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Cachemire : une étrange vague de « disparus »

Le Vif

Par une journée glaciale dans un village reculé du Cachemire, Begum Jan et ses dix enfants se blottissent autour d’un poêle à bois dans leur maison faiblement éclairée, inquiets pour leur père disparu.

Cet ouvrier de 42 ans s’est volatilisé en novembre et sa famille craint qu’il ait été enlevé par l’armée indienne, dont la présence provoque un fort ressentiment au sein de ce territoire himalayen revendiqué par l’Inde et le Pakistan. Jan, 38 ans, dit n’avoir pas d’espoir de revoir son mari. « Si l’armée l’a enlevé, ils ont dû le tuer », déclare-t-elle à l’AFP, ses enfants en sanglots derrière elle. Les forces armées indiennes déployées dans le Cachemire ont longtemps été accusées d’avoir tué des habitants de la région lors de faux affrontements armés pour permettre aux soldats d’obtenir promotions et récompenses. Les ONG estiment que 8.000 personnes, essentiellement de jeunes hommes, ont « disparu » au Cachemire indien depuis 1989, quand a éclaté l’insurrection séparatiste dans cette région à majorité musulmane. Une nette baisse des disparitions a été enregistrée depuis une décennie mais de nouveaux cas ont récemment eu lieu. La dernière disparition en date a ravivé le souvenir de la mort en 2010 de trois jeunes Cachemiri, alors dénoncés comme des insurgés pakistanais. Elle avait déclenché des mois de manifestations de masse, avec un bilan de 120 civils tués par les forces indiennes. L’enquête policière a prouvé que les trois hommes avaient été attirés dans un traquenard et tués dans un échange de coups de feu mis en scène.

‘Je continue d’attendre’

Situé près de la Ligne de Contrôle (Loc) séparant l’Inde du Pakistan, le village de Dardpora est une photo de carte postale de l’Himalaya, entouré de pins et de ruisseaux. Mais il a également été le théâtre de certains des pires épisodes du conflit au Cachemire. Le mari de Jan, Ghulam Jeelani Khatana, est porté disparu depuis le 17 novembre quand il a été vu en train de quitter le village avec un autre habitant, Mir Hussain Khatana, en compagnie d’un soldat indien. Ce soldat a été arrêté trois semaines plus tard, soupçonné de leur enlèvement, mais les circonstances de ce départ restent peu claires. Seule avec ses 10 enfants à élever, Begum Jan essaye de retrouver la trace de son mari, avec l’aide de proches. Elle a ainsi contacté Hassina, la femme d’un ancien rebelle, Ali Mohammad, qui a disparu à la même époque. Le même soldat avait appelé à plusieurs reprises Mohammad la veille de son départ précipité, dit Hassina à l’AFP. « Je continue d’attendre mon mari, et mes trois jeunes enfants aussi, espérant qu’il puisse réapparaître », déclare-t-elle.

Un responsable policier local, Aijaz Ahmed Bhat, a confirmé l’arrestation du soldat mis en cause. Un chauffeur de taxi qui dit avoir emmené le soldat et les trois hommes près d’un camp de l’armée, à 30 km du village, a également été arrêté.

7.000 sépultures anonymes dans la région

L’armée mène sa propre enquête. Mais les familles disent que ni elle ni la police ne font beaucoup d’efforts pour retrouver les disparus, en dépit des 15 déplacements de Jan auprès d’un tribunal local pour obtenir de l’aide.

« La police ne demande pas à l’armée ce que le soldat a fait des trois hommes », dit le neveu de Ghulam Jeelani Khatana, Imamdin Poswal, à qui ces disparitions rappellent de mauvais souvenirs.

« Mon père a été enlevé dans les mêmes circonstances en 1992. Nous n’avons plus jamais eu de nouvelles de lui », dit-il à l’AFP. Les soldats au Cachemire sont protégés par une loi spéciale votée en 1990 qui leur accorde une impunité et le droit de tuer des suspects et de saisir leurs biens. Le gouvernement de l’Etat conteste le chiffre des 8.000 disparus et assure que la plupart se sont probablement rendus au Pakistan pour s’entraîner au maniement d’armes. Mais les ONG et les familles des disparus font part de l’existence de 7.000 sépultures anonymes dans la région – en partie confirmée dans un rapport d’une commission indépendante en 2011. « Les autopsies pratiquées par le gouvernement montrent que sur 53 corps exhumés, 48 étaient ceux d’habitants disparus qui avaient été inhumés comme combattants étrangers non identifiés », dit Khurram Parvez, coordinateur de l’ONG Jammu Kashmir Coalition of Civil Society.

Il réclame des tests ADN de tous les corps pour qu’ils puissent être croisés avec ceux des villageois disparus. Mais le gouvernement indien assure ne pas avoir les moyens techniques pour une opération d’une telle ampleur. Au Cachemire, un policier a récemment assuré que les trois disparus travaillaient pour l’armée indienne et avaient franchi la LoC pour se rendre au Pakistan.

Une accusation qui fait bondir leurs proches. « La police et l’armée sont main dans la main. Qui laisserait ses 10 enfants et sa femme pour franchir la dangereuse Ligne de contrôle? », lance Poswal, le neveu du disparu.

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