de l’est de l’Ukraine, seul un habitant sur trois souhaite se retrouver sous le parapluie de Moscou. Dans le reste du pays, le taux est encore plus faible et ne cesse de baisser.

L’Europe ne fait pas mieux et perd aussi des points depuis deux ans, car ses belles paroles lors des évènements de la place Maidan ne se sont pas concrétisées dans les faits.

Cependant les Ukrainiens ne se tournent pas pour autant vers la Russie. Poutine reconnaît entre les lignes sa défaite dans le Donbass. Il ne veut plus intégrer la république rebelle dans la fédération russe comme il l’a fait avec la Crimée. Mais il va continuer à faire pression sur l’Ukraine. D’autant plus que le gouvernement lui facilite la vie en ne réformant pas assez pour pouvoir espérer rejoindre l’Europe. Enfin l’Ukraine est la grande perdante des élections américaines puisque Trump ne s’en soucie pas et pense même que la Crimée fait partie de la Russie.

Si l’Europe est effectivement en train de s’étioler, alors Poutine va vouloir le démontrer à travers de l’Ukraine. 2017 sera une année déterminante avec les élections qui approchent dans divers pays. Cela va déterminer la façon dont on va devoir continuer avec Poutine. Il n’est pas impossible que l’Ukraine devienne un « failed state » entourée de plus petit « failed state » comme la Moldavie. »

Les faits n’importent plus

« Non, Trump n’est pas l’inventeur du syndrome postvérité. Poutine fausse lui aussi depuis des années et impunément la vérité. Comme ses versions fantaisistes sur l’avion de la Malaisian Airlines abattu en juillet 2014 au-dessus de l’Ukraine. Beaucoup de Russes croient par exemple que celui-ci a été abattu par un avion de chasse ukrainien. Peu importe si même le Kremlin ne soutient plus officiellement cette version.

Le pire c’est que la croyance en ces fake news n’est même pas la faute d’un manque d’informations vérifiées puisque la moitié des foyers sont connectés au net (qui n’est pas censuré comme en Chine) et qu’une presse indépendante et de qualité y est disponible. Le problème est que le Russe lambda ne suit l’information que sur la télévision d’état, ensuite sur la radio et encore moins la presse écrite.

Les faits réels importent peu aux Russes. De toute façon, que faire avec toutes ses informations si ce n’est se bagarrer avec ses collègues à l’école ou avec ses amis qui n’y croient pas ? Il est bien plus prudent de s’en tenir aux conversations sur le quotidien que de se lancer dans des sujets polémiques sur la réalité des faits. »

Est-ce que Poutine a un futur ?

« Le problème des autocrates, c’est qu’ils n’ont pas de vraie porte de sortie. Ils ne peuvent faire autrement que dégommer dans l’oeuf toute alternative. Au point qu’il n’y en a plus. Est-ce que Poutine a un avenir ? Il peut éventuellement gagner les élections en 2018 et pousser le bouchon jusqu’en 2024. Mais après ? Je ne sais pas. Modifier la constitution n’est qu’un jeu d’enfant parce qu’il a trois quarts des sièges au parlement. Le mépris que le peuple a pour le parlement est infini. Qu’il soit rempli de béni-oui-oui n’est pas ce qui insupporte le plus les électeurs. Non, ce qu’il leur sort par les yeux c’est que les parlementaires participent en masse à toutes les formes de corruptions. Une chose qui pourrait sur le long terme provoquer quelques migraines à Poutine.

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Il est depuis quelques années en train d’écrémer certains de ses anciens amis de Saint-Pétersbourg pour les remplacer par des gens encore plus proches. Pourquoi ? Pour éviter de se faire remplacer par un nouveau venu, comme lui l’avait fait avec Eltsine ? Il y a beaucoup de scénarii qui circulent. Par exemple que de plus en plus d’anciens et de nouveaux oligarques pensent que Poutine est un poids lorsqu’il s’agira de se légitimer dans un monde de plus en plus globalisé.

Mais il y a peu de chance que Poutine parte tranquillement à la pension. Cela ne lui permettrait pas de profiter des milliards qu’il a engrangés.

Il est surprenant de réaliser que dans l’appareil d’état sous Poutine, il y a encore bien plus d’anciens membres des services de sécurité que lors de l’époque communiste. On les appelle les siloviki.

Le FSB et les autres services secrets sont la grande inconnue du Poutinisme. Car personne ne sait combien d’argent y est investi. Sur l’entièreté du budget, un quart est secret. Aux USA, ce n’est que 10%. Beaucoup pensent que ce quart sert à financer un état dans l’état dirigé par le FSB et les autres services de sécurité. Les siloviki pourraient bien à l’avenir créer la surprise à Moscou. »

Frans De Smet / Trad ML

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