Laurent de Sutter

« Ceux qui réclament moins de lois souhaitent que ne restent que celles qui leur servent »

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

Il n’est rien qui définisse davantage notre époque que la méfiance, abyssale et irrémédiable, que suscite dans nos esprits le mot « loi ».

D’un côté, nous savons que, sans lois, nous risquons de nous retrouver à la merci du caprice de ceux qui ont les moyens de s’en dispenser. Mais, de l’autre, nous n’ignorons pas, nous ne pouvons pas ignorer, qu’elles ne sont le plus souvent rien d’autre que le masque recouvrant de manière peu convaincante le caprice en question. Tous ceux qui, hier comme aujourd’hui, réclament moins de lois ont à l’évidence de très puissants intérêts à ce que ne demeurent que celles qui leur sont favorables. Moins de lois, sauf celles qui m’intéressent : tel est le motto gouvernant les convictions des libéraux de tout poil – qui savent bien qu’il n’y a de libéralisme que la loi. En réalité, qu’on fasse profession de se méfier des lois, ou qu’au contraire on en réclame davantage (pour encadrer telle ou telle activité, comme la vente d’armes, par exemple), c’est du pareil au même. Dans les deux cas, il s’agit de faire appel au pouvoir singulier de ce qu’il faut bien appeler une abstraction : l’abstraction qu’il y a à instaurer un  » tu dois  » valant pour tous sans exception.

Qu’il s’agisse d’une abstraction, nul ne l’a mieux montré que le grand historien allemand du droit public, Michael Stolleis, dans L’oeil de la Loi, traduit en français en 2006. Stolleis y décrit la persistance, dans les discours aussi bien que dans la symbolique architecturale ou les motifs de l’histoire de l’art, de l’adéquation de l’oeil à la loi, de la définition de la loi comme regard. Avant d’être un corpus de texte, la loi est un système de perception : elle est ce qui fait peser sur chacun la visibilité de ses propres actions – elle est ce qui nous rend visible à nous-même, ce que nous accomplissons. Avant la loi, nous n’avons aucun moyen de qualifier nos actions autrement que par un réflexe moral, ou peut-être une convention sociale ; avec la loi, le choix n’est plus permis : nos actes portent désormais un nom.

Cette capacité de nommer, pénétrant de manière ubiquitaire dans nos vies, est ce que l’histoire a sténographié par le recours systématique au motif de l’oeil, représentant le fonctionnement de la loi. Le sentiment éprouvé par tous les citoyens des prétendues démocraties occidentales, que quelqu’un est toujours en train de regarder par-dessus notre épaule, et que cet autre n’est autre que nous-même, vient de cette imprégnation culturelle de la loi. Bien entendu, elle ne dit rien du bien-fondé des dispositions législatives effectives adoptées par tel ou tel parlement, tel ou tel gouvernement ; mais elle permet de comprendre pourquoi elles ne nous satisfont jamais. Ce qui nous est insupportable, dans la loi, c’est qu’elle nous force à nous policer, c’est-à-dire à pratiquer à la place d’autrui la police de nos propres actions – ou bien à vivre avec le savoir que quelqu’un d’autre, qui n’est pourtant que nous-même, sait ce que nous avons accompli. La loi est une sorte de  » plug-in pervers « , un programme étranger uploadé dans notre système sans notre consentement, pour en modifier l’exercice dans une direction que nous ne maîtrisons pas.

Voilà pourquoi même les pires contempteurs de la loi ne peuvent s’empêcher de la désirer : sous prétexte d’en vouloir moins, ils rêvent de pouvoir prendre le contrôle de ce dispositif de maîtrise, et devenir ceux qui murmurent à l’oreille des citoyens. Lutter contre eux est donc lutter contre la possession de nos âmes, pas moins.

L’oeil de la Loi. Histoire d’une métaphore, par Michael Stolleis, éd. Mille et une nuits, 2006, 126 p.

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