Laurent de Sutter

Combats identitaires : c’est le moment de… (re)lire « Le Geste et la parole »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

La plupart des débats qui hantent l’espace public, ces jours-ci, se concentrent sur la plus grande obsession de notre époque : celle que nous entretenons à notre égard – celle que nous avons pour ce que nous appelons notre « identité ».

Identités nationales, ethniques, sociales, de genre… Il semblerait que nous n’ayons pas d’autre désir, aujourd’hui, que de les affirmer à la face du monde pour pouvoir mieux marquer notre différence par rapport aux autres.

Pour un esprit qui ne serait pas complètement gangrené par l’esprit de sérieux, nos professions de foi identitaires prêteraient plutôt à rire ; sauf que l’époque n’est pas à la rigolade mais aux crispations de mâchoire et aux noms d’oiseaux. Une des raisons qui expliquent que nous nous préoccupions de plus en plus d’identité pourrait n’être nulle autre que la simple angoisse qu’il y a à constater combien nos existences et nos appartenances sont flottantes. Mais dans le contexte du présent, peut-être faudrait-il proposer une réponse plus sophistiquée, et se souvenir de ce que signifie une existence  » flottante  » – une existence dont l’identité ne vient que par surcroît. Comme l’a expliqué André Leroi-Gourhan dans le premier tome du chef-d’oeuvre de la paléontologie française qu’est Le Geste et la parole, il n’y a sans doute rien de plus artificiel que l’humanité.

Car si nous ne sommes que le produit d’une évolution ayant fait du découplage fonctionnel son moteur, il faut arriver à la conclusion que tout ce qui nous constitue n’est rien de plus qu’un ensemble d’accessoires surajoutés à un centre absent. En réalité, comme le montre Leroi-Gourhan, l’humanité n’existe pas : il n’existe qu’un ensemble de choses en permettant d’autres, à l’instar de la main libérant la bouche d’une partie des exigences de la mastication. Or, une fois que la mastication est simplifiée, la digestion l’est aussi, de même que disparaît l’exigence de conserver une mâchoire inférieure lourde, et donc aussi la musculation puissante la soutenant au niveau du cou. Bref, avec la main, la bipédie devient possible – et, avec la bipédie, l’augmentation de la masse cérébrale dans l’espace crânien laissé libre par le rétrécissement de la mâchoire et l’allègement de la musculature. Mais, comme l’avait remarqué Leroi-Gourhan, ce qui vaut pour ces traits évolutifs vaut aussi pour tout le reste : les technologies matérielles comme les inventions scientifiques, les créations culturelles comme les artefacts sociaux. Ce qui définit une identité, par conséquent, n’est rien d’autre qu’un ensemble d’accessoires évolutifs ne disant rien de ce que nous sommes vraiment – puisque la seule chose que nous sommes vraiment est rien du tout.

Dans les revendications identitaires du présent s’exprime donc une sorte de désir d’essence aussi désespéré que nocif – un désir reposant sur la forclusion de ce que tout, en l’humanité, n’est qu’accessoire plus ou moins insignifiant. Si elles ont un rôle, celui des identités n’est donc pas de dire ce que nous sommes mais, à la limite, ce que nous pourrions être capables de faire, la manière dont elles sont susceptibles de nous porter à un nouveau palier évolutif. Comme la main l’a permis pour le cerveau.

Le Geste et la parole, t. I, Technique et langage, par André Leroi-Gourhan, Albin Michel, 1964, 328 p.

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