Harold Shipman © EPA

Ce docteur est peut-être le plus grand tueur en série de l’Histoire

Le Vif

Harold Shipman, ce médecin britannique condamné à la prison à vie, en 2000, pour le meurtre de 15 de ses patientes, fut peut-être le plus grand tueur en série de l’Histoire. La police l’a soupçonné de plusieurs centaines de crimes.

Qui aurait pu se méfier du bon docteur Harold Shipman ? Ce quinquagénaire aux allures de père tranquille avait tout pour inspirer confiance : des manières d’homme du monde, une carrure d’ancien rugbyman, une barbe grise, de larges lunettes de métal. Dans les années 1990, la plupart des 35 000 habitants de Hyde, paisible commune des faubourgs de Manchester (nord de l’Angleterre), connaissaient son cabinet du centre-ville, The Surgery, à deux pas du marché. Les patients louaient ses compétences, sa disponibilité, sa participation fidèle aux bonnes £uvres. Ici ou là, certains s’étonnaient bien de son ton, parfois un peu autoritaire, et de l’emprise psychologique qu’il exerçait sur les personnes âgées, mais ils voulaient y voir une preuve de caractère, la marque d’un professionnel d’expérience, issu d’une famille ouvrière de Nottingham mais installé à Hyde depuis 1977.

Comme tout généraliste du secteur public, Harold Shipman était rémunéré et contrôlé par l’administration. Ses consultations – gratuites – attiraient une clientèle variée et nombreuse. Ses fichiers, fort bien tenus, comptaient 3 000 noms. Parmi eux, beaucoup de vieilles dames, qui le recevaient à l’heure du thé, le surnommaient « Fred » et s’inclinaient devant son « CV » de notable : quatre enfants, une épouse joliment prénommée Primrose, et un Renault Espace. Oui, vraiment, qui aurait pu se méfier ? Les mêmes, justement. Les services sanitaires. La police. Les « ladies », surtout.

Injection mortelle et captation d’héritage

Quand les habitants ont commencé à se rendre à l’évidence, fin 1998, il était déjà trop tard : les enquêteurs accusaient Shipman d’une quinzaine d’homicides, mais redoutaient qu’il y en ait quelques centaines de plus. Les journalistes de Londres, venus pointer leurs caméras sur le cabinet du 21, Market Street, avaient érigé ce fait divers en feuilleton national et le bon docteur en « pire tueur en série de l’Histoire ». Alors, seulement, Hyde a découvert le vrai visage de Shipman, qui a vu son destin basculer le 24 juin 1998.

Ce jour-là, il se rend chez Kathleen Grundy, 81 ans, ancienne maire de la commune. Passé les amabilités d’usage – et sans doute une tasse de thé -, il lui injecte de la diamorphine, un médicament mortel en cas de surdose. Il établit ensuite un certificat de décès mensonger, et introduit des informations erronées dans son dossier médical. De son côté, la fille de Mrs Grundy a la surprise de découvrir que sa mère a légué toute sa fortune (630 000 euros) à ce médecin « en remerciement pour son dévouement au service des malades de Hyde ». Prévenue, la police établit très vite que ce document est un « faux grossier », rédigé sur la machine à écrire du cabinet The Surgery. Mais il faudra attendre l’exhumation du corps, en août, pour confirmer l’hypothèse criminelle. Le 7 septembre 1998, Shipman est arrêté. Dans la foulée, des dizaines de personnes, qui n’avaient jamais osé ébruiter leurs soupçons de peur d’être prises pour folles, s’interrogent à leur tour sur la mort trop soudaine d’une mère ou d’une grand-tanteà La ville, elle, se déchire entre pro- et anti-Shipman. Les messages de soutien affluent au 21, Market Street, où les fidèles dénoncent une « odieuse campagne ». Les mois suivants leur donneront tort. Alors que 11 autres corps sont exhumés, les expertises aboutissent toujours au même constat : injections mortelles de diamorphine. Au total, Shipman sera accusé de 15 homicides, dont un seul perpétré à son cabinet. Des centaines d’autres cas, non retenus par l’accusation pour diverses raisons, paraîtront suspects. L’affaire trahit de graves dysfonctionnements du côté des services de santé et de la police. On apprend ainsi qu’une femme médecin, membre d’un cabinet concurrent, s’était vainement étonnée auprès de la police, dès 1998, du nombre élevé de décès parmi les malades de son confrère. Un rapport montre que trois crimes, commis entre cette démarche et l’inculpation de Shipman dans l’affaire Grundy, auraient pu être évités si les enquêteurs et l’administration sanitaire, également alertée, n’avaient pas traité ces soupçons à la légère. Ils ont également ignoré le fait qu’avant de s’installer à Hyde Shipman avait été suspendu pendant près de deux ans pour usage de Pethidine, un médicament opiacé, qu’il se procurait en falsifiant des ordonnances. Cette toxicomanie lui avait autrefois valu une comparution en justice et un traitement psychiatrique.

D’après les enquêteurs chargés d’élucider les morts suspectes, son mode opératoire variait peu. L’après-midi, il se rendait au domicile d’une patiente, le plus souvent pour une affection bénigne. Il lui faisait une piqûre, restait à ses côtés le temps qu’elle meure et rédigeait ensuite le permis d’inhumer. Il expliquait alors aux proches éplorés que la défunte était en mauvaise santé, au besoin en établissant de faux antécédents médicaux, et les accompagnait parfois au crématorium. Son procès s’ouvre le 5 octobre 1999 à Preston. Imperturbable, il nie les faits, allant même jusqu’à prétendre que Mrs Grundy était toxicomane. Concernant cette victime, et toutes les autres, il n’exprime aucun remords, même devant les témoignages les plus poignants. Les juges ont de quoi être déroutés par le personnage : il apparaît à la fois rusé et naïf, assez imprudent, en tout cas, pour avoir utilisé un poison aussi aisément détectable que la morphine. Les enquêteurs le décrivent comme un « manipulateur », « sûr de lui et de son impunité », mais butent sur ses motivations. C’est à peine s’il leur a un jour concédé cette confidence : « Je suis un être supérieur. » L’explication de sa dérive résiderait-elle dans le souvenir traumatisant de sa mère, décédée d’un cancer en 1963, alors qu’il n’avait que 17 ans ? Ou bien aurait-il cédé, comme le suggèrent divers psychiatres, à l’enivrant pouvoir de vie et de mort sur des personnes vulnérables ?

Erreur délibérée ou tentative de fuite organisée ?

Un autre mystère demeure : pourquoi avoir pris le risque de récupérer de l’argent dans le cas Grundy ? Les journalistes Brian Whittle et Jean Ritchie, auteurs d’un livre sur l’affaire, émettent deux hypothèses : soit Shipman, comprenant qu’il perdait tout contrôle sur lui-même, voulait se faire arrêter ; soit il espérait gagner de quoi fuir le pays. Une certitude : l’appât du gain ne semble pas avoir été sa motivation première dans les autres dossiers.

Présente dans la salle, son épouse croit en son innocence. Le 31 janvier 2000, le jury le condamnera tout de même à 15 peines de prison à perpétuité, sans aucune possibilité de libération anticipée. Son destin entre alors à jamais dans le grand livre des faits divers à l’anglaise, ces affaires dont la presse populaire raffole. Deux livres lui seront consacrés, de même que d’innombrables émissions télévisées, et un téléfilm.

Dans les années suivantes, la fidèle Primrose se rend à la prison de Wakefield une fois par mois. Elle lui apporte du chocolat. Il lui raconte des blagues. Le reste du temps, il étudie la poésie, la peinture, l’histoire du fascisme anglais, et traduit des livres en braille. Mais, le matin du 14 janvier 2004, un gardien le retrouve mort dans sa cellule : Harold « Fred » Shipman s’est pendu avec ses draps, emportant avec lui ses secrets de tueur de « ladies ».

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