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Charlie, un an après : comment les attentats nous ont changés

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Vigilance face à la menace terroriste, rapport à la vie et aux autres, regard sur l’islamisme… Les attaques qui avaient inauguré 2015 ont modifié nos habitudes. Plusieurs auteurs analysent cette mutation.

« La « bonne conscience » généralisée qui a suivi l’attentat ne me satisfait pas. » Maryse Wolinski, l’épouse du dessinateur assassiné lors de l’attaque de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, à Paris, le 7 janvier 2015, n’est pas arrivée au terme de sa quête un an plus tard : « L’enjeu est bien là : se débarrasser de la terreur. Alors […], je cherche à comprendre, à expliquer. » L’y aideront-ils ? Plusieurs auteurs livrent à cette date commémorative une contribution à cet effort de compréhension.

Avant d’en analyser les apports, il est utile de s’arrêter avec Maryse Wolinski sur les circonstances du premier massacre d’une rédaction de presse dans l’Histoire. Les témoignages qu’elle a recueillis et qu’elle dévoile dans « Chérie, je vais à Charlie » (Seuil, 137 p.)dessinent un scénario glaçant de l’attaque. Ils rendent compte des minutes, qui paraissent aujourd’hui interminables, entre l’arrivée des frères Kouachi devant le siège de l’hebdomadaire et la localisation de la salle de réunion, théâtre du carnage. Un délai qui aurait dû permettre d’avertir les futures victimes du danger et d’épargner des vies si toutefois un des employés des sociétés installées dans les bureaux voisins avait disposé d’un bête numéro de téléphone. Ce qui relève ici du malheureux hasard prend la forme du dysfonctionnement quand les policiers de la zone ignoraient jusqu’à la présence de la rédaction de Charlie dans l’immeuble et quand la surveillance du service de protection antiterroriste avait été réduite malgré la persistance des menaces.

« Ne plus haïr et se haïr »

Charlie, un an après : comment les attentats nous ont changés
© Vadot

Au-delà du cri de détresse et d’incompréhension de l’épouse de Georges Wolinski, « Chérie, je vais à Charlie » est une formidable lettre d’amour à ce « gauchiste féministe et éternel phallocrate » qui avait appris la tolérance et la liberté à l’auteure. Psychanalyste, Elsa Cayat était une autre figure de l’hebdo satirique dont elle tenait la chronique psy. Reflet de ses derniers travaux et de ses convictions, La capacité de s’aimer (Payot-Rivages, 156 p.) est publié à titre posthume, grâce au concours de son collègue François-Xavier Petit, car « c’est bien l’incapacité de s’aimer les uns les autres qui a emporté Elsa Cayat ». Sa définition de cette fameuse faculté d’amour – « être à la barre de sa propre responsabilité, ne plus se cacher, craindre mais regarder sa crainte en face, ne plus haïr et se haïr » – résonne rétrospectivement comme un réquisitoire contre l’intolérance et la sauvagerie des tueurs djihadistes.

A mille lieues de celles-ci, « la joie dans le succès, la solidarité dans la peine, l’estime dans les désaccords, la patience dans l’ennui, la vigilance dans l’exaltation nous ont éduqués », insiste le directeur de Charlie Hebdo entre 1992 et 2009, Philippe Val, pour décrire la « petite troupe d’hommes et de femmes d’âge et de milieux divers, qui travaillaient 52 semaines par an, qui s’engueulaient, qui s’amusaient, et qui avaient la passion de passionner des lecteurs ». Dans C’était Charlie (Grasset, 213 p.), paru déjà en novembre, celui qui a dirigé ensuite France Inter ouvre le procès de la gauche pour son traitement ambigu de l’islamisme, mis au jour après les attentats du 11-Septembre. « En l’espace de vingt ans, observe-t-il, la défense de la laïcité, la neutralité religieuse pour les enfants des écoles, le droit d’affirmer son athéisme, le droit de critiquer une religion lorsqu’en son nom, on humilie, on persécute, on assassine les femmes et les hommes, les juifs, les chrétiens et les homosexuels, sont désormais considérés comme des insultes envers les musulmans, qui, dans l’imaginaire d’une gauche décérébrée, ont remplacé les prolétaires, les offensés et les humiliés. »

La « logique de l’ennemi principal »

Directeur du Monde des livres, Jean Birnbaum, approfondit cette thèse dans Un silence religieux, la gauche face au djihadisme (Seuil, 239 p.) en expliquant que « la gauche a le plus souvent refusé de prendre le fait spirituel au sérieux ». Deux dossiers l’accréditent. Elle ignore la dimension profondément religieuse du combat pour l’indépendance du Front national de libération lors de la guerre d’Algérie et ne perçoit pas le raz-de-marée islamiste qui va engloutir la révolution iranienne de 1979.

Pourquoi cette cécité ? En vertu de la « logique de l’ennemi principal » qui, à l’époque, privilégie l’anti-impérialisme au point d’occulter la menace totalitaire qui émerge de l’islam politique. Et Jean Birnbaum de reprendre à son compte l’explication avancée par le philosophe Marcel Gauchet qui, par-delà la responsabilité de la seule gauche, constate que les Occidentaux sont « sortis de la religion » et souligne que « le pouvoir de mobilisation qu’elle conserve nous échappe ». Pour preuve, insiste Jean Birnbaum, « l’islam apparaît désormais comme la seule puissance spirituelle dont l’universalisme surclasse l’internationalisme de la gauche sociale et défie l’hégémonie du capitalisme mondial ».

« Une nouvelle forme de paternalisme »

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© Coco

« De tels esprits, aujourd’hui comme hier, sont plus soucieux d’éviter les accusations d’islamophobie que de condamner le fanatisme islamique », regrette le philosophe américain Michael Walzer cité par Jacques de Saint Victor dans Blasphème, brève histoire d’un « crime imaginaire » (Gallimard, 129 p.). Car, somme toute, c’est ce délit supposé que les Kouachi voulaient « punir » en s’attaquant à Charlie Hebdo. Or, souligne l’historien du droit, « il est humiliant de laisser entendre que les fidèles de l’islam, qui sont aussi des citoyens français, seraient moins susceptibles que d’autres Français d’accepter les notions de laïcité et de liberté ». « Aider ceux qu’on croit incapables de faire la part de l’ironie et de l’intolérance, voilà qui introduit une nouvelle forme de paternalisme qui s’ignore. Et augure aussi bien mal du combat contre le fanatisme », prolonge l’auteur qui fustige toute idée de pénalisation du blasphème. Car « le propre du délit d’opinion est d’être extensible à l’infini ; c’est bien là son danger premier ».

« Il n’est écrit nulle part que l’avenir des sociétés humaines soit « nécessairement » tolérant, libéral et humaniste », avertit d’ailleurs l’historien Pascal Ory dans Ce que dit Charlie. Treize leçons d’histoire (Gallimard, 241 p.). Le terrorisme apporte la mort, l’enfermement des victimes, un recul des libertés publiques mais échoue à renverser les régimes abhorrés, souligne l’auteur. Sa force « immédiate et de court terme – donc très efficace -, tient à sa performativité, insiste-t-il : […] le terrorisme conduit son ennemi à se modeler sur lui et à adopter comme lui le discours du choc des civilisations. Ce discours ne repose que sur la conviction des extrémistes des deux camps mais l’extrémiste islamiste, en utilisant la violence extrême, conduit une partie croissante des modérés du camp non pas ennemi mais agressé – nuance importante – à adopter une posture de guerre et un discours de civilisation. »

Pas n’importe quelle violence

Le piège menace ainsi de se refermer sur les démocraties occidentales. Pour sortir de ce cycle infernal, Jean Birnbaum, dans Un silence religieux, exhorte à concilier deux objectifs : « D’une part, combattre l’amalgame entre islam et terrorisme (et pour cela dissocier la foi musulmane de sa perversion islamiste) ; d’autre part, prendre pleinement en compte la dimension religieuse de la violence djihadiste. » Le directeur du Monde des livres fustige la rhétorique du « rien à voir avec l’islam » – le « rien-à-voirisme » – des politiques français après les attentats alors que les hommes qui les ont perpétrés en janvier 2015 « ont, à chaque étape de leur radicalisation, mis en avant la religion comme la force motrice de leur action, l’horizon permanent de leurs gestes ». Donc, martèle Jean Birnbaum, « ce qui est en jeu, c’est la réticence qui est la nôtre, désormais, à envisager la croyance religieuse comme causalité spécifique, et d’abord comme puissance politique. […] Il ne s’agit évidemment pas de nier que le djihadisme ait des causes géopolitiques ou socio-économiques. A ignorer sans cesse sa dimension proprement religieuse, pourtant, on passe à côté de sa singularité. Une violence qui s’exerce au nom de Dieu n’est pas n’importe quelle violence ».

Pour mieux combattre l’islamisme et tout autre fanatisme confessionnel, il serait donc urgent de s’emparer des phénomènes religieux et de les « réétudier » pour mieux en prévenir les dérives. C’est ce que réalise, chaque semaine, l’équipe de Charlie Hebdo.

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