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Colombie: « le plus gros danger dans les négociations de paix vient de l’extrême droite »

Le président Juan Manuel Santos a annoncé des négociations de paix avec les Farc. Permettront-elles à la Colombie de sortie de plusieurs décennies de violence? L’Express a interrogé un spécialiste des Farc et de la violence en Colombie.

Le président Juan Manuel Santos, au pouvoir depuis deux ans, a surpris, le 27 août, en annonçant des négociations de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). Celles-ci permettront-elles au pays de sortie de plusieurs décennies de violence. L’Express a interrogé Daniel Pécault, chercheur et auteur de Les Farc, une guerre sans fin?

En quoi la situation des FARC diffère-t-elle de ce qu’elle était lors des précédentes tentatives de négociation?

Lors des négociations précédentes, entre 1982 et 1987, puis entre 1999 et 2002, la guérilla était très puissante; l’économie de la drogue était en plein essor. En 1999, les FARC étaient au sommet de leur force, elles obtenaient des succès militaires impressionnants contre l’armée. Elles avaient pris en otage 500 militaires ou policiers et encerclaient la capitale Bogotá et la ville de Medellín.
Après la modernisation spectaculaire de l’armée sous la présidence d’Alvaro Uribe (2002-2010), favorisée par le Plan Colombie décidé avec les États-Unis, la tendance a été inversée. Les FARC ne sont désormais plus présentes que dans quelques régions. Elles ont perdu beaucoup de leurs cadres historiques, Manuel Marulanda, Raul Reyes, el Mono Jojoy, et Alfonso Cano. Elles sont encore capables de mener des embuscades, mais pas des opérations militaires d’envergure. Leur image est très négative dans la population, y compris souvent dans la paysannerie et parmi les communautés indigènes (comme l’a montré la mobilisation d’Indiens Nasa-Paez dans le Cauca en août, qui demandaient à la guérilla et à l’armée de quitter leur territoire).

Et la position de gouvernement ?

Le gouvernement de Juan Manuel Santos a préparé cette négociation avec beaucoup de sérieux, au moins depuis le mois de février. Des thèmes prioritaires de discussion ont été définis et un accord a été trouvé, semble-t-il, sur les modalités de ces discussions.
Le gouvernement a de plus adopté d’importantes mesures en vue des négociations à venir: le vote par le Congrès, en 2011, d’une loi visant à la restitution des terres aux paysans (4 millions d’hectares ont été usurpés par de grands propriétaires terriens ou leurs hommes de paille, par des paramilitaires et par des narcotrafiquants qui ont obligé la population à se réfugier dans les villes). Rappelons au passage qu’il y a en Colombie près de 4 millions de déplacés (le taux le plus élevé au monde après le Soudan). Si les FARC n’ont plus grand-chose à voir avec le mouvement de défense des paysans qu’elles prétendaient être au départ, elles considèrent toujours que des transformations agraires majeures constituent un préalable pour tout accord de paix.
Le gouvernement a aussi fait voter une loi prévoyant l’indemnisation pour les victimes du conflit, y compris des victimes des actions militaires. Enfin un texte, partiellement adopté, instaure un système de justice transitionnelle qui couvrirait tous les auteurs, illégaux et légaux, de délits ou de crimes au cours des années récentes, sauf les crimes de lèse humanité. En face, les FARC ont fait deux gestes de nature à permettre l’ouverture des pourparlers: la libération sans conditions des militaires et policiers qu’ils détenaient en otage depuis douze ou treize ans, et l’engagement de ne plus procéder à des enlèvements.
Il est probable que ces divers gestes ont permis le démarrage des conversations secrètes, tenues avec l’aide de Cuba, du Venezuela et peut-être de la Norvège.

Qu’est-ce qui pourrait faire obstacle à ces efforts de paix ?

Les FARC peuvent redouter que leur cohésion soit mise en danger. Divers fronts de leur organisation sont profondément impliqués dans le narcotrafic et peuvent se sentir peu concernés par une issue politique. Le plus gros danger vient de l’extrême droite, anciens paramilitaires -baptisés à présent Bandes Criminelles (Bacrim), narcotrafiquants, et propriétaires peu désireux de rendre les terres qu’ils se sont appropriées. D’ailleurs une soixantaine de leaders paysans ont été déjà assassinés depuis un an. Mais cette opposition a surtout un visage politique, en la personne de l’ancien président Alvaro Uribe, qui d’ores et déjà ne cesse de dénoncer la politique de Santos. En fait, Uribe est lui-même affaibli car de nombreux membres de son entourage immédiat, au gouvernement et dans sa famille, ont été accusés de collusion avec les forces paramilitaires, et sont d’ores et déjà, mis en examen ou ont été condamnés à de lourdes peines. Le général Alejo Rito del Rio, qui avait été donné en exemple par Uribe pour avoir « pacifié » la région de l’Uraba à partir de 1996 vient d’être condamné à une peine de 25 ans de prison.

Que sont devenus les paramilitaires démobilisés sous la présidence Uribe ?

Un processus de désarmement et de réinsertion a été conclu en 2005 pour quelque 25.000 paramilitaires (seuls 6 ou 7 ont été pour l’instant condamnés). On estime que 10.000 d’entre eux ont rejoint des nouvelles organisations criminelles. Mais les grandes organisations paramilitaires ont quand même été affaiblies. De très nombreux leaders importants se sont entre-tués dans des disputes impitoyables pour le contrôle des routes et des marchés de la drogue.
Certains chefs ont été extradés vers les États-Unis, avec la bénédiction du gouvernement Uribe qui redoutait qu’ils ne révèlent les appuis reçus des forces armées et des dirigeants politiques. Les révélations qu’ils ont faites permettent de prendre l’ampleur des de ces compromissions: ce qu’on a appelé le scandale de la « parapolitique »: Onze anciens présidents du Congrès et 60 sénateurs ou représentants ont été mis en examen ou inculpés au cours de ces dernières années.

Quelle va être l’attitude de l’armée ?

Les militaires ne vont pas tous s’opposer à un processus de négociation. Certains y sont favorables. Mais ils veulent d’abord obtenir la certitude qu’ils ne seront pas sanctionnés par des peines qui ne pourraient pas être aménagées. Le paradoxe est que les paramilitaires peuvent bénéficier, depuis 2005, de peines ne dépassant pas 8 ans, même pour les crimes les plus graves, aménagement auxquels les militaires n’ont pas droit, pour l’instant. Actuellement plus de 2000 militaires sont d’ores et déjà incarcérés: ils sont entre autres, accusés d’avoir tué plus de 1000 civils faussement présentés comme des guérilleros. La priorité pour eux est donc qu’ils puissent également bénéficier d’un système de justice transitionnelle.
Un autre paradoxe de la Colombie est que malgré la corruption la justice est susceptible de frapper fort, et surtout, à la différence de l’Argentine et du Chili, le travail de mémoire et de vérité a beaucoup progressé sur la base des nombreux témoignages qui ont été recueillis.

Le président actuel, Juan Manuel Santos est l’ancien ministre de la Défense d’Alvaro Uribe; comment expliquer la distance qu’il a pris sur son prédécesseur?

Juan Manuel Santos et une partie de la classe politique ont soutenu la politique de fermeté d’Uribe, mais ils savent que la force ne suffira pas pour venir à bout de la guérilla. Ils savent aussi que les paramilitaires sont responsables jusqu’à 2005 d’un nombre de massacres bien supérieur à celui des massacres perpétrés par les guérillas (trois quarts contre un quart estime-t-on). Or, une armée, même modernisée, ne peut éliminer des guérillas sans continuer à recourir aux services de milices civiles.

Santos est issu d’une grande famille politique -son grand-oncle était lui-même président-, contrairement à Uribe (issu d’une famille provinciale d’éleveurs). Il aimerait rester dans l’histoire comme le « président de la paix ». Il bénéficie de l’appui de secteurs considérables de l’élite économique et technocratique. Santos joue en grande partie sa possibilité de réélection en 2014 sur la réussite de cette négociation.

Propos recueillis par Catherine Gouëset, L’Express


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