© Reuters

Ces Mémoires qui flanchent

Maintes fois annoncé, le récit des souvenirs de l’octogénaire président d’honneur du Front national se fait désirer. Un livre d’entretiens devait paraître en octobre dernier, mais il a été reporté. Le Vif/L’Express a pu en consulter des extraits.

« Mon père était patron pêcheur, plutôt hardi au travail, et gagnait bien sa vie. […] Je suis né dans une maison au sol de terre battue où il n’y avait ni l’eau ni l’électricité. […] J’étais un enfant unique et c’est ce qui explique mon goût pour l’action. J’ai toujours été à la recherche d’une fratrie. » Ainsi commence un livre d’entretiens de Jean-Marie Le Pen avec Robert Ménard, ex-patron de Reporters sans frontières (RSF), et sa femme, Emmanuelle Duverger. Un ouvrage dont la publication, programmée pour octobre 2013, selon nos informations, a été décalée. Le Vif/L’Express a eu accès à quelques extraits de ce livre et a pu reconstituer son parcours hors du commun.

Ce long entretien au titre emprunté à André Malraux, « Antimémoires », dort, pour l’heure, dans les cartons de son éditeur, Jacob-Duvernet. Quelques jours avant la signature du bon-à-tirer, à la fin du mois d’août 2013, un coup de fil d’Emmanuelle Duverger annonce à Luc Jacob-Duvernet, dirigeant de cette petite maison d’édition, le souhait du couple de repousser la parution.

Dans les extraits que nous avons consultés, Jean-Marie Le Pen est poussé dans ses retranchements, notamment sur le thème de la torture. L’ancien soldat d’Indochine et d’Algérie interroge : « La torture, ça s’arrête où et ça commence où ? Est-ce que tordre le bras constitue une torture ? Est-ce que plonger la tête dans un seau d’eau en est une ? » demande-t-il, assurant que, pour sa part, il n’a jamais pratiqué des interrogatoires musclés.

Les discussions autour du projet débutent au printemps de 2012. « Je trouvais l’idée intéressante. Le Pen est l’un des derniers dinosaures de la vie politique française et on en parle souvent de façon outrancière, juge l’éditeur Luc Jacob-Duvernet. J’ai cru qu’il refuserait car, à l’époque, nous venions de sortir Bienvenue au Front, le journal d’une infiltrée au FN, et Marine voulait nous faire un procès. Mais Le Pen ne moufte pas lorsque Robert Ménard lui révèle le nom de notre maison. Nous avons donc signé un contrat avec le couple Ménard à la fin de 2012 », poursuit Luc Jacob-Duvernet.

Après plusieurs rendez-vous à Saint-Cloud, dans la propriété de Montretout, fief du clan Le Pen, les auteurs livrent une dizaine de chapitres à l’éditeur. Ils relatent quelques-uns des événements qui jalonnent l’histoire de ce pupille de la nation (enfant de victime de guerre adopté par l’Etat), marqué par l’impérieux besoin de s’engager pour le pays. Avec « ce sentiment que j’étais plus français que les autres », explique l’intéressé, qui poursuit : « Je n’étais pas seulement quelqu’un qui était né en France, mais j’avais été de surcroît adopté par la nation. » Cet engagement débute, selon lui, à la mort de son père, en 1942. L’adolescent décide alors, contre l’avis de sa mère, de conserver en cachette le fusil Lebel et le pistolet de son paternel, « en contravention avec la loi de l’occupant, précise-t-il […]. Ma vie civique, je l’ai commencée à 14 ans. J’étais un vrai résistant, un tout petit, mais un vrai. »

« Je ne peux absolument pas » En septembre 2013, pour justifier le report de la sortie du livre à la dernière minute, Robert Ménard, candidat à Béziers, explique à Jacob-Duvernet « qu’il ne souhaite pas gêner ses alliés pour les municipales, ni renforcer l’idée qu’il est un sous-marin du Front national ». Les alliés en question, comme Debout la République (DLR), soucieux de pas être assimilés au FN, auraient certes peu goûté cet affichage en pleine campagne électorale. « Mais pourquoi avoir attendu quasiment la veille de l’envoi à l’imprimerie pour interrompre le processus ? » s’interroge un proche de l’éditeur. La mise en place de 20 000 exemplaires de l’ouvrage a été annoncée au diffuseur Interforum. Des recettes non négligeables en perspective – environ 200 000 euros – pour Jacob-Duvernet. Aussi l’éditeur insiste-t-il auprès des auteurs pour qu’ils reviennent sur leur décision. Il se rend à Béziers pour faire valoir ses arguments. Robert Ménard est inexorable : « Je ne peux pas, je ne peux absolument pas », répète-t-il en boucle. Cette inflexibilité cache-t-elle une injonction venue d’ailleurs ? « Marine n’avait certainement pas envie que son père vienne perturber la campagne des municipales, via un livre, avec ses provocations habituelles », glisse un observateur, au fait de l’épisode. Robert Ménard affirme aujourd’hui que « le livre était loin d’être terminé ».

Pourtant, Jean-Marie Le Pen sait se contrôler. Il le fait dans cet ouvrage, enfilant des gants pour parler de la présidente du parti. Il prend soin d’épargner, aussi, le no 2 du FN. « Je dois reconnaître que (Florian) Philippot, bien que venant de milieux chevènementesques, gaullistes – ce n’est pas ma tasse de thé – quand il définit tous les jours, dans ses communiqués, la ligne du Front national, elle est indiscutable. » C’est sur la pointe des pieds qu’il reproche à Marine Le Pen de faire preuve de trop de considération pour la composante de militants frontistes issus de la gauche. « S’ils sont au Front national, c’est qu’ils ne sont plus de gauche. » Ailleurs, il semble se cacher derrière son épouse lorsqu’il explique que Jany « n’a pas tout à fait pardonné à Marine d’avoir pris (sa) place ». Côté PME familiale, c’est Marion qui emporte l’admiration du patriarche : « Elle m’a bluffé », avoue-t-il à propos de sa candidature, dans un élan de tendresse plutôt rare.

Quatre rencontres avec Jacques Chirac, dont deux secrètes Le Pen retrouve sa verve et son goût pour la provocation, notamment pour croquer les nombreuses personnalités qu’il a croisées, escortées ou combattues en plus de cinquante ans de vie politique. Il rappelle ainsi cette scène où Mitterrand, « homme de Vichy qui sait certainement beaucoup de choses », est venu lui serrer la main à l’issue d’un discours au Parlement de Strasbourg, en 1995. Il révèle quatre rencontres avec Jacques Chirac dont deux secrètes, l’une avant le premier tour de la présidentielle de 1988, et l’autre entre les deux tours. Aucun accord n’y sera scellé. Surtout, Jean-Marie Le Pen s’interroge longuement sur l’identité de l’ex-président de la République : « Il y a une énigme Chirac. Il n’est pas le fils de sa mère », lâche-t-il, dans une longue diversion où il laisse entendre que l’ancien patron du RPR est un enfant juif adopté, rumeur récurrente que des biographes sérieux ont écartée.

Cet entretien, s’il est publié un jour, dévoilera-t-il autre chose que cette soif de reconnaissance, cette prédilection pour les positions extrêmes, ce goût immodéré pour la transgression ? « Si je ne fais pas ça, je ne suis pas Le Pen, réplique-t-il à Ménard, qui s’étonne de ce travers. Et si je ne suis pas Le Pen, je ne sers à rien. J’aurais pu être un député moyen, modéré, poursuivant une carrière. J’aurais plutôt rejoint Giscard d’Estaing que l’Algérie française en 1962. J’aurais été ministre. Je serais un ancien ministre bedonnant, cancéreux, probablement, et je serais un quidam… Mais ça n’a aucun intérêt. Je n’ai d’intérêt que parce que je suis un homme libre, qui est capable de faire des bêtises ou d’en dire, mais qui le fait avec une grande naïveté. Peut-être, en fait, ne suis-je pas du tout un homme politique… Je suis un imprécateur. »

Par Libie Cousteau

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire