© Frédéric Pauwels

« Changer le monde sans prendre le pouvoir »

Sociologue à l’UCL, bardé de diplômes, chercheur passionné, Geoffrey Pleyers, 32 ans, est la mémoire du mouvement altermondialiste ou antiglobalisation. Il vient de publier un ouvrage qui fait déjà référence : Altermondialisation. Devenir acteurs à l’âge global, préfacé par Alain Touraine (1). Dans ce livre, il s’intéresse à la manière dont les citoyens peuvent avoir un impact sur les décisions publiques dans un monde global.

Le Vif/L’Express : L’Europe vit au rythme de crises nationales, en Grèce, en Irlande… Ces crises et la crise économique en général donnent-elles raison à l’analyse que font les altermondialistes du capitalisme et de la mondialisation, depuis dix ans ?

Geoffrey Pleyers : Bien sûr. On pouvait prévoir ce qui est arrivé en Grèce ou en Irlande, vu la spéculation des marchés. Le modèle irlandais, en particulier, est fort ouvert aux capitaux étrangers. Or ceux-ci sont, par essence, spéculatifs. Leur intérêt n’est pas de développer le pays… Il faut aussi noter que la manière dont la crise a été gérée dans ces pays, mais aussi ailleurs, conduit à renforcer la domination des acteurs mobiles sur ceux qui ne le sont pas. Je m’explique : les Etats sont intervenus massivement pour renflouer des banques. Ce faisant, ils ont transféré des pertes privées vers les dettes publiques attachées à un Etat. Or qui paiera finalement cette dette et en subira les conséquences ? Ce sont les citoyens et les petites entreprises, davantage ancrés dans ces pays et peu mobiles.

Les plus riches paient aussi des impôts…

Oui. Mais les classes aisées peuvent profiter des multiples mécanismes d’évasion fiscale, des placements à l’étranger. Elles peuvent se domicilier plus facilement à l’étranger pour ne pas subir de hausses d’impôts. Elles sont à même de se déplacer lorsque les conséquences de l’endettement public d’un Etat en viennent à détériorer durablement la situation économique ou la qualité de vie. Elles auront les moyens de se payer des hôpitaux privés ou des écoles privées pour leurs enfants si la qualité de ces services publics se dégrade trop suite aux coupes budgétaires. Bref, dans les réponses apportées à la crise, on peut observer un transfert de richesses des classes moyennes et populaires vers les classes les plus aisées et les plus mobiles, et ce par l’intermédiaire de l’Etat. Il y a là une injustice profonde.

Cela dit, l’ouverture des frontières au commerce et aux capitaux étrangers n’est-elle pas devenue un mouvement inéluctable ?

Le sociologue américain Immanuel Wallerstein a très bien décrit la manière dont, historiquement, tous les pays riches se sont d’abord développés en fermant leurs frontières. Une fois devenus prospères, ceux-ci se sont ouverts à l’extérieur pour profiter des marchés voisins. Ce fut le cas des Pays-Bas au XVIe siècle, puis de l’Angleterre. Et cela se passe encore aujourd’hui, avec la Chine qui a suivi ce modèle de développement endogène, réduisant la pauvreté dans le pays, avant d’ouvrir ses frontières et d’envahir les marchés internationaux. Rappelez-vous : Pékin n’a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’en 2003.

Les Etats paraissent pourtant de moins en moins aptes à résister à la puissance des marchés et à répondre aux grands défis de ce siècle, comme la préservation du climat…

Certes, il est plus difficile aujourd’hui pour un Etat d’agir seul. Pourtant, les Etats restent des acteurs majeurs dans ce monde globalisé. L’ancien président du Brésil Fernando Henrique Cardoso explique, par exemple, que les pays qui s’en sont le mieux sortis dans la mondialisation sont ceux qui ont maintenu une capacité d’action et une vision du développement national dans un contexte global. La Chine en est le meilleur exemple. En dehors des questions économiques, les Etats jouent un rôle déterminant autour de questions aussi fondamentales que le réchauffement climatique. Ce sont eux qui ont négocié à Copenhague et à Cancun. Le niveau national reste un maillon central de la chaîne qui va du local au global. Pourtant, il faut bien avouer que, jusqu’à présent, ils n’ont pas été très innovants face à la crise financière.

Ne peut-on pas en dire autant des altermondialistes ? On s’attendait à les entendre beaucoup plus depuis le début de la crise financière…

Vous avez raison. Les altermondialistes avaient prédit la crise et, une fois celle-ci arrivée, ils n’ont plus dit grand-chose. Or la crise représente une opportunité historique de changement puisqu’elle met notamment en exergue la nécessité de réguler bien davantage le secteur financier. On aurait donc pu s’attendre à de gigantesques manifestations à Wall Street, comme à Seattle en 1999. Mais rien ne s’est passé du côté des altermondialistes. Dans le même temps, on a vu des discours et slogans altermondialistes repris bien au-delà des clivages politiques traditionnels. Nicolas Sarkozy déclarait, par exemple, en 2008, que « l’idéologie de la dictature des marchés et de l’impuissance des pouvoirs publics est morte avec la crise financière ». En constatant cette remise en cause de la domination du secteur financier, les altermondialistes se sont dit : « Ça y est ! Maintenant les choses vont devoir changer. Plus personne ne peut nier le rôle déstabilisateur de la spéculation et les dégâts de la finance. Les politiques vont devoir prendre des mesures pour réguler l’économie et limiter la spéculation. » Mais ce n’est pas parce que la crise est grave que les décideurs politiques et économiques vont forcément adopter des mesures régulatrices. Au-delà des discours de quelques leaders du G 20, il faut bien constater que peu de choses ont changé et que les principaux facteurs qui ont conduit à la crise sont toujours en place.

Si le changement ne provient pas d’une crise, qu’est-ce qui peut alors le provoquer ?

Ce sont les acteurs sociaux qui peuvent le susciter, en donnant un sens critique à la crise, en apportant des visions politiques et économiques alternatives. Jusqu’à présent, les altermondialistes n’ont pas été capables de vraiment peser à ce niveau. Prenons cependant un peu de recul et n’oublions pas qu’un changement significatif dans les visions économiques dominantes prend souvent du temps. C’est probablement le défi d’une génération et non pas seulement d’une décennie. Si l’on considère le néolibéralisme, il faut rappeler que son origine remonte à 1947, avec la société du Mont-Pèlerin, du nom du village suisse où un petit groupe d’économistes et d’intellectuels se réunissait autour de Friedrich Hayek. Ensuite, il a fallu attendre la fin des Trente Glorieuses et certaines limites du modèle keynésien dans les années 1970 pour que ces idées trouvent un plus large public, notamment avec l’arrivée aux affaires de Thatcher et de Reagan. Et ce n’est qu’à la fin des années 1980 que le néolibéralisme est devenu hégémonique, à la faveur de la chute du communisme. Il faut du temps pour que le changement s’installe. Le mouvement altermondialiste n’a qu’une quinzaine d’années.

La mobilisation n’est tout de même plus ce qu’elle était. Même les réunions du G 20 n’attirent plus des foules de manifestants. Comment l’expliquez-vous ?

L’une des explications tient dans l’évolution des formes d’engagement. Aujourd’hui, ce dernier est moins le fait de grosses organisations, comme les syndicats par exemple. C’est un engagement plus individuel, notamment grâce à Internet qui permet de s’informer et de s’exprimer en quelques clics de souris. L’avantage est que cette flexibilité apporte beaucoup de créativité. L’inconvénient est que cette forme d’engagement souffre d’un manque de continuité, de mémoire, qu’on retrouve au sein du mouvement syndical. Pour un jeune de 20 ans, les manifestations de Seattle en 1999, c’est la préhistoire !

Cet individualisme n’est-il pas inquiétant ?

Non, c’est même passionnant. Car, en se construisant en tant qu’acteur, l’individu peut s’engager pour des causes très lointaines. Il se sent responsable de sa vie et est conscient que c’est au niveau de l’humanité et de la planète que se joue en partie notre destin commun. Il est plus enclin à une solidarité à l’échelle de l’humanité. A cet égard, les élans de solidarité sans précédent pour le tsunami du 26 décembre 2004 ou pour Haïti furent significatifs. En se centrant sur l’individu, on s’ouvre au global. La consommation responsable en est un exemple flagrant : on consomme différemment pour sa santé et celle de ses enfants, mais aussi en pensant à l’environnement et à la préservation de la planète.

Cela fragilise tout de même les actions collectives…

En effet. Une mobilisation de 100 000 personnes sur Facebook n’a pas le même poids que 100 000 manifestants dans la rue. A certains moments, on a besoin d’une action collective pour faire pression sur l’Etat ou d’autres acteurs. Le modèle syndical garde donc tout son intérêt. Mais les syndicats se contentent bien souvent d’un combat au niveau national. La fermeture d’Opel à Anvers n’a pas beaucoup ému les syndicats allemands… Cela dit, le collectif est peut-être aussi en train de se réorganiser. Le Peuple violet en Italie, un mouvement citoyen né sur Internet en octobre 2009, est devenu le principal pôle d’opposition à Berlusconi.

Mais avec quelle alternative ? C’est comme pour les altermondialistes : à un moment donné, il faut faire le pas politique pour que le changement se réalise.

C’est vrai. Les altermondialistes ont remporté une victoire au niveau des idées : ils ont contribué à mettre fin à trois décennies dominées par le consensus de Washington. Mais les impacts concrets restent encore très limités, comme l’illustre la différence entre les discours de certains leaders du G 20 et les politiques concrètes qu’ils mènent. Face à ce constat, les altermondialistes ont adopté trois stratégies. Certains se concentrent sur des changements à un niveau très local et dans la vie quotidienne, en prenant leur vélo plutôt que leur voiture, en participant à des groupes d’achats communs. D’autres altermondialistes privilégient des alliances avec des leaders progressistes, surtout en Amérique latine. Ces leaders peuvent prendre des initiatives proches de celles proposées par les altermondialistes, comme la Banque du Sud qui est une alternative au FMI. Enfin, on assiste également au développement de réseaux thématiques qui sont devenus le moteur des forums sociaux. Ces réseaux ne sont plus à la Une des journaux, mais ont obtenu quelques succès importants. La Ville de Paris a ainsi, par exemple, décidé de « remunicipaliser » la gestion de son eau en 2008, plutôt que de continuer à la confier à des entreprises privées. Autre exemple : la taxe Tobin, réclamée depuis des années par le mouvement altermondialiste, n’a jamais été autant discutée parmi les chefs d’Etat et les parlementaires européens.

L’altermondialisme semble toutefois moins présent, en tout cas en Europe…

Les altermondialistes sont souvent plus discrets mais pas moins efficaces. Leur expertise est aujourd’hui reconnue. Prenons l’exemple des agrocarburants. Il y a deux ans encore, ils étaient annoncés comme l’alternative verte au pétrole. Qui les évoque encore aujourd’hui sans pointer leurs dangers pour l’environnement et l’alimentation mondiale ? C’est François Houtart [NDLR : prêtre belge, un des fondateurs du Forum social mondial], le premier, qui a tiré la sonnette d’alarme. Beaucoup d’exemples montrent la force de pénétration du discours des altermondialistes. Sans gagner la bataille, ils pèsent sur le cours des choses, un peu comme l’a fait le mouvement ouvrier qui ne l’a jamais emporté totalement en Europe occidentale, mais qui a considérablement transformé la société, et on lui doit, à bien des égards, notre qualité de vie. Il en sera peut-être de même du mouvement altermondialiste…

(1) Polity Press, Cambridge, 2010, 340 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY DENOËL

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