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Christiane Taubira : la gauche « a renoncé à ses mots et à son humanisme »

Le Vif

Elle est restée fidèle, elle, à ses idéaux socialistes. Loin de la politique politicienne, Christiane Taubira, la ministre de la Justice démissionnaire du gouvernement Valls, évoque, au détour de son livre Nous habitons la Terre, ses passions littéraires et… une gauche qui « a renoncé à ses mots et à son humanisme ».

Les références et les citations dont vous usez abondamment dans Nous habitons la Terre (1) proviennent-elles de vos notes ou de votre mémoire ?

Je n’ai pas de fiches, non. Les références viennent tout naturellement à ma rescousse. Au moment précis où je suis aux prises avec ma réflexion ou avec ma démonstration, la citation surgit. Je n’en vérifie la teneur que si l’extrait est très long, comme pour la citation sur le droit et l’éthique tirée de L’Enracinement, de Simone Weil. J’écris au kilomètre, sous pression, sous ce que j’appelle ma  » sommation vitale « . Quand j’ai l’impression de pouvoir contribuer à la clarification d’un sujet, j’écris dans l’urgence, en quelques nuits.

L’exergue de votre livre est tiré des Tsiganes, d’Alexandre Pouchkine. L’un de vos écrivains préférés ?

Entre autres, mais aussi et surtout parce que ce passage ( » Deux ans passèrent… la peuplade / Erre toujours sur les chemins / Hôtes bienvenus, les nomades / Reçoivent un accueil humain… « ) me semblait approprié à l’une des thématiques de mon livre : comment percevons-nous l’altérité ? Que signifie cette époque où 69 millions de réfugiés, hommes, femmes et enfants, fuyant la guerre ou la misère, circulent sur toutes les routes du monde ?

Sur ce sujet, vous convoquez également Amin Maalouf, et ce qu’il dit sur le regard de l’autre – le regard qui enferme et celui qui libère -, tout comme Mahmoud Darwich. Des auteurs qui vous sont familiers ?

Oui, ils m’accompagnent depuis longtemps. J’ai découvert Mahmoud Darwich en 1993-1994. Ils appartiennent à mon environnement le plus intime. Ils font partie de ceux qui ont éveillé ma conscience et qui sont une espèce de refuge lorsque je doute de la viabilité de ce monde.

Vous lisez beaucoup, mais relisez-vous ?

Non, pas souvent, sauf la poésie. Je suis en quête permanente et tente de ne pas laisser le doute se dissiper totalement. A mes yeux, rien n’est jamais définitivement acquis, voilà pourquoi je retourne volontiers à la poésie, car, chaque fois, il s’agit d »un nouveau voyage. Sa malléabilité permet de nous dire des choses différentes avec les mêmes mots.

Dans la famille d’auteurs qui vous parlent, il y a évidemment Aimé Césaire et son Discours sur le colonialisme. Il vous considérait comme sa fille, dites-vous. C’est-à-dire ?

Peut-être la gauche n'a-t-elle plus la courage de penser le monde [...] à partir de cette colonne vertébrale que sont les mots, regrette Christiane Taubira.
Peut-être la gauche n’a-t-elle plus la courage de penser le monde […] à partir de cette colonne vertébrale que sont les mots, regrette Christiane Taubira. © ROBERT ALAIN/REPORTERS

Les dix dernières années de sa vie, je faisais systématiquement un détour sur la route de Cayenne pour aller l’embrasser à Fort-de-France (NDLR : en Martinique). Je l’admirais beaucoup, c’était quelqu’un d’une humilité incroyable. Et quelle force ! Césaire, c’est la langue, la subversion, l’insurrection, l’altérité comme épine dorsale de la possibilité de rendre le monde vivable et habitable. Et puis la liberté de dire, de proclamer, de contester, d’assumer une phrase comme  » Eh bien, le nègre, il t’emmerde !  » J’ai pénétré Césaire pendant des années, avant de revenir à Léon-Gontran Damas (NDLR : cofondateur du mouvement de la négritude). J’ai lu Léopold Sedar Senghor, aussi, mais j’ai été moins happée par lui que par Césaire et Damas. Puis j’ai découvert Glissant, et sa réflexion post-césairienne.

Vous arrive-t-il de lire uniquement pour le plaisir ?

Je ne lis que pour le plaisir. Y compris lorsque j’ouvre un essai ou un traité de philosophie. J’aime les classiques, aussi, comme Homère, depuis ma jeunesse – j’étais très bonne en latin, j’avais 20 sur 20 (rires) ! Gamine, j’allais sans cesse piocher dans la très belle bibliothèque de mon école privée, où ma mère avait fait le sacrifice de m’inscrire. Au grand étonnement des soeurs, j’avais une curiosité qui me conduisait vers les textes classiques qu’on ne faisait qu’aborder en classe.

Et encore Eschyle, Pascal, Antoine de Saint-Exupéry… Vos passions sont très éclectiques, non ?

Je suis une nomade. Je vagabonde et parcours le monde de la littérature. Je ne m’interdis rien et, quand je n’aime pas, je pose, sans faire un drame. Je ne m’inscris pas dans un courant, je ne porte pas l’étendard d’une école de pensée. Je sais que, dans les livres, il y a toutes les expériences humaines, et que c’est un cadeau inestimable, alors je butine.

Votre passage au ministère de la Justice a-t-il dirigé vos lectures ?

Non, mais, à l’époque, j’ai souvent cité Honoré de Balzac. Ce qu’on devrait encore faire pendant cette campagne électorale en France. Comme on devrait traiter de la question des mots. Elle est déterminante en politique. Ce sont les mots qui soutiennent la relation avec les citoyens. Il faut qu’ils soient clairs, précis, que leur contenu soit sans ambiguïté, car ils transportent avec eux une histoire qui relève de notre patrimoine commun. Et puis les mots se chargent de musique, d’élan, de promesses. La politique devrait s’irriguer régulièrement à la poésie, à l’imaginaire de ceux qui pensent le monde au-delà de l’expérience immédiate. Aimé Césaire disait que les mots étaient des  » raz de marée « , des  » feux de brousse « , des  » flambées de vie et de chair « .

Les mots sont-ils aujourd’hui si dénaturés ?

En politique, ils sont soit dénaturés, soit dévitalisés, soit squattés et pervertis. Cela explique l’état de déliquescence et le processus de dépolitisation générale dans lequel nous nous trouvons. Nous payons aujourd’hui trente ans de renoncements, d’inféodation à un discours dominant délibérément pauvre. La gauche a renoncé à ses mots, à ses idéaux, à son humanisme, ce qui fait que n’importe quel démagogue arrive à mobiliser et à fidéliser les gens. Peut-être la gauche n’a-t-elle plus le courage de penser le monde, la société et la vie à partir de cette colonne vertébrale que sont les mots. Dans tous les domaines, on nous intime silence et immobilisme. Ainsi de l’emploi du mot  » crise « , tétanisant.  » On a une crise, ne bougez plus, laissez-nous faire, on va sacrifier les services publics et on va vous sauver.  » Le problème, c’est qu’on n’en sort pas.

La langue politique est-elle si affligeante ?

Les politiques ont pris l’habitude d’utiliser des mots qui font sérieux plutôt que des mots qui font sens. Seule une poignée de mots faisant sérieux, la besace se rétrécit. C’est une indigence sous domination culturelle. On nous parle courbe de croissance, statistiques, déficit, alors que la politique est la capacité de se mettre à la hauteur des gens dans une réflexion sur la vie et dans une projection vers l’avenir.

Les réseaux sociaux usent de mots également. Pas toujours à bon escient. Vous parlez à ce propos d' » alcôve à tous vents qui fait croire aux lâches qu’ils sont braves et libres « .

S’il n’y a pas de vieux dinosaures pour rappeler le sens du mot amitié, l’ « ami Facebook » va gagner »

Je ne suis pas contre les nouvelles technologies, mais il faut les asservir à une parole, sans narcissisme. Je me sers des réseaux sociaux, à mon rythme, sur certains sujets, et selon des finalités. Dans certaines situations, des tweets peuvent avoir un effet percutant. Dans d’autres, il faut prendre le temps d’écrire un texte d’une page, de trois pages. Et encore une fois, attention aux mots ! Qu’est-ce que signifie être  » ami  » sur Facebook ? J’en parle avec les jeunes, Facebook a cannibalisé et confisqué le mot  » amitié « . Je ne donne pas dix ans pour que l’on ne sache plus ce qu’était ce sentiment. S’il n’y a pas de vieux dinosaures pour rappeler le sens du mot, l' » ami Facebook  » va gagner.

La lecture vous est familière, on l’a compris, mais qu’en est-il de la peinture, de la musique, du théâtre, du cinéma ?

Je fais tout ! Je vais à l’opéra, au théâtre, à des concerts, au cinéma… J’y allais même lorsque j’étais ministre de la Justice. En revanche, je ne regarde pas la télévision, je n’ai jamais vu de série policière. Mais le cinéma, oui. Des cinéastes comme Costa-Gavras ou Sidney Lumet ont accompagné ma post-adolescence. J’adore Douze Hommes en colère, que je conseille à beaucoup de jeunes. Et Kurosawa ! Je grimperais 14 étages à pied pour aller voir l’un de ses films. Comme je ferais le tour de la planète en marchant sur les mains pour aller à un concert de Miles Davis. Je les ai tous vus, Keith Jarrett, dix fois, Miles Davis, trois fois, Bob Marley, aussi…

Que pensez-vous du peu de place que tient la culture dans la campagne électorale française ?

La culture est le parent pauvre de cette campagne. C’est vraiment dramatique, car c’est elle qui va nous tirer d’affaire. Elle est pourvoyeuse d’émotion et elle est la condition de liant dans la société. J’avais été frappée par une phrase de Borges qui disait, à propos de la libération de Paris, que les émotions collectives pouvaient ne pas être ignobles. Lire cela sous une grande plume m’avait impressionnée. Il n’y a pas que les enthousiasmes fascistes ou nazis qui emportent les foules. La culture procure, elle aussi, des élans collectifs. On peut proposer tous les programmes politiques, économiques, budgétaires que l’on veut, on ne sera pas pour autant capable de mobiliser les énergies. Il s’agit de redire à cette société le rôle qu’a occupé la culture dans son histoire, dans ses moments de grande difficulté ou d’extraordinaire créativité.  » L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme « , a écrit Malraux. Il avait raison et cela va bien au-delà : il suffit de remplacer le mot  » art  » par le mot  » culture « .

Propos recueillis par Marianne Payot.

Bio Express

1952 : Naissance le 2 février à Cayenne, en Guyane.

1993 : Elue députée de la première circonscription de la Guyane.

2002 :Candidate du Parti radical de gauche à l’élection présidentielle française, elle obtient 2,32 % des voix.

2012 : Ministre de la Justice dans les gouvernements de Jean-Marc Ayrault et de Manuel Valls, elle est la maître d’oeuvre de la loi, promulguée en 2013, ouvrant le mariage aux couples de même sexe.

2016 : Elle démissionne le 27 janvier du gouvernement Valls II, en raison notamment de son opposition au projet de loi sur la déchéance de la nationalité.

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