Comment le discours réac a pris le pouvoir
La progression du FN illustre la banalisation de la droite radicale dans toute l’Europe. La Belgique n’est pas épargnée par cette vague sécuritaire, nationaliste et tentée par le rejet de l’autre. Qui trouve sa source dans l’air du temps, mais aussi dans l’inaction et le mimétisme des partis traditionnels.
C’est une lame de fond. La droite radicale – extrémiste, nationaliste, sécuritaire, islamophobe… – progresse partout en Europe et s’empare progressivement des rênes du pouvoir. L’avancée spectaculaire du FN aux dernières élections régionales en France a eu l’effet d’un séisme et seul un sursaut démocratique l’a empêché de décrocher l’une ou l’autre région. « C’est l’horreur, aux portes de chez nous », résumait Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre. « Une dangereuse accélération de l’histoire », déplorait Georges Dallemagne, député CDH. « Un désastre intellectuel et moral », disait Olivier Maingain, président de DéFI, le nouveau nom du FDF.
La France, heurtée de plein fouet par le terrorisme islamiste à peine un mois avant le premier scrutin, n’est pas le seul pays européen à basculer de la sorte. Ces derniers mois, le FPÖ a obtenu 32 % lors des élections locales à Vienne en Autriche, l’UDC a été conforté comme premier parti de Suisse avec 30 % tandis que le Parti populaire danois a obtenu une nouvelle victoire d’envergure lors du référendum rejetant une participation accrue de l’Union européenne dans les politiques de justice et de police. Aux Pays-Bas, le PVV de Geert Wilders est donné largement gagnant par les sondages pour les prochaines législatives. La Belgique elle-même n’est pas à l’abri de cette montée d’un discours réactionnaire, qui n’est pas l’apanage de la seule extrême droite. « Ces dernières semaines, Bart De Wever, président de la N-VA, a été plus loin que Marine Le Pen, notamment en réclamant la révision de la Convention de Genève », souligne Pascal Delwit, politologue à l’ULB. « Son discours s’est droitisé jusqu’à flirter à la lisière de l’extrême droite », acquiesce Dave Sinardet, son collègue de la VUB.
« Des flux d’images négatives »
Si ces discours musclés occupent le devant de la scène, c’est la conséquence d’un air du temps pour le moins insécurisant. On évoque ouvertement la crainte d’une « guerre mondiale » d’un genre nouveau contre le terrorisme, cet ennemi imprévisible. « L’agenda de ces derniers mois, que ce soit la crise des migrants ou les attentats à Paris, a été très favorable aux formations d’extrême droite, souligne Pascal Delwit. Elles jouent sur leur terrain. » « Pour celui qui regarde la télévision, les flux d’images concernant l’immigration ou l’islam ont été essentiellement négatifs ces dernières années, complète Jérôme Jamin, politologue à l’université de Liège. C’est un peu comme si la répétition servait de démonstration, comme s’il était difficile de nier l’évidence. Or, l’islam dont on parle se limite à l’Etat islamique, à l’Arabie saoudite, aux quartiers difficiles, au voile et aux menaces sur la laïcité… »
« Cela renforce des sentiments d’angoisse et de mécontentement au sujet de l’immigration, qui existent déjà depuis vingt ou trente ans, prolonge Dave Sinardet. Pour une part, les partis politiques reflètent ces sentiments ; pour une autre part, ils les renforcent par un discours très sécuritaire. Après les attaques de Paris, des mesures ont été prises en France et en Belgique qui auraient été inimaginables auparavant. Certains utilisent les événements pour pousser leur agenda. »
Considéré comme inacceptable tant il tranchait avec le politiquement correct, le discours réactionnaire s’est banalisé. La honte de voter pour un parti comme le FN s’est évanouie. « L’agenda de l’extrême droite est en quelque sorte devenu acceptable, acquiesce Steven Van Houwaert, chercheur à l’Institut de sciences politiques de l’UCL et spécialiste de ce courant. C’est notamment dû au fait que de nombreux partis traditionnels ont repris leur discours en matière de sécurité ou d’immigration. Le premier à l’avoir fait, il y a trente ans, c’est l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair. Aujourd’hui, les enquêtes montrent que ces thématiques inquiètent bien plus les gens que les problèmes socio-économiques. » Au début de cette année, chez nous, la Ligue des droits de l’homme démontrait, étude à l’appui, qu’une grande partie du programme pour l’immigration en septante points du Vlaams Blok, rédigé en 1992, considéré alors comme « raciste » et qui lui avait valu son interdiction, a en réalité été concrétisée en vingt ans par les partis démocratiques.
« De grandes attentes déçues »
« Il y a trente ans, les progressistes avaient peur de parler de l’immigration parce que l’on craignait de faire le jeu de l’extrême droite, souligne Jérôme Jamin. Ceux qui ne voulaient pas en parler ont laissé la place à ceux qui en parlaient mal. Par la suite, ceux qui ont décidé d’en parler n’ont fait que crédibiliser l’extrême droite qui aurait eu raison avant tout le monde… » La quadrature du cercle.
Paradoxalement, à l’heure où les problèmes sont complexes et mériteraient des réponses multiples et nuancées, ce sont toujours les réactions simplistes de rejet de l’autre qui ont le vent en poupe. Le discours de Marine Le Pen est une « négociation brutale de l’esprit critique », estime ainsi Cécile Alduy, professeure de littérature à l’université de Stanford, qui a consacré une étude à la rhétorique du nouveau FN de Marine Le Pen. Cette caricature de politique est pourtant plébiscitée sur fond de désillusion et d’exaspération généralisées. Car les formations traditionnelles, sous la pression d’un populisme rampant et de la crise économique, ont échoué à concrétiser des promesses souvent irréalisables.
« Nicolas Sarkozy avait promis, en 2007, de « nettoyer » la France, puis François Hollande, cinq ans plus tard, d’apporter des réponses sociales aux classes populaires, souligne Pascal Delwit. Il y a eu des grandes attentes, tant à droite qu’à gauche, toutes déçues, faute d’améliorations notables ou de réponses emblématiques. En France, l’électorat a réagi en choisissant l’abstention ou la colère. La propension à voter pour un parti d’extrême droite est d’autant plus forte que le niveau d’inquiétude est fort. Le « déclinisme » actuel, ce discours sur le déclin inévitable de l’Europe, renforce ce sentiment. Le rapport au futur est important. Tous les psychologues vous le diront : nous n’avons pas le même comportement si on a foi en l’avenir ou si on en a peur. »
Selon Pascal Delwit, la vague de fond est plus fondamentale. Si la comparaison est délicate, le politologue l’esquisse malgré tout : « Cela fait songer à ce qui s’est passé dans les années 1930, après le krach boursier de 1929. La crise financière de 2008 a donné lieu à des répliques économiques et sociales deux ans plus tard. Six ans après, nous en sommes dans les convulsions politiques. » Les leçons du passé dramatique des années précédant la Seconde Guerre mondiale nous apprennent que de tels raidissements politiques peuvent mener à des dérives liberticides, à des agressions contre des boucs émissaires voire à des confrontations armées : tout ce que cherchent à créer les terroristes.
« L’échec du projet européen »
Avec ces progressions qui se généralisent, c’est le projet européen lui-même qui est remis en cause. « L’Union européenne est en danger, met en garde le socialiste Martin Schultz, président du Parlement européen. Des forces sont à l’oeuvre qui cherchent à nous éloigner les uns des autres. Nous devons l’éviter car les conséquences seraient dramatiques, une Europe du nationalisme, une Europe des frontières et des murs qui a conduit le continent à la catastrophe dans le passé. » Il suffit de songer aux barrières qui s’élèvent déjà contre les migrants dans la foulée de celles érigées par le Premier ministre hongrois Viktor Orban. Un réactionnaire qui a nourri sa conquête du pouvoir sur la grandeur passée de son pays, comme une illusion face aux défis de notre temps.
Jusqu’ici, la Belgique francophone a été relativement épargnée par une telle explosion extrémiste, même si, dans les années 1990, le FN a atteint des scores de 12 % à Liège, 13 % à Charleroi ou 15 % à La Louvière avant d’éclater, miné par les dissensions internes. Une résistance relativement inédite en Europe – seule l’Irlande n’a pas de parti d’extrême droite – qui s’explique en partie par l’absence de sentiment nationaliste fort en Wallonie, la mainmise clientéliste du PS ou le cordon sanitaire qui coupe l’accès de ces formations aux médias.
Pour entendre une voix politique belge se réjouissant de la victoire de Marine Le Pen en France, il faut aujourd’hui se tourner vers le Parti Populaire, fort de 5 % de l’électorat wallon. L’analyse de son président, pleine d’empathie pour sa voisine, est édifiante. « Il s’agit d’une lame de fond souverainiste, clame Mischaël Modrikamen. Les gens veulent reprendre leur destin en main et ne croient plus au projet européen. L’Union ne marche pas, elle est incapable d’apporter des réponses à des problèmes graves, à commencer par l’immigration. Frontex est incapable de contrôler nos frontières. Certains rêvent encore à une intégration politique plus forte, mais plus personne n’y croit : le projet européen est mort. »
Son rapport au FN ? « Je partage beaucoup des propos exprimés par Marine Le Pen, mais je ne porte certainement pas le boulet de son histoire. Il faut toutefois arrêter ce procès selon lequel le FN serait antidémocratique. La preuve est faite : la France a voté, très largement, avec des scores jamais vus dans un tel système majoritaire à deux tours. Chacun des partis participant à cette vague a son ADN propre en raison de son histoire : l’Ukip anglais défend son insularité, l’UDC s’inscrit dans la tradition de la démocratie directe suisse et de sa farouche indépendance, la N-VA s’est enracinée dans le terreau du nationalisme flamand… Le fil rouge, c’est le rejet de l’immigration de masse, le retour à une identité forte et la volonté de retrouver davantage de sécurité. » Un drôle d’air du temps…
La N-VA et la zone grise
Au pouvoir à l’échelon fédéral et en Flandre, la N-VA incarne sans aucun doute ce franc-parler réactionnaire inspiré du monde conservateur anglo-saxon, avec un réflexe nationaliste inhérent à sa quête indépendantiste. Chacun son ADN, en effet : la N-VA se veut responsable, tout en abordant de front les vrais problèmes qui préoccupent les citoyens. « La N-VA n’a rien à voir avec le FN, nous sommes un parti de centre-droit », insistait Theo Francken, secrétaire d’Etat à l’Asile, au lendemain de la victoire du FN. Tout en ajoutant : « La migration et la sécurité sont des thèmes très importants pour notre gouvernement. » Bart De Wever, lui, sonnait la charge dans le même temps : « La vague de migration incontrôlée et la menace terroriste forment un cocktail dangereux. Les leaders européens ne peuvent plus le nier. Faute de quoi ils commettront les mêmes fautes que par le passé et l’extrémisme ne fera que croître. » A son menu : retour des réfugiés vers leur pays d’origine, fermeture des frontières de Schengen et exclusion de la Grèce…
Une attitude schizophrénique ? « Theo Francken est chargé, avec Jan Jambon, ministre de l’Intérieur, de démontrer que la N-VA est un parti gestionnaire pour satisfaire leurs nouveaux électeurs centristes, explique Dave Sinardet. Dans le même temps, le président, Bart De Wever, remet constamment le cadre en question pour éviter le mécontentement des anciens électeurs du Vlaams Belang qui les ont rejoints. » Le politologue de la VUB estime, de concert avec son collège de l’ULB Pascal Delwit, que la N-VA ne répond pas aux critères de l’extrême droite, même si son discours se situe parfois à la lisière de l’acceptable.
C’est une constante : au sein de ce monde réactionnaire qui prend le pouvoir un peu partout, les frontières sont en mouvement. « II est compliqué de définir avec précision qui est à l’extrême droite et qui ne l’est pas, souligne le chercheur Steven Van Houwaert. Même dans la communauté scientifique, tout le monde n’est pas d’accord sur cette question. Le Vlaams Belang, le FN ou le FPÖ, ce sont des partis qui acceptent la démocratie en soi mais qui, en même temps, rejettent la démocratie libérale. Ils refusent, par exemple, le droit de certaines minorités. »
Cette « zone grise » qui existe entre les partis démocratiques et l’extrême droite constitue une des clés qui explique le soutien croissant à des idées nauséabondes, plaide Jérôme Jamin. « Depuis pas mal d’années, la frontière entre les partis traditionnels qui reprennent des idées d’extrême droite et ces partis d’extrême droite qui cherchent à devenir respectables est de plus en plus floue, explique-t-il. C’est une tendance générale. Cela signifie que les labels « démocratiques » et « extrémistes » subsistent, mais sont devenus en réalité obsolètes. Cela nourrit un sentiment de ras-le-bol de la part de ceux qui se sentent exclus, politiquement. C’est d’autant plus vrai que l’on fixe artificiellement ce label d’extrémiste sur la base de certaines idées ou de petites phrases alors que, scientifiquement, il faut juger sur des actes. Si on prend le temps de l’analyse, la zone grise apparaît. » Un politologue français, Pierre-André Taguieff, taxé lui-même de « néoréac », considère pour sa part que le FN n’est plus un parti d’extrême droite. Une opinion académique qui reste très minoritaire. Mais qui constitue un signe.
« Pour moi, l’équivalent du FN chez nous, c’est le Vlaams Belang, pas la N-VA, je suis très à l’aise par rapport à cela, souligne Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre, dont la décision de gouverner avec les nationalistes flamands a été fortement décriée du côté francophone. Il y a des spécificités belges liées au Mouvement flamand, à l’histoire de la Volksunie… On ne peut pas projeter le schéma français sur la Belgique. Par ailleurs, nous sommes dans le cadre d’une feuille de route gouvernementale extrêmement stricte, que les partenaires respectent. » Un propos diplomatique qui ne gommera pas les exaspérations notoires dans les rangs du MR ces derniers mois suite aux déclarations de Bart De Wever. A moins que ces propos outranciers ne les arrangent, aussi, pour satisfaire une frange de l’électorat plus conservatrice.
« La vraie leçon du vote français pour le MR, complète Denis Ducarme, c’est que nous devons continuer à apporter des réponses fortes et concrètes en matière de sécurité, d’enjeux socio-économiques, sur le plan de la neutralité de l’Etat et de la défense de nos valeurs. Si nous avons pu éviter l’émergence de l’extrême droite du côté francophone, c’est aussi parce que nous avons osé aborder les questions sensibles avec nuance et humanisme. »
Le chef de file libéral parlementaire espère encore un sursaut démocratique au second tour des régionales. Le politologue Jérôme Jamin, lui, est convaincu qu’au rythme de ce flux négatif d’images, Marine Le Pen finira au second tour de la présidentielle, en 2017. « Un cycle prend fin dans la lutte contre le racisme et l’extrême droite, dit-il. A l’avenir, il faudra arriver à parler positivement de ces problèmes, comme on parvient à le faire pour la question climatique. Mettre en avant les solutions. »
Pour endiguer cette vague réac qui déferle, un nouvel imaginaire doit se mettre en place.
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