François Hollande et Elio Di Rupo. Un des deux qui a choisi de partir, un autre, de rester. Le premier a imposé une évolution libérale à son parti, le second tente de la lui éviter. © CHRISTOPHE LICOPPE/PHOTO NEWS

COMMENT CETTE GAUCHE A FAIT NAUFRAGE

Elle était au sommet de sa gloire dans les années 1990, et est aujourd’hui partout en difficulté. La gauche sociale-démocrate, entre renoncement et explosion, est en danger de mort. Et les autres gauches n’affichent pas la meilleure santé du monde…

C’était un fier navire, porté par ces raz-de-marée populaires qui ont brisé toutes les digues. Pendant deux siècles, elle a vogué de succès en succès, accostant sur des rivages hostiles, jetant ses puissants matelots à l’abordage de forteresses apparemment imprenables : le suffrage universel, l’instruction publique, le droit du travail, la sécurité sociale, l’égalité des chances et celle des conditions. La gauche les avait conquises, ces forteresses. Mais aujourd’hui elle est en rade, la gauche. Elle s’enfonce dans les eaux froides du calcul égoïste. Elle sombre dans le ridicule. Partout, en particulier dans son Vieux Continent de port d’attache, l’Europe, les rats quittent ce fier navire. Sa  » force propulsive « , pour parler comme Enrico Berlinguer, semble épuisée, à la gauche. Le secrétaire général du PCI évoquait alors les gauches communiste et socialiste, comme sillages de la révolution russe de 1917. En Italie justement, le commandant de bord, bravache et distrait, les a éclatées sur un rocheux piton. Au Royaume-Uni, sa coque est en train de se fendre en deux. En Allemagne, elle est encalminée dans l’insignifiance. Dans le nord de l’Europe, ses drakkars sont dépassés par les rapides vedettes de la réaction, qu’elle poursuit désormais poussivement. Les galions ibériques ont plus fière allure, et les petites trières hellènes ont pu, un temps, faire illusion contre les porte-avions de la troïka. Mais à chaque fois, ces relatives victoires ont été obtenues au prix du sabordage du vaisseau-amiral de la gauche nationale : la social-démocratie, qui a disparu en Grèce, est en passe de se faire avaler par la gauche radicale en Espagne, et a dû pactiser avec elle au Portugal.

Et puis, il y a la France. Dans la France de Zola, de Sartre et de Bourdieu, de Babeuf, de Jaurès et de Blum, de L’Ami du peuple, du Canard enchaîné et du Monde diplomatique, ce sont des livres d’Alain Finkielkraut et d’Eric Zemmour que les derniers libraires bourrent leurs rayonnages, ce sont leurs visages qui colonisent les Unes des grands magazines, ce sont les ventes de Valeurs actuelles qui explosent, c’est la primaire de la droite qui mobilise les foules enthousiastes des derniers morceaux de peuple pas encore passés au Front national. Dans la France des années 2010, dans cette faraude patrie-des-droits-de-l’homme, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, de la Commune, du Front populaire, de Mai 68, dans cette France qui a donné deux siècles durant de pompeuses leçons de gauchisme appliqué au département, au pays, au continent, au monde et à l’univers, la gauche est devenue ringarde. Et la vieille droite ganache, empoussiérée dans ses raides valeurs morales, moquée depuis des décennies, est en train de devenir cool. Les Marie-Chantal n’avaient jamais vraiment perdu le pouvoir économique. Elles ont repris le leadership culturel.

DE LA RÉALITÉ D’UNE DÉRIVE

On croise alors Alain Destexhe. C’est le moment. Que vient-il faire dans cette galère ? Le corsaire libéral,  » de plus en plus conservateur avec le temps, car je crois toujours davantage que c’était mieux avant « , fonce sabre au clair contre une gauche qu’il estime hégémonique, puissante même parfois au sein de son propre parti. Il incarne, en Belgique francophone, ce renouveau droitier, mené ailleurs par François Fillon, Boris Johnson, voire Donald Trump et Nigel Farage.  » La presse, l’enseignement, la culture, l’humanitaire sont les leviers qui assurent à la gauche sa domination dans nos sociétés « , dit-il.  » Personne ne s’interroge sérieusement sur un bilan que je trouve, depuis deux siècles, pas très glorieux : les atrocités des révolutions française et russe, la lutte contre le suffrage des femmes, le multiculturalisme mériteraient d’être examinés scientifiquement. François Furet l’a fait de maîtresse manière sur la Révolution française. Pourtant, école et grands médias continuent à soumettre la population à ce que j’appelle un véritable endoctrinement. Il y a un bruit de fond sur toute une série de matières, l’immigration notamment, qui fait que si les gens n’y réfléchissent pas, ils penchent presque automatiquement vers les positions de gauche. Et c’est pour ça que des gens comme moi, qui sommes en fait dominés, portons une forme de subversion.  »

Ce judo rhétorique, qui inverse la charge de la preuve et renverse le camp historiquement défenseur des opprimés, donc des petites gens, donc, même, du peuple, pour en faire celui des maîtres du temps, fonde toute la dialectique de la fierté droitière renaissante. Ce mépris inversé laisse abasourdi le bâbord du tatami, brisant les reins des bien-pensants, des politiquement corrects, des Padamalgam, des Bisounours, des bobos, des angéliques et des ceintures rouges de la gauche caviar. Aujourd’hui, les sans-culottes ont perdu leur culot et la contre-révolution se proclame révolutionnaire.  » On les entend depuis des années : ces gens, qui se prétendent anti- politiquement correct et se présentent comme subversifs, sont des gens de droite qui postulent que la gauche est angélique. Mais paradoxalement, ces personnes qui prétendent aller à contre-courant de la pensée dominante occupent un espace gigantesque. Elles ne sont pas du tout culturellement dominées. En fait, si on considère le dernier demi-siècle, il y a un déplacement du curseur. A gauche, jusqu’à il y a quelques années, il n’était pas du tout acquis qu’il fallait considérer l’immigration comme un problème. Aujourd’hui, une partie des gens qui se situent à gauche, comme Manuel Valls, le font. Ce n’était pas dans l’ADN de la gauche. Qu’un président de gauche ait voulu imposer la déchéance de nationalité, une mesure qu’il avait estimée indigne à l’époque de Nicolas Sarkozy, c’est la preuve que la droite domine idéologiquement, non ? « , proteste l’essayiste française Rokhaya Diallo.  » Souvent, je fais faire l’exercice à des syndicalistes en formation, pousse Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE : je leur soumets des déclarations ou des positions du PSC des années 1970, vous savez, ce vieux parti de la droite poussiéreuse, sur la sécu, les entreprises publiques, etc. Eh bien, ces positions sont à gauche de celles défendues aujourd’hui par le PS, voire le PTB !  »

L’historien des idées français François Cusset, professeur à l’université de Paris Nanterre, y voit le signe de l’inéluctable ou presque droitisation du monde, résultat de quarante années de triomphes, primo, néolibéraux, depuis Reagan et Thatcher, sur les questions économiques, et, secundo, néoconservateurs, depuis le 11-Septembre, sur les questions culturelles. Résultat ?  » Il y avait encore une continuité historique inscrite dans l’idée même de gauche. Or, aujourd’hui, cette continuité n’est plus évoquée, le mot est prononcé faiblement par certains, ou avec une légère honte « , écrit-il dans La Droitisation du monde, paru tout récemment chez Textuel. Le recul culturel, la capitulation, même, ne se traduisent pas seulement par la droitisation des politiques et des partis de gauche. Elle se voit presque à l’oeil nu dans les bureaux de vote. Dans les années 1970, les différentes forces de gauche (socialistes et communistes surtout) tournaient pratiquement partout autour des 50 %, y compris dans ce  » vieux pays de droite  » dont parlait François Mitterrand, à savoir… la France. Aujourd’hui, l’effondrement est patent. Particulièrement au nord, d’abord, où la gauche scandinave en a tant bavé que le modèle du même nom est aujourd’hui pris en exemple, notamment par la N-VA. Et au sud, ensuite, où la disparition du Parti communiste italien, puis des Démocrates de gauche refondus avec la gauche chrétienne en un Parti démocrate à la sauce Renzi dont personne, le secrétaire national et ex-Premier ministre peut-être excepté, ne sait où il va. L’Italie, où le Parti communiste n’a jamais touché au pouvoir national tout en exerçant sur la gauche européenne, de Gramsci à Berlinguer, une forme de magistère intellectuel, fait même figure de parfait renversement : le PD de Renzi a aujourd’hui vocation à gouverner, et pas qu’un peu. Mais sa production doctrinale, elle, semble rédhibitoirement façonnée par vingt années de berlusconisme. Le poids électoral et la puissance exécutive ne sont, dans l’histoire de la gauche, pas toujours parfaitement proportionnels au prestige intellectuel : la SFIO de l’éternel Jaurès, figure sacrée de notre ère, célébrée même par Nicolas Sarkozy, n’a dépassé du vivant du grand homme qu’une seule fois les 15 %. Mais aujourd’hui, poids électoral et influence culturelle sont, à gauche, vachement cotées à la baisse à la bourse des valeurs politiques.

DE L’IMPORTANCE DE RAMER CONTRE LE SENS DU VENT

Pourtant, la social-démocratie a connu un récent âge d’or, qui ne date pas de la Libération ou des Trente glorieuses. C’était dans les années 1990, et puisque Marx n’existait plus, tout était permis. Ce fut la vague de la troisième voie, une Armada finalement très vincible, dont l’amiral fut le Britannique Tony Blair. Son New Labour très recentré, en rupture partielle avec les syndicats qui fondèrent le parti, mit un terme à quinze années de thatchérisme. Mais il en avait adopté les recettes, composées avec moins d’épices : restrictions budgétaires, soutien au capital financier, baisses de la fiscalité. Sur le continent, les camarades de Tony Blair, pas toujours en phase avec ses inclinations, rôdaient comme jamais : les D’Alema et Prodi, Schröder, Jospin et compagnie firent crier les spécialistes au  » retour magique de la social-démocratie « . Les socialistes européens gouvernaient, seuls ou en coalition, douze des quinze Etats de l’Union.  » Le premier effet de ce basculement de 1989-1991 sur les élites occidentales est une forme de soulagement, une désinhibition idéologique et doctrinale, qui, d’un seul coup, va permettre d’élargir l’audience des idéologues libéraux, anticommunistes historiques et défenseurs de la démocratie de marché venus du camp atlantiste « , note François Cusset.

Quel rapport, pourtant, entre la fin d’un  » modèle  » que plus personne à l’Ouest, gauche communiste comprise, ne voyait comme tel, et cette marée haute, puis très basse, de la social-démocratie européenne ?  » Ça a été une grande occasion manquée « , postule Philippe Marlière, professeur au London University College.  » La présence de l’URSS, en gros, faisait peur aux patrons occidentaux, et donc favorisait la gauche dans les rapports de forces internes à l’Occident. Sa disparition a marqué le tournant néolibéral de la gauche sociale-démocrate. Elle a permis aux révisionnistes de proclamer la mort du « surmoi marxiste » des partis socialistes, comme dit Manuel Valls.  »  » Après 1989 et l’éclatement du bloc de l’Est, la social-démocratie a loupé un coche. Elle aurait pu profiter de l’effondrement du communisme, ce vieil ennemi, pour redéfinir la gauche, pour se radicaliser sans crainte de faire le jeu de l’URSS. Au lieu de ça, elle a été entraînée dans sa chute. Ses meneurs ont répandu des déclarations triomphales, sur la disparition de l’antagonisme, la politique sans frontière, la société sans exclusion, le gagnant-gagnant « , lançait, à nos confrères de Fakir la philosophe belge Chantal Mouffe, muse des mouvements indignés du sud de l’Europe.

C’était l’époque ou John Rawls, le grand philosophe de la gauche libérale, remplaçait Keynes, qui avait déjà lui-même remplacé Marx, sur le chevet des éminences socialistes, et où Anthony Giddens, théoricien de la troisième voie, en devint l’intellectuel organique. Le retour glorieux des deux zombies-prophètes n’est toujours pas proclamé. Malgré les naufrages successifs. Même en France, cher pays du surmoi marxiste, et où est pourtant annoncé un touché-coulé historique en mai prochain.  » Il est remarquable que les participants à la primaire socialiste n’ont, jusqu’à présent, opposé à la proposition d’un revenu universel de Benoît Hamon, que des arguments ressortissant d’un registre de droite, comme la prime à l’assistanat, ou son caractère censément utopiste, plutôt que d’avancer qu’elle accompagnerait la dérégulation du marché du travail, qu’elle tirerait les salaires vers le bas, et donc qu’elle risquerait d’accroître les inégalités plutôt que de les réduire… « , observe à ce titre Daniel Zamora, sociologue à l’université de Cambridge.

Or, la gauche en général et la social-démocratie en particulier ont tout à perdre de se montrer ainsi accommodantes avec l’ordre économique dominant. Vingt années d’échecs et d’écueils le démontrent empiriquement. D’innombrables observateurs et presque autant d’acteurs recommandent un changement de cap. Rien n’y fait : l’iceberg est devant, mais on ne déroute pas.  » Le socialisme demeure tout à la fois une espérance de changement, une démarche de progrès dans la liberté, et une lutte incessante contre l’injustice que perpétue la société capitaliste « , écrivait ainsi le grand patron d’un grand parti socialiste en 2005, à l’occasion du centenaire de sa formation. Il semblait avoir tout compris. C’était un certain François Hollande. Le constat n’a pas semblé avoir été retenu par l’incertain Hollande François : il n’est retenu par personne ou presque. Mécaniquement, les partis dirigés par ceux qui ne retiennent rien perdent donc toujours plus d’influence.  » Premièrement, certains sont convaincus que ce qu’ils pensent est bon, et ils ont acquis dans leur formation et en dehors une audience suffisante pour occuper des postes importants. Deuxièmement, quand vous siégez dans un gouvernement, c’est plus facile de brosser le patronat et les instances européennes dans le sens du poil que d’essayer de les prendre à rebrousse-poil. Donc, on se replie très vite, tout en se déchargeant sur l’Europe et les traités… « , suggère Philippe Marlière.

Le vrai  » retour magique  » de la social-démocratie passera donc par un retour à sa vieille prétention de vraiment transformer la société. Les socialistes belges, avec leurs achats groupés d’énergie et de fournitures scolaires, comme avec leurs bruyantes réticences à la signature du Ceta, empruntent explicitement ce chemin. Mais la machine arrière n’est pas dénuée de danger. Surtout s’il est trop tard pour renverser ce courant où se sont installées les nouvelles gauches radicales.  » Les événements de l’histoire se produisent deux fois, la première comme tragédie, la seconde comme farce « , disait le bon vieux Marx.

DES VENTS, MAUVAIS OU BONS, DE LA DIVERSITÉ

De tragédie, l’affaire Dreyfus en fut une, d’envergure mondiale comme à peu près tout ce qui divise la France de l’époque moderne. Elle ne fractura pas que le monde entier : la gauche socialiste vit alors ses deux plus grandes figures s’opposer. Jaurès s’engagea pour Dreyfus, parce que la cause de la vérité et le combat contre l’antisémitisme primaient les querelles de classe. Jules Guesde s’en désengagea, parce que le capitaine, qu’il croyait innocent, était bourgeois, et militaire, et que, pensait-il, son devoir de socialiste était de se désintéresser de ce qui distrayait et divisait la classe ouvrière.  » Le jour où un capitaine d’état-major, le jour où un dirigeant de la bourgeoisie se trouvait frappé par la propre justice de sa classe, ce jour-là, le prolétariat devait tout abandonner, il devait se précipiter comme réparateur de l’injustice commise. Je dis que la lutte de classe ainsi entendue serait une véritable duperie « , ricanait le père Guesde à Lille, le 26 novembre 1900. Sa répétition contemporaine de cette question de la diversité est une farce qui ne fait rire personne.

Prolongateur, en ce sens, du guesdisme, l’Américain Walter Benn Michaels, professeur à l’université de l’Illinois à Chicago, déplore que la diversité, à gauche, soit davantage poursuivie que l’égalité.  » On fait croire que les Noirs et les Hispaniques ont des problèmes parce qu’ils sont noirs ou hispaniques, alors que le vrai problème est qu’ils sont pauvres « , nous expliquait-il à l’automne dernier (Le Vif/L’Express du 14 octobre 2016). Face à la crispation identitaire qui traverse nos sociétés, la gauche, somme toute, devrait faire le gros dos. Ne pas céder à ceux, comme Jean Birnbaum, qui estiment la gauche coupable de complaisance envers le djihadisme, et la voudraient voir avancer son anticléricalisme pour ne pas se déconnecter d’une certaine classe ouvrière blanche. Ni à ceux qui veulent fédérer les minorités sur la base d’une expérience de domination commune.  » Je tiens à rappeler que Walter Benn Michaels est un homme blanc… Ce sont les premiers concernés qui doivent définir les combats prioritaires « , objecte ainsi Rokhaya Diallo.  » Mais il a raison quand il critique cette notion, libérale, de diversité, qui consiste simplement à colorer une photo de famille sans modifier les rapports de domination, qui a un aspect très cosmétique « , ajoute-t-elle. La crise des migrants repose, de fait, à la gauche, et notamment aux syndicats, des questions qu’ils pensaient avoir évacuées dans l’entre-deux-guerres, ou au plus tard au terme des Trente glorieuses.  » Il ne faut pas se le cacher, toutes les thématiques liées à l’immigration sont souvent évoquées dans les entreprises « , témoigne Antonio Cocciolo, président des Métallos FGTB Hainaut-Namur.  » Mais le devoir des hommes de gauche et des progressistes, c’est de prendre des risques. C’est d’oser, parfois, dire aux gens des choses qu’ils n’aiment pas entendre, ne pas se taire pour plaire à une certaine clientèle, majoritaire, blanche, de tradition chrétienne. Les convaincre d’accueillir d’autres personnes, c’est le contraire d’un calcul : c’est ça, la gauche !  »  » A partir du moment, insiste Philippe Marlière, où la gauche fait une croix sur son combat historique et n’ose plus se confronter au capitalisme, elle ouvre les vannes à un discours individualiste, de compétition, où les valeurs de solidarité et d’égalité sont moquées, et où on va trouver des boucs émissaires. A partir d’un renoncement dans un combat socio-économique, on crée un environnement où les inégalités sociales et économiques vont nourrir un discours antiégalitaire, et antifraternel, qui s’appuie sur le chauvinisme.  »

DE LA POSSIBILITÉ DE CHANGER DE PAVILLON

Se battre à nouveau pied à pied contre l’ordre économique, redonner sens à l’opposition originelle et à ses dérivées, serait alors s’assurer, comme dirait l’autre, que la gauche ne meurt jamais. C’est ce modèle dit adversarial que préconise Chantal Mouffe. Elle viendra conférer à Charleroi, le 6 février prochain, et ce n’est pas un hasard. Car Paul Magnette (c’est lui, l’autre), réclame même, lui,  » une grande et vigoureuse explication  » entre toutes les gauches, quitte à s’accorder sur ses désaccords et quitte à assumer un bout de chemin commun. Bref, le modèle adversarial réhabilite le conflit comme moteur de l’histoire et donc du progrès social. Mais il le drape dans des habits neufs.

La bourgeoisie contre le prolétariat, le progrès contre la réaction, les travailleurs contre les possédants, la gauche contre la droite, la cale contre le gouvernail, tout ça ne parle plus au peuple. Il faut lui faire parler de lui, le faire parler d’en bas contre en haut, des 99 % contre les 1 %. Bref, opposer, dit Chantal Mouffe, un populisme de gauche à celui qui, à droite, a déjà conquis tant de coeurs européens. Les victoires électorales, voire politiques, de Podemos en Espagne ou de Syriza se sont construites non pas sur un mot magique, socialisme ou gauche, mais bien sur une chose, le rapport de force que veulent imposer les indignés aux privilégiés. On replie donc son drapeau rouge, et on cale son poing serré au fond de sa poche. Les vieux symboles ont vécu. Jean-Claude Michéa aspire à un  » ni droite ni gauche, de gauche  » qui ferait pièce à celui de l’extrême droite. François Cusset précise :  » Nous sommes peut-être entrés dans une ère, d’ailleurs, où le mot « gauche » lui-même devient inutile, obscur, embarrassant parfois. Je crois qu’on pourrait désormais s’en passer. (…) Ce mot est encore largement employé par les médias, lorsqu’ils commentent partis et programmes au pouvoir. Tout se passe comme si, paradoxalement, il était surtout utilisé pour constater que le gouvernement (français) actuel, officiellement socialiste, ou les sociaux-démocrates dans le reste de l’Europe, ne seraient plus de gauche, ou trahiraient les valeurs jadis associées à ce mot. Et en face, là où une ancienne tradition de gauche, émancipatrice et égalitaire, se réinvente aujourd’hui dans la rue et dans l’utopie concrète, le mot « gauche » n’est plus employé.  »

La meilleure façon de mener une politique de gauche serait alors de ne pas le dire, tandis que se dire de gauche serait la meilleure façon de n’en pas mener la politique. Faut-il avoir honte, du coup, d’un pavillon de complaisance sous lequel on se dissimule ? Tant qu’il permet de ne pas couler…

PAR NICOLAS DE DECKER

Le monde se droitise : le PSC poussiéreux des années 1980 était parfois plus à gauche que le PTB d’aujourd’hui

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